« Tokyo est là. Beijing, là. Petrograd est là haut. Et nous sommes quelque part par... ici. »
Yuuri pointa un doigt accusateur sur une partie quelconque au Nord de l'Asie. Il parlait à la carte étalée sur la table, qui ne semblait (bizarrement) pas vouloir lui répondre.
Sur le papier, tout semblait minuscule. Il prit une règle et mesura à peine quelques centimètres entre l'étape précédente et la suivante. Pourtant, le train roulait depuis plusieurs jours sans s'arrêter, avalant les kilomètres.
Il y eut un soubresaut qui fit décoller le compas, la règle et la carte. Cette dernière prit son indépendance et vola dans la cabine. Automatiquement, Yuuri se précipita à la fenêtre pour regarder : un fleuve défilait, plusieurs dizaines de mètres sous le train. Il ramassa sa carte, vérifia l'itinéraire et ses notes de voyage : pas de doute, c'était l'Amour. Un fleuve immense, le quatrième plus long d'Asie. D'en haut, il paraissait plutôt tranquille, mais Yuuri comprit en voyant la vitesse à laquelle il emporta un tronc d'arbre entier que ce n'était qu'une illusion.
Ce passage au dessus de l'eau signifiait qu'ils longeaient à présent la Mongolie, au Sud. D'ici à quelques jours, si tout se passait bien, ils quitteraient les rails du Transmanchourien pour rejoindre ceux du Transsibérien. Après ça, ils longeraient l'immense Lac Baïkal -plus grand que le plupart des îles qui constituent le Japon-. Puis ils devraient passer au dessus du Kazakhstan dans la Sibérie, vers le Nord-Ouest et traverser la région montagneuse de l'Oural. Enfin, au bout, tout au bout, dans un mois, Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg.
Il se rassit devant sa carte et ses livres. Il avait déjà l'impression que son départ de Tokyo pour prendre le train en Chine remontait à des semaines, mais le plus gros du trajet était devant lui. On était en début Septembre -il ne faisait pas encore trop froid, le voyage était supportable pour le moment. Les paysages somptueux s'enchaînaient, immenses, terrifiants, vides et majestueux. Des prairies herbeuses à perte de vue, des monts escarpés couverts d'une herbe rase et sèche, des lacs splendides, d'un bleu profond, dans lesquels le ciel miroitait : tout ça parsemé de traces d'une habitation humaine.
Il pouvait faire ce qu'il aimait le plus : lire des romans, dormir, prendre deux heures pour manger en regardant le paysage. Être totalement inutile et improductif, en fait. Il essayait de prendre au moins deux heures par jour pour lire la version originale des Frères Karamazov, de Dostoïevski, le roman phare de la littérature Russe. Affreux. Merveilleusement bien écrit et intelligent, mais complètement déprimant. Trois pages lui donnaient envie de se jeter depuis la fenêtre de son compartiment dans l'Amour en contrebas, puisque de toute façons la vie n'en vaut pas la peine, l'Homme est vicieux et Dieu en personne viendra tous nous exterminer, parce qu'il est fâché tout rouge. Il préférait largement lire Michel Strogoff, un roman d'aventure français, traduit en anglais, mais qui se passait en Russie.
Pourtant, il fallait que son russe soit parfait. Il pouvait tenir sans problème une conversation courante, mais les employés du chemin de fer avec qui il discutait tout les jours lui avaient fait remarquer son accent prononcé. Il jeta de nouveau un coup d'œil par la fenêtre : le train avançait vers un massif de sapins, dérangeant les vaches sur le bas-côté.
Et Yuuri avait des sujets d'angoisses plus important que son accent. Il était jeune à peine vingt-cinq ans. Il était novice il avait usé les bancs de l'université sept ans et travaillé dans l'administration de l'Empire une petite année. Ce ne devrait pas être assez pour assurer une fonction d'ambassadeur. Mais la guerre enflait à l'Ouest, le gouvernement Japonais faisait de son mieux pour tirer son épingle du jeu. Tous les grands hommes de loi et d'État participaient à l'effort de guerre, il ne restait pour les ambassades régulières que les jeunes universitaires. De plus, dix ans auparavant, l'Empire du Japon et l'Empire Russe s'étaient disputés la Mandchourie, une région stratégique qui ouvrait sur l'océan. La victoire japonaise avait été écrasante et le contact diplomatique n'avait été rétabli que lorsque les deux empires s'étaient engagés dans la guerre du même côté. Alors on pouvait bien se permettre de mépriser un peu les Russes et de leur envoyer un gamin comme ambassadeur.
En fait, il avait plus une fonction de pot de fleurs qu'autre chose. Les Etats-Major des Empires étaient directement en contact, lui ne servirait qu'à montrer que le Japon était représenté. En soi, ses actions n'auraient que très peu de conséquences directes, mais son rôle restait très symbolique et c'était terriblement angoissant.
Il se leva, nerveux rien que d'y penser, regarda sa montre. Il n'était pas encore l'heure de dîner. Il tourna en rond, se rassit, hésita, posa Les Frères Karamazov sur sa table et retourna sur sa couchette lire Michel Strogoff.
Quelques jours plus tard, alors qu'il était en train de prendre son dîner dans le wagon-restaurant, un courant d'air frais dans les mollets le surpris. Le serveur l'informa, avec un fort accent Sibérien, qu'ils longeaient le lac Baïkal. Il se précipita vers la vitre opposée pour admirer. D'abord, il lui paru absurde que ce soit un lac. C'était la mer. Quand on ne voit pas l'autre rive, on ne peut pas dire « lac ». Ce n'est qu'en plissant les yeux et nettoyant ses lunettes qu'il pu apercevoir une vague ligne de crêtes, au loin, sous la ligne d'horizon. La rive opposée. Des rochers immenses accrochaient les conifères maigres sur les falaises adjacentes, des prairies herbeuses venaient se jeter sur les plages de galets et une odeur forte de résine montait des forêts que le train longeait.
L'eau était du plus beau bleu qu'il lui ait été donné de voir. Clair, presque translucide, presque glacé et les nuages roses du couchant s'y reflétaient. Il avait l'impression de voir un large bloc de glace, émergeant des tréfonds de la Sibérie, remontant depuis des profondeurs insoupçonnées, jaillissant après des milliers de siècles sous ce sol froid.
Il se rassit, émerveillé.
Jour après jour, le paysage changea. A mesure que le train montait vers le Nord, l'air se vivifiait. A mesure qu'il allait vers l'Ouest, les villes devenaient plus nombreuses et le train plus peuplés. Yuuri apercevait maintenant des foires, des immeubles dans les villes qu'ils traversaient. Se retrouvant tous les jours dans le wagon-restaurant bondé, Yuuri regrettait les longs jours à regarder par la fenêtre la Sibérie et son soleil froid. Enfin, le 28 Septembre, le contrôleur fit le tour des wagons pour annoncer qu'on atteindrait Petrograd le lendemain.
Yuuri fut incapable de dormir. La peur et l'excitation étaient insupportables. Il se tournait et se retournait sur sa couchette, pénétré par l'air ambiant, frais et mordant. Une montagne de choses l'attendait.
D'abord. Cette fic est bêta testée par Corasticot et Oliwellwhocares. Désolée pour les tournures de phrases improbables et les fautes de conjugaison ; surtout merci, votre aide est précieuse à la fic et à ma santé mentale !
Ensuite. J'ai fais de mon mieux pour cette fic au niveau des recherches historiques. Normalement, à part certains éléments évidents (le comté Nikiforov n'a jamais existé... quelle surprise.), les références au contexte sont à peu près correctes. Ceci dit, je peux faire des erreurs ! Si vous en repérez, n'hésitez pas à m'en faire part !
Le rating est T pour certaines scènes plutôt violentes.
J'espère sincèrement que cette fic vous plaira ! o/
