IF TODAY WAS THE LAST DAY
Newark,
New Jersey.
Les mauvais
quartiers. Sauf qu'il n'y en a pas de meilleurs. « Décomposition
» était le premier mot qui venait à l'esprit. Les bâtiments
n'étaient pas vraiment délabrés, non, ils dégoulinaient sur
place comme rongés par un acide. Ici, rénovation urbaine était un
concept à peu près aussi familier que le voyage temporel. Le
paysage évoquait plus un reportage de guerre qu'un environnement
habitable.
**
Un nuage de vapeur s'épaississait seconde
après seconde autour de lui, jusqu'à l'envelopper entièrement. Un
jet d'eau brûlante ruisselait sur sa peau, détendait ses muscles
douloureux. Sa tête lui semblait peser une tonne. Il réussissait
difficilement à la maintenir droite, ces dix dernières secondes
(comme toutes les autres fois, où immanquablement, elle finissait
par s'affaisser). Cinq minutes s'ajoutèrent... et son menton buta
sur sa poitrine. Il eut un mal de chien à ouvrir les yeux, ou plus
justement les plisser, lorsque Dean cria derrière la porte.
-
Sam? Ça va? Tout va bien?
En d'autres circonstances, Sam aurait
éclaté de rire face à la question, quitte à avaler un litre d'eau
dans sa crise. Si son frère s'inquiétait de sa survie quand il se
douchait maintenant...
Mais à l'instant, Sam n'était pas
d'humeur à esquisser l'ombre d'un sourire. Il avait juste envie
d'avaler une demi-douzaine d'aspirines et de s'écrouler sur un lit,
la tête enfouie dans un oreiller très, très, très moelleux. Ce
qui, songea t-il avec une grimace, n'était pas près d'arriver. Les
oreillers du motel étaient aussi confortables qu'une semelle de
godasse. Que quelqu'un ait prévu son arrivée, sa maladie, et
remplacé les oreillers exprès ne l'étonnerait pas. A la limite, il
préférait ça à la triste vérité: sa chance finissait par être
aussi enviable que celle d'un paraplégique amnésique sourd et
muet.
BAM!!!
Le bruit - que Sam reconnaissait
entre mille: le poing de son frère s'écrasant contre le volet
bloqué - résonna dans son crâne comme aurait résonné dans une
église un groupe de hard rock. Dean lui aurait assené un coup de
batte sur la tempe que l'effet n'aurait pas été différent.
Les
volets n'aimaient pas Dean, mais il le leur rendait bien. En un mois,
dans neuf villes différentes, neuf des chambres où lui et son cadet
avaient dormi offraient des volets bloqués. Ces "putains de
volets de merde" refusaient de se fermer, (ou de s'ouvrir, ça
dépendait) malgré les attaques musclées de Dean. La neuvième
fois, c'était aujourd'hui, et il était sur le point, dix minutes
plus tôt, de s'accrocher au rebord de fenêtre, pour mieux viser les
volets et les défoncer avec ses pieds.
- SAAAM?!
Son crâne
était définitivement en miette.
- Quoi?!
Il avait voulu crier
mais n'émit qu'un pitoyable son étranglé.
Pourquoi Dean
n'entrait pas tout simplement? La pièce n'était pas verrouillée et
il le savait très bien. Aucun d'eux ne verrouillait la salle de bain
en l'occupant. Qu'ils se rasent ou se douchent, peu importe.
Ils
étaient frères. Ce qui en soit résumait le fait que l'un ne
faisait pas de crise d'épilepsie en apercevant l'orteil de
l'autre.
Et puis, ils avaient respirés le même air vingt-quatre
heures sur vingt-quatre plus que n'importe quels frères. Mais
surtout, ils étaient chasseurs. Chasseurs allergiques à tout ce qui
commence par " Hôp" et finit par "Ital". Des
chasseurs qui, en somme, préféraient, et de loin, souffrir le
martyr trois fois plus que nécessaire, du moment que les blouses
blanches leurs étaient épargnées.
Sam ne se rappelait pas du
nombre de fois où Dean avait dû le voir dans son plus simple
appareil. La première fois (première fois depuis qu'ils avaient
tous deux commencé à réclamer plus d'intimité qu'ils n'en
réclamaient à six et dix ans), Sam avait quinze ans, et n'était
pas conscient pour soigner la blessure qui ornait sa fesse droite.
John, lui, n'était pas en état de lever le petit doigt, et Dean
s'en était chargé. (Très très mauvais souvenir de l'entaille
qui l'avait empêché de s'asseoir pendant deux semaines).
Puis,
Sam en éprouvait un léger malaise - être frère n'est pas censé
signifier que l'aîné doit connaître par coeur l'anatomie de son
cadet - les occasions de mettre de côté sa pudeur s'étaient
enchaînées. Cuisse, encore fesse, encore cuisse, encore encore
fesse...
- SAM!!!
Mais c'est pas vrai il le fait exprès?!
Il
porta les mains à son crâne et massa doucement les zones qui
venaient d'imploser. Une chance sur dix pour que la douleur s'atténue
le temps qu'il sorte de la salle de bain, mais il s'y accrocha.
Une
fois le robinet de douche tourné, les paupières à peines levées,
il fit un pas hésitant hors de la douche, et tâtonna quelques
secondes dans le vide avant d'attraper fébrilement une
serviette.
Dans son élan il avait emporté deux litres d'eau avec
lui.
Il se sécha (avec une léthargie qui commençait doucement à
l'exaspérer, mais c'était ça ou demander à Dean de l'aider.
Autant dire qu'il y passerait l'éternité s'il le fallait), et
entreprit de l'enrouler autour de ses reins. Tâche difficile.
Nouer
ensemble deux extrémités de la serviette occupa ses mains cinq
minutes - laps de temps durant lequel il remercia mentalement son
frère de bien vouloir patienter sans hurler à la mort; il ouvrirait
dans dix secondes, d'ici là, perdre ce qui lui restait de voix
n'était pas au programme.
- Connasse, marmonna t-il lorsqu'il
finit par dominer la serviette.
Gracieusement mis à la
disposition des clients de l'hôtel, le morceau de tissu - dont
l'aspect évoquait à Sam celui d'une serpillière qui aurait trop
longtemps servi à éponger de l'urine - était mille fois trop
petit.
Sam n'avait eu que le temps de s'essuyer le visage et le
torse, que la serviette trempait plus qu'elle ne séchait. Concentré
sur l'image mentale de son lit, il fit un nouveau pas en avant...et
s'étala de tout son long sur le carrelage inondé, dans un "Splash!"
particulièrement bruyant.
- Aïïïe! Putain de...mmhnaïe! Fait
chhhhhhhier! Put...jura t-il entre deux halètements, la joue contre
le sol tiède.
- Sa...AA...mm?!
Merde.
La porte
s'ouvrit à la volée.
Le cœur de Dean manqua un battement.
Sam
crut vraiment que son crâne, son estomac, ses genoux et ses tympans
venaient d'exploser, tous en même temps.
Il ne fut que
partiellement conscient de ce qui succéda son rapprochement avec le
carrelage.
Dean lui souleva la tête, lui posa des questions
auxquelles il ne comprit rien.
- Conne...Sam...taré...sûr?
-
Réponds...cheval...Sam?
- J'ai...pas de ...cheval.
-
'erde ' (ça il avait comprit)
- 'bien...doigts?
-
'comprends pas.
- ...chier...bouger...?
Il
n'eut pas le temps de demander à son frère de l'emmener jusqu'aux
toilettes, et vomit quelque part à côté de son aîné (en partie
sur les genoux de ce dernier, en réalité). Dean lui passa un truc
mouillé sur le visage, puis le traîna/porta jusqu'à son lit, où
il s'écroula. Certainement pas dans le bon sens: les yeux clos, il
sentit Dean le déplacer, tout en continuant de parler.
Sam ne
comprenait pas davantage, pas un mot sur quatre, mais l'entendre lui
faisait du bien.
Comme un enfant à qui l'on chantonne une
berceuse pour qu'il s'endorme. Dans l'esprit de Sam, la comparaison
aurait été sensiblement différente, mais la voix de Dean lui
procurait exactement les mêmes sensations: Sécurité, confiance,
bien-être.
(Même si ce bien-être était nettement réduit par
la fièvre qui inondait de nouveau son corps de sueur, son envie
constante de courir aux toilettes...et le reste. Courbatures, gorge
enflammée, mal,mal,mal).
Une fois son frère étendu sur son lit,
Dean se changea rapidement, et se mit à fouiller frénétiquement
dans son sac. Quel con, putain quel con! Il ne les avait pas perdus?!
Il se rappelait avoir dit à Sam de prendre ses médicaments, juste
avant qu'ils ne débarquent dans cette chambre. Mais Sam avait dû
envoyer ses conseils bien loin au-dessus de sa tête, encore une
fois. « Je vais bien j'te dis! », « Lâche moi le bras! J'ai un
peu mal à la tête, c'est juste un vertige... Mais lâche moi! », «
Il n'y a PAS de traitement, Dean !ça va passer tout seul. » Mais
oui bien sûr Sammy. Il était beau maintenant le gars qui tient la
super forme. La prochaine fois (parce qu'il y en aurait une, Sam
n'était pas le roi des emmerdeurs pour rien) que son frère refusera
de se soigner, il le ligotera et les lui enfoncera au fond de la
gorge, ses médocs. Parce que si, il y avait un traitement. Et le
sale gosse le savait parfaitement. « C'est par le vomissement et
la diarrhée que le corps essaie d'évacuer les germes ou les
produits chimiques, Dean. Il ne faut pas prendre de médicaments pour
s'empêcher de vomir ou d'avoir la diarrhée » Gnagnagna…Ce
que son docteur de petit frère avait omis de préciser, c'est que
les médocs ne sont pas à prendre pendant les premières 24 heures.
Et ça, Dean l'avait appris à ses dépend, grâce à une simple
recherche informatique. Une intoxication alimentaire… c'est ce
que Samuel Winchester premier du nom avait diagnostiqué. Parce que :
« NON, je te dis que c'est pas une gastro ! J'suis pas débile !
Je connais les symptômes, merde ! Nausées, douleurs abdominales,
vomissements, diarrhée, fièvre, maux de tête, fatigue physique…
ça a commencé quelques heures après que tu m'aies forcé à
manger l'espèce de vieux mulot crevé. » Tss… bien sûr,
c'était de sa faute. Comme s'il pouvait deviner que la saucisse
était contaminée par des salmomachins, ou Escherichiasse quelque
chose, bref, des bactéries (Ils étaient au restau non ? Bon
d'accord, un fast food de Newark, mais un restau quand même).
Salopes. Sammy était déjà suffisamment chiant en ce moment - Dean
soupçonnait, avec raison, que c'était un contre coup de l'effet
Gordon - manquait plus que ça. Son petit frère était de ceux qui
ont tendance à s'énerver pour un oui ou pour un non, lorsqu'ils
commencent à se vider de partout…
- Où est-ce que j'les ai mis
putain... siffla Dean, qui retournait le tiroir de sa table de
chevet. Rien. Il fit le tour du lit de Sam, vérifia en dessous,
encore une fois dans les affaires de son cadet, puis dans la salle de
bain. Toujours rien.
- Fait chier, marmonna t-il, passant une main
fatiguée sur son visage.
Il ne pouvait pas laisser Sam dans cet
état, seul. S'il se levait, ne serait-ce que pour se rendre aux
toilettes, tombait à nouveau, dans le coin d'un meuble cette fois,
et s'ouvrait le crâne...Mais il devait acheter de nouveaux
médicaments. Hors de question d'attendre des jours que
l'intoxication alimentaire, quelque chose comme ça, s'envole toute
seule. Vingt-neuf heures passée à assister aux vomissements de Sam
et à ses grimaces de douleurs lui avait largement suffi.
Sam
s'attendait plus ou moins à passer un bon moment sans dormir.
Frissonnant et étouffant successivement, secoué de nausées,
toussant à en cracher ses poumons, (parce que comme par hasard, il
se payait déjà une bronchite avant que le mulot crevé n'infeste
son organisme),mais il se sentit aussitôt aspiré dans le sommeil et
s'y abandonna avec délice. Ce fut une chute longue et douce, comme
s'il avait roulé lentement sur une planche lisse, très légèrement
inclinée. Il avait lu quelque part qu'il faut en moyenne sept
minutes à un être humain pour bloquer tous ses circuits de veille
et se déconnecter du monde. Sept minutes pour que le subconscient
prenne la relève sur la conscience. Il allait battre le record de
vitesse… Au moment où le jeune homme sombrait, il entendit l'écho
lointain de la voix de Dean.
" Je reviens...suite. "
Puis
la voix se fit plus proche. Son oreille droite le chatouilla, un peu
comme si on lui soufflait dedans, et il comprit vaguement que son
frère en était la cause.
- Ne-bouge-pas du lit, ok? Je
t'ai...sac...côté de ton lit...veux vomir. Ok?...Sammy?
Le plus
jeune acquiesça mollement, les yeux hermétiquement fermés. Il
aurait aimé demander à Dean où il allait, mais n'en eut ni le
courage, ni la force.
Lorsque son aîné claqua la portière de
l'Impala, Sam dormait profondément. Il dormait toujours lorsque
trois hommes défoncèrent la porte de sa chambre.
**
Le
vacarme réveilla Sam en sursaut, le cœur battant à un rythme
effréné.
Il se redressa brusquement, trop brusquement, fut prit
d'un vertige et faillit tomber à bas de son lit.
- Bouge pas
connard ! Bouge pas de ton putain de lit ou j'te fais bouffer tes
dents !
Bornued Elijah, l'homme qui venait de hurler, dégagea
la porte fracassée au sol d'un coup de pied, et s'avança
lentement vers Sam, l'arme au poing.
Les deux autres firent de
même, se déplaçant à la gauche et à la droite d'Elijah.
L'esprit
encore embrumé par le sommeil, Sam ne réfléchit pas.
Il agit
stupidement, au-delà des règles qu'il connaissait pourtant sur le
bout des doigts.
Sous le nez des trois hommes - qui n'étaient
plus qu'à un mètre à peine de lui- il plongea la main sous son
oreiller.
Le type à la gauche d'Elijah se jeta sur lui avant
qu'il n'ait le temps de sortir son 45.
Dans une vague de
cheveux roux, l'homme écrasa Sam de tout son poids, lui coupant
net la respiration.
Haletant, suffocant, des points noirs dansant
frénétiquement devant ses yeux, le jeune Winchester entendit Elijah
beugler :
- Tiens le bien ! Tiens le serré l'enculé !
Les
lèvres retroussées au point de dénuder ses dents luisantes de
salive dans un gigantesque sourire de requin, le type aux cheveux
roux enfonça un peu plus ses genoux dans l'estomac de Sam.
- On
veut jouer les héros, l'monstre ?
Le visage de Sam était
suffisamment près de lui pour que lui parvienne l'odeur amère de
la transpiration, occultant presque les derniers effluves de tabac
froid.
Avec ses lèvres gercées et sa peau desquamée, on aurait
dit un poisson mort abandonné au soleil. Sous les sourcils touffus,
ses yeux étaient parcourus d'un entrelacs de veinules
minuscules.
Sam sentait sa tête sur le point d'exploser. Il lui
fallait de l'air, tout de suite, ou il allait s'asphyxier.
Je
vais mourir. Mourir en serpière, écrasé par un énorme poisson
crevé. Ses paupières se fermèrent lentement, et sa respiration
se fit convulsive, de vastes hoquets silencieux.
- Wooow ! Harold
! Arrête ! Il va crever ! Il a dit vivant ! Vivant !
Dans un
grognement contrarié, le mastodonte baissa les yeux sur Sam.
- Oh
Ouaiiiis…souffla t-il, du ton de celui qui vient de faire une
découverte historique.
Il eut un rire en dents de scie, et
desserra sa prise autour de la gorge de Sam.
- Vivant, ça veut
pas dire en pleine forme. 'Peut même en manquer un bout, remarqua
le rouquin à voix haute.
Puis, fier et riant de la pertinence de
sa réflexion, il se glissa sur la gauche du jeune Winchester,
retirant sa lourde masse du corps de ce dernier.
L'air
s'introduit à flot dans la gorge brûlante de Sam, et une violente
quinte de toux le secoua tout entier.
Lorsque les larmes
commencèrent à rouler sur ses joues, son estomac martyrisé se
tordit un peu plus. Il toussait encore lorsqu'il jeta la tête en
dehors du lit, et vomit un filet de bile.
- J'crois que t'as
appuyé un peu trop fort sur son bide, Harold, ricana Elijah.
Les
deux autres s'esclaffèrent bruyamment, à la manière de deux
hyènes ravies de trouver un morceau de viande à grignoter.
Elijah
ricana encore une petite minute, puis leva la main droite.
-
Attachez-le.
Si Sam avait pu discerner nettement la scène, il se
serait cru dans un film policier particulièrement pourri. Avec, dans
le rôle du chef des méchants, Elijah. Dans le rôle du méchant qui
veut devenir chef à la place du chef, Harold. Et dans le rôle du
con qui obéit docilement aux ordres, Conrad.
Elijah avait parlé
d'un ton léger, comme s'il demandait à un serveur un doigt de
whisky.
Conrad, qui n'avait pas ouvert la bouche, et l'ouvrait
rarement, mis à part lors des rires collectifs, hocha la tête et
rejoignit Harold.
Sam avait redressé la tête et recula lentement
au fond de son lit, s'aidant de ses coudes.
Il voulu parler,
mais d'abord, aucun son ne sortit de ses lèvres qui remuaient. Il
avala sa salive et essaya de nouveau.
- Qu…qu'est-ce que
vous…voulez ?
- C'est pas nous qui te voulons, beauté,
répondit Elijah, un large sourire aux lèvres.
Le sourire d'une
mangouste rongeant une gorge.
- Eh, Elijah ! Il a pas de fringues
sur lui. On le laisse se saper ou…
- Pas le temps, coupa Elijah,
toujours souriant.
Harold étouffa un petit rire, et plongea ses
yeux ronds dans ceux de Sam, qu'il écrasait à nouveau ; tandis
que Conrad déroulait une longue corde, les talons effleurant la
flaque de vomi.
- J'espère que t'es pas aussi chochotte que
t'en a l'air, l'monstre, ça caille dehors, il gèle.
La
respiration de nouveau convulsive, Sam était au moins épargné de
l'étau autour de sa gorge.
Son cerveau fonctionnait à deux
cent à l'heure. Il examinait les solutions qui s'offraient à
lui ; ça lui pris quelques dixièmes de secondes. C'est comme ça
que ça fonctionne. Quand on est en danger, le temps ralentit ou
l'esprit réagit plus vite. Au choix.
Ces types étaient des
chasseurs, ou en connaissaient.
L'espèce de bulldozer, Harold,
ne l'appelait sûrement pas « l'monstre » pour rien. (On ne
choisit pas une insulte aussi infantile que « Eh ! L'monstre ! »
quand on a dans les trente-cinq ans et une carrure de rugbyman, en
général). Des copains de Gordon ?
Il n'avait aucune
issue.
Bulldozer 1l'empêchait d'esquisser le moindre geste,
Bulldozer 2 était sur sa gauche, et Elijah s'était posté à
l'entrée de la chambre.
Son 45 était quelque part dans le
pantalon du rouquin, et même si Sam l'avait en main, il voyait
difficilement comment venir à bout de trois hommes armés, aussi
énergique qu'un flan, le corps écrasé par un énorme tas de
muscles.
On était le dix janvier…autrement dit, le moment de
l'année où les gens restaient bien au chaud chez eux et
commençaient à ne plus culpabiliser pour toutes les bonnes
résolutions du nouvel an qu'ils ne tiendraient pas.
Que les
deux ou trois occupants des maisons qui bordaient le motel n'aient
pas été alertés par le bruit de l'intrusion ne l'étonnait
pas. Mais les autres clients du motel ? La gérante ? D'accord, le
motel était de plein pied (comme la plupart des motels,
généralement). L'établissement regroupait une quinzaine de
chambres doubles, lesquelles s'alignaient en une longue rangée, et
donnaient directement sur l'extérieur. Il était tout à fait
possible que le gérant, un vieil homme qui portait un appareil
auditif et occupait une chambre à une vingtaine de mètres de la
sienne, ainsi que la plupart des clients des chambres les plus
éloignées, n'aient strictement rien entendu.
Mais les clients
des chambres adjacentes ? Ils… Merde. « Vous serez tranquilles,
jeunes hommes, vous n'avez pas de voisins ! Tenez, votre clef. ».
Sam poussa un grognement que Conrad, qui ligotait grossièrement ses
mains derrière son dos, prit pour de la douleur.
- Magnez vous
!
Les doigts pianotant sur la poche de son jean, Elijah jetait des
coups d'œil répétés vers l'extérieur.
Si des types des
environs décidaient de passer par là promener Médor (même si à
minuit ce n'était pas courant…), ça n'était pas un problème.
Ils n'étaient que d'humbles représentants de la loi –badges
en poche- qui coffraient un dangereux criminel en fuite.
Mais si
le frère se ramenait plus tôt que prévu…
Sam était peut être
franchement inoffensif, pas tout à fait ce à quoi il s'était
attendu, mais le frère, Dean…il s'en méfiait comme de la
peste.
Si Marcus lui avait dit de l'éviter, c'est que le mec
était plus chiant à lui tout seul qu'un bataillon de wendigos.
Il
avait intérêt de livrer le gamin dans les temps, perdre du temps
inutilement n'était pas une option.
- Grouillez vous bordel !
aboya t-il avec une pointe d'hystérie.
Trente secondes plus
tard, Sam marchait pieds nus devant sa chambre, les mains derrière
le dos, mort de froid ; avant qu'Elijah ne le pousse violement à
l'intérieur d'une Dodge.
**
- Vous êtes des amis de
Gordon, c'est ça ? demanda Sam avec un calme qui le surprit
lui-même.
Il avait d'abord voulu les insulter, cracher quelque
chose comme : « Sales fils de putes, si je ne me libère pas avant,
mon frère le fera, et vous défoncera le crâne à coups de crosse.
», mais ravala finalement sa remarque. D'abord, parce que poisson
crevé, à sa droite, risquait de lui arracher un bras avant qu'il
n'ait fini de parler, mais surtout, parce qu'il n'y croyait pas
tout à fait. Dean le retrouverait, mais peut être en kit, ou en
cendre dans une petite boîte. Et les trois types seraient peut être
déjà loin.
Quant à s'échapper…pour le moment, il avait
plus de chance de voir débarquer Batman, les ailes du nez palpitant
de colère, dans ses collants moulants.
Cette pensée lui arracha
un petit rire nerveux, qu'il n'essaya pas de réprimer.
«
Pourquoi il rigole ce con ? », songea Harold, qui ne put s'empêcher
de sourire.
Enfin…si crever lui faisait plaisir, tant mieux, il
ferait pas chier, au moins.
Elijah, les mains crispées autour du
volant, avait froncé les sourcils, à la question de Sam, comme pour
s'assurer qu'elle valait la peine qu'il gaspille sa salive à y
répondre. Finalement il grogna, couvrant le rire de Sam :
- Ta
gueule.
Les lèvres si serrées qu'elles en disparaissaient
presque, Sam, qui tentait de calmer ses gloussements, sentit une
grosse larme couler sur sa joue.
Harold, qui mâchouillait
consciencieusement un chewing-gum, fit une bulle, qu'il éclata du
bout des dents. Conrad, qui attendait avec impatience le moment où
il pourrait enfin faire l'amour à sa femme, eut une brusque envie
de boire. Il vida ce qui restait de coca en écoutant le crachotement
de la paille qui aspirait les dernières gouttes au fond du gobelet
en carton.
- VOUS ARRETEZ VOTRE BORDEL LES DEUX GROSSES VACHES ?!!
brailla Elijah, les joues en feu.
Putain…il était fatigué, sur
les nerfs, pas besoin de supporter en plus les conneries des deux
attardés.
Ç'en était trop pour Sam. Incapable de se contenir,
il éclata de rire. Un rire hystérique, qui montait dangereusement
dans les aigus.
Et plus il riait, plus il avait envie de rie.
-
MAIS QU'IL FERME SA PUTAIN DE GUEULE !!!
Elijah avait
hurlé.
Sam cru qu'il ne pourrait jamais s'arrêter. Il
pleurait littéralement de rire, à s'en faire mal au ventre.
Harold leva le poing pour le frapper au visage, puis finalement se
ravisa. Avant, il aimerait bien comprendre.
- Pourquoi tu
t'éclates, l'monstre ? Oh ?! Calme ta joie ou c'est moi qui te
calme !
Le visage inondé de larmes, hoquetant, Sam se tourna vers
lui.
- Laisse…tomber…poisson, tu ne comprendrais…pas,
réussit-il à articuler.
Il ne serait certainement plus vivant au
lever du jour, qu'elle lui en colle une, la grosse tanche, ça ne
lui faisait ni chaud ni froid.
Batman avait prit le visage de
Dean. Puis Elijah avait ouvert la bouche. Ce timbre de voix, à la
fois aigu et rauque, agressif et autoritaire…il ressemblait à
celui d'un adolescent qui mue, en plus appuyé. Il y a des rires
qu'on ne s'explique pas. Celui-là n'en faisait pas partie. Le
contexte n'y changeait rien.
- Poisson ? Pourquoi poiss…commença
Harold, incrédule.
Elijah beugla :
- Fous lui en une !
Il
se foutait de sa gueule, l'enculé !
Encore cette voix… Sam
commençait à s'étouffer ; toussant, riant, pleurant.
Le
premier coup de poing, qu'il reçut dans la mâchoire, n'eut
aucun effet. Un filet de sang s'écoulait de sa lèvre inférieure.
Il riait toujours.
Les sourcils d'Harold se froncèrent en une
grosse barre touffue.
Il croyait se souvenir d'un
truc.
Certaines personnes réagissaient face à la peur, ou au
stress, de cette façon. En piquant une crise de fou rire. Il avait
lu ça dans un magazine de sa sœur qui traînait dans les toilettes
de chez eux, un jour où il était constipé. (A trente-six ans,
Harold n'était pas prêt de quitter le nid familial).
«
Putain… Il devait être sacrément nerveux celui-là. »
Harold
était peut être violent et con, mais il n'était pas totalement
dépourvu de bonté – un bien grand mot, mais c'était à peu
près ça.
Tabasser le gosse jusqu'à ce qu'il finisse par la
boucler et tombe dans les vapes ne lui plaisait pas.
Pas s'il
était juste pris d'un fou rire nerveux, comme les gonzesses du
magazine.
- Ccccht… Calme toi putain ! siffla t-il avec
impatience, comme si Sam était le dernier des débiles mentaux. Ce
que Sam, à vrai dire, avait l'impression d'être en ce
moment.
Au bout d'une longue minute, il poussa un long soupir
tremblant, inspira et expira doucement par la bouche, et finit par se
calmer totalement.
Les mâchoires serrées à s'en déchausser
les dents, Elijah s'était promis de lui faire passer l'envie de
se foutre de sa gueule, pour le temps qui lui restait à vivre.
La
dodge fit une brusque embardée sur la droite, et s'immobilisa. A
deux rues à peine du motel où les frères s'étaient
arrêtés.
Elijah sortit en trombe de l'habitacle, ouvrit d'un
coup sec la portière côté passager et tira violemment Sam hors de
son siège, l'agrippant par les cheveux. Le jeune homme, handicapé
par les liens qui meurtrissaient ses poignets et l'empêchèrent de
rétablir son équilibre, trébucha sur le trottoir, et serait tombé
si Harold ne l'avait pas retenu de justesse par le bras.
- Lâche
le ! ordonna sèchement Elijah, les paupières agitées de tics
nerveux.
Ce qui surprit le jeune Winchester, en dehors du fait
qu'Elijah cracha à son visage et siffla « Tu sais que tu vas
crever ? Hein ?! Tu le sais p'tit enculé de fils de pute ?! » fut
que la serviette miniature atour de ses hanches tenait toujours.
Le
froid mordant, amplifié par le vent, l'avait englouti
douloureusement, chaque centimètre de sa peau se hérissait de chair
de poule.
Elijah avait craché avec soin, visant les lèvres. Un
mince filet de salive glissait méthodiquement le long du menton de
Sam.
Lequel gardait les yeux baissés. Une longue tige de métal à
l'aspect tranchant était tendue près de la carcasse d'une
voiture, à deux mètres sur sa droite.
Il l'avait vue,
cherchant par réflexe l'aide la plus futile, mais savait
pertinemment qu'il n'aurait jamais l'occasion de s'en servir.
Lorsqu'il leva le regard sur Elijah, ce fut pour murmurer :
- Ne
refais jamais ça.
Le petit chef émit un rire qui ressemblait à
un jappement.
Il fit un imperceptible mouvement de la tête, et
Harold, qui prenait racine derrière Sam, enserra brutalement sa
gorge avec son bras.
Elijah cracha de nouveau au visage du jeune
Winchester, exactement au même endroit.
La colère se
répandit en Sam comme une traînée d'acide, des injures se
formèrent dans sa gorge et il se crispa violemment - arrachant à
Harold un vague sourire amusé, alors qu'il raffermissait sa prise
autour de la gorge palpitante.
La respiration sifflante, saccadée,
plus sous l'effet de la colère que du bras qui s'enfonçait dans
sa chair, le jeune Winchester s'écorchait les mains et les
poignets sur les liens, le sang pulsant dans ses veines au rythme
furieux des battements de son cœur. Sang qui perlait aussi sur la
corde.
Il tenta de réfréner l'envie de meurtre qui le
rongeait, comme une ortie mentale irritant violemment son cerveau. Le
frapper lui procurerait un plaisir presque jouissif, mais ne
changerait strictement rien à sa situation, si ce n'est que les
deux autres le maîtriseraient aussitôt (et encore faudrait-il qu'il
parvienne à se libérer du bras massif qui l'enserrait).
Peine
perdue. Au lieu de s'apaiser, sa respiration s'accéléra.
Le
sourire immonde, goguenard, qu'il avait envie d'arracher su
visage d'Elijah lui inspirait une haine qu'il n'avait pas
ressenti si violement depuis longtemps.
Elijah tout entier faisait
bouillir son sang dans ses veines.
Sam lança la tête le plus
loin possible en avant puis la projeta en arrière contre celle
d'Harold. Il sentit le cartilage d'un nez se briser sous le choc.
Un
cri aigu de douleur résonna dans ses oreilles et le bras d'Harold
relâcha sa prise quelques secondes. Assez pour que Sam ait le temps
de faire un pas en avant.
Son genou fila droit vers l'entrejambe
d'Elijah et ce fut une douleur fulgurante, si atroce que l'homme ne
put même pas hurler. Il s'effondra en se tordant de douleur, les
deux mains sur les testicules. Son corps coulait par terre pour
former une espèce de flaque.
Derrière lui, Harold poussait un
long gémissement étouffé.
- Rhââââââ! Putain de...bordel
de bon Dieu de...pute vierge! Il m'a pété le
neeeeeeeeeeeeeeeeez!
L'esquisse d'un sourire affleura les lèvres
de Sam alors qu'Elijah gémissait, se tordait, soufflait des jurons,
une boule de plomb en fusion dans le ventre.
Les mains plaquées
sur son visage, Harold lâchait des petits grognements plaintifs,
entrecoupés d' "enculé" et de "putain de putain".
Du sang dégoulinait de son trop large nez et dégouttait de ses
doigts.
Sam n'eut pas le temps d'esquiver, lorsque le géant roux
se jeta sur lui.
Il s'était cassé en deux, secoué par une
quinte de toux qui lui faisait venir les larmes aux yeux.
Des
brûlures d'acide lui traversèrent l'estomac, et il vomit avant de
sentir une onde de douleur vriller son crâne.
- Fils de pute,
cracha Harold, essuyant rapidement le sang qui chatouillait ses
lèvres du bras avec lequel il venait d'assommer Sam, ou le sale
monstre qu'il calmerait volontiers une fois de plus avant la
livraison. Le semblant de compassion s'en était allé aussi vite
qu'il était apparu, quelques minutes plus tôt dans la voiture.
Il
se précipita sur Elijah, après un bref regard vers le corps étendu
dans la neige.
D'une voix rauque, voilée, ce genre de voix
qu'ont les gens à qui l'on a envie à tout instant de demander de
tousser une bonne fois pour toute, le boss aboya.
- J'vais bien!
Dégage! Il m'a à peine touché, l'enculé. Bouge toi que...je me
relève.
Il respirait par à-coups, la bouche ouverte, la peau de
son cou tremblotant comme de la gelée.
Harold, qui se penchait
pour l'aider à se redresser, arqua un sourcil, sceptique, mais se
passa de commentaire.
La ruelle était déserte. Presque aussi
morte à l'intérieur des quatre ou cinq maisonnettes en ruine qu'à
l'extérieur.
Elle semblait n'être destinée qu'à servir de
décharge, avec la multitude de poubelles -la plupart éventrées-
qui s'y étendaient.
Le seul être vivant dans les parages,
c'était Foxy, chat rescapé d'un massacre à coups de pelle, et
récemment privé de son tendre maître, monsieur Ringe (assassiné à
quelques mètres de l'endroit où se trouvait Sam - alors qu'il s'en
allait de chez lui acheter un journal- pour les dix dollars que
contenaient son portefeuille).
L'animal se faufilait entre les
poubelles que vomissait un immense conteneur. Son ombre s'animait sur
les murs, s'étirait, disparaissait, la faisant passer pour une
monstruosité griffue sortie tout droit des cauchemars d'un
gamin.
Conrad, qui était sorti précipitamment de la dodge aux
vagissements d'Harold, ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes
lorsqu'il vit Elijah, étalé sur le dos, les genoux sous le menton,
les doigts crispés sur son membre qui venait d'exploser.
- Nom de
Dieu! fit-il dans un souffle, les doigts effleurant le manche de son
arme.
Il avait les yeux écarquillés comme s'il venait de
recevoir un coup au plexus solaire.
La scène n'avait duré qu'une
poignée de secondes. Lorsqu'il se tourna vers Sam, celui-ci perdait
connaissance.
- Ca t'ennuierait de donner un coup de main?
l'interpella Elijah d'un ton franchement sarcastique.
Conrad
haussa les sourcils, comme un bon garçon qui veut comprendre mais a
vraiment du mal à saisir ce que lui dit le professeur. Un coup de
main pour quoi? Il n'avait pas de trousse de secours dans son slip
merde! Et de toute façon il n'était pas médecin. D'ailleurs
allez savoir ce qu'un médecin aurait à foutre d'un coup de
genou dans les couilles…
Planté comme un panneau stop en plein
désert, il tripotait sa moustache. Conrad était massif, bâti en
forme de barrique – une barrique néanmoins extraordinairement
velue. La moustache si épaisse qu'en comparaison celle de Staline
ressemblait à un sourcil épilé et les cheveux si bas qu'on se
demandait où était passé son front. Devant, son ventre menaçait
de faire craquer son pantalon alors que, derrière, celui-ci
souffrait d'un cruel manque de fesse. Le manteau était
ridiculement étroit. Les manches relevées s'enfonçaient dans ses
avants bras comme un garrots – le col l'étranglait. C'était
peut être pour ça qu'il était congestionné. Ou alors il était
extrêmement gêné par son manque total de compréhension.
A voir
la tête d'Elijah, on aurait dit que Conrad était une merde tombée
du ciel.
- Bouge! Allez! Porte-le!
L'interpellé suivit le
regard de son boss jusqu'à Sam, ses traits s'éclaircirent, et il
s'exécuta au pas de course.
Lorsqu'il longea la ruelle, Sam dans
les bras, talonné par ses deux compagnons, il avait l'air de
quelqu'un qui craint d'être contaminé. En réalité, le corps glacé
qu'il était forcé de supporter l'envahissait d'un froid dont il se
serait volontiers passé.
Au moment où il plongea la main
dans la poche intérieure de son long manteau pour en sortir ses
clefs, James Stocker remarqua que Chloé, une jeune étudiante qui
fumait lentement une blonde -adossée à une murette sur sa droite-
le regardait en souriant. Il connaissait bien ce sourire là: plus
qu'une simple marque de courtoisie, c'était une invite sexuelle. A
trente trois ans, James était mince, musclé, avec des cheveux
blonds et des yeux verts qui éclairait un visage fin, presque
aristocratique. Il répondit par un léger signe de tête et grimpa
dans sa Cadillac. Il se carra dans son siège, inspirant
profondément. Il s'alluma une cigarette, avec une lenteur presque
hypnotique.
Et, les longs doigts fuselés de sa main gauche
disparaissant à l'intérieur de son manteau, il effleura
délicatement le manche de l'arme avec laquelle il allait tuer Sam
Winchester.
**
John lui avait expliqué que pour s'en
sortir, lorsqu'on était ligoté, il n'y avait qu'une solution,
bander les muscles et retenir son souffle. C'est ce que Sam
fit.
Faire saillir les muscles des cuisses, des avants bras et du
cou. Il suffisait, une fois la corde mise, de les détendre pour se
donner plus de jeu. Il y avait toutefois une condition essentielle :
savoir se détendre complètement et bien s'organiser, sans se
presser, sans se laisser gagner par la panique. Rapidement, l'effort
aidant, la sueur vous huilait les membres. D'après John, ça
allait tout seul. D'après John…
- Je vais t'attacher, fit
Harold, alors que Sam reprenait lentement conscience. Ne bouge pas!
Tu bouges un orteil, je te pète un genou. Compris ?
Sam ne se
donna pas la peine de répondre. Lorsque le mastodonte eut fini de
parler, il réalisa seulement que le nœud grossier qui liait ses
mains avait été enlevé. Pour mieux le lier, des poignets aux
pieds. Il aspira profondément, bloqua l'expiration et contracta
ses muscles.
Harold lui mit les mains en croix derrière le dos et
les attacha avec la corde, en serrant très fort. Il fit une boucle,
la glissa autour du cou de Sam et fit un nœud coulant.
Puis il
fit passer la corde autour des cuisses, serra fort le nœud,
s'attaqua aux genoux et enfin aux chevilles.
- Tu trembles, mon
cœur, dit Harold d'un ton moqueur. Tu te contractes. Tu es livide.
Mais bientôt ta chair deviendra plus livide encore.
Décidément,
il était génial. Riant intérieurement, il se releva, dans un bruit
de genoux qui craquent, et se tourna vers Elijah.
Dès qu'Harold
lui tourna le dos, Sam reprit son souffle et détendit ses muscles en
poussant un long soupir silencieux.
Plus difficile à faire qu'il
n'y paraît.
La corde se relâcha – un tout petit
peu.
L'esprit relativement plus clair, Sam embrassa la pièce du
regard. Les lattes en bois qui formaient le sol étaient si
poussiéreuses que chaque pas qu'avaient fait les trois types
laissait une profonde marque. Un peu comme une semelle s'enfoncerait
dans la neige. Impossible de déterminer si oui ou non elles étaient
pourries, tant la couche était épaisse. Mais à en juger les
craquements sonores que provoquaient le moindre mouvement de
bulldozer 1, bulldozer 2 et sucre d'orge, il n'en faudrait pas
beaucoup pour qu'elles cèdent sous leur poids.
Si Elijah
piquait une de ses crises de nerfs et décidait de taper du pied par
terre, ils passaient tous au travers des lattes et descendaient
direct au rez-de-chaussée.
Il n'y avait pas un seul meuble, et
les murs en était à un stade avancé de décomposition (Aspect : un
subtil croisement entre le verdâtre et le brunâtre. Dean aurait
appelé ça « couleur fiente »).
Une ampoule encrassée
illuminait timidement l'espace réduit de la pièce, envoyant de
faibles éclats dorés sur les énergumènes qui lui tournaient le
dos.
Sam se concentra ensuite sur sa respiration. Une dizaine de
secondes furent nécessaires pour que les battements de son cœur se
fassent aussi mesurés que s'il était affalé sur son lit, un
bouquin dans les mains.
Première étape franchie. Mais pas de
quoi sauter au plafond non plus.
A présent, Sam se concentrait
sur chacune de ses sensations. La plus légère douleur. Si le trio
finissait par le laisser seul (il avait encore le droit de rêver),
il lui restait une chance de s'en sortir. Se défaire de ses liens
sous leur nez n'était pas envisageable. Il avait manqué de
réflexion une fois, il n'était pas près de recommencer. Mais
avant cela, il lui fallait estimer à peu près son état. Se libérer
lui demanderait un effort considérable. Mais à côté de ce qui
l'attendrait ensuite, c'était à peu près aussi facile que se
balancer dans un hamac.
Le résultat de l'analyse fut
lamentable. A pleurer. Son estomac faisait des montagnes russes,
chaque pulsion de son cœur martelait furieusement son crâne, et il
ne sentait même plus ses pieds. Quoi que, à la réflexion, il n'y
avait pas que les pieds. En résumé, songea t-il, il était dans la
merde. Pas qu'il ne s'en aperçoive seulement, mais l'ampleur
de la merde en question lui sautait à présent pleinement aux
yeux.
Des frissons parcouraient son corps sans discontinuer, tels
une vague de fourmis rouges. Il s'efforça de maîtriser ses
tremblements – à chacun de ceux-ci, la corde se resserrait autour
de ses chairs.
Le point positif, c'est qu'il était capable de
saisir clairement les sons qui l'environnaient, ce qui lui était
parfaitement impossible avant le départ de son frère. Peut être
que les effets de l'intoxication commençaient à disparaître…
Non. Lui non plus n'y croyait pas.
- ' a dit de partir.
Pourquoi on attend ?
La voix bourrue d'Harold, à n'en pas
douter.
Plus légère qu'un bruissement d'aile, la réponse
d'Elijah parvint aux oreilles de Sam
- Dean
Il devait avoir
prononcé d'autres mots, mais c'est le seul que put discerner le
jeune Winchester.
Néanmoins, il ne lui en fallut pas plus. En
quelques secondes, il sut exactement ce qu'il lui restait à faire.
C'était risqué – dans le sens où ses chances de rester intact
jusqu'à l'arrivée de monsieur Surprise (c'est comme ça qu'il
avait baptisé le type qui était censé le tuer. Il ne faut pas lui
en vouloir, son imagination était considérablement réduite, dans
les circonstances…) se verraient minimisées d'un seul coup.
Seulement, il aimait son plan. (Même si, en excluant la fièvre qui
diminuait sensiblement ses facultés cérébrales, il aurait fait une
crise d'apoplexie en songeant à un truc pareil). Et perdre son
temps à en chercher un moins suicidaire n'était pas sa
priorité.
- Il compte venir quand, l'autre con ?
Elijah se
retourna d'un bloc.
- Comment tu l'as appelé ?
Sam
dévisagea une seconde celui qu'il avait baptisé « sucre d'orge
». Plus il regardait ces trois débiles, plus son hypothèse qui
faisait d'eux des chasseurs lui paraissait atrocement ridicule,
franchement insultante. Ils n'étaient que des livreurs,
décérébrés, rien de plus.
- Déjà sourd ? T'as quel âge,
sucre d'orge? Tu connais Locallife, en Nouvelle Zélande ? Y'a
pleiiins de clubs du troisième âge, tu t'amuseras. Peut être
même que tu te feras des copains.
Elijah s'était penché tout
près de Sam. Il avait l'haleine d'un type affligé de troubles
digestifs.
- Tu devrais fermer ta gueule. Tu la ramènes alors que
dans moins de quinze minutes, enculé, t'es mort. T'es vraiment
con.
- Et tu ne te laves pas les dents après chaque repas.
-
Tu sais, enculé, je suis responsable d'assez de souffrances pour
rendre jaloux un dictateur du tiers-monde. Mais à côté de Stocker,
je suis à peu près aussi méchant que Winnie l'ourson.
-
Houuuuu… hulula Sam, un mince sourire aux lèvres.
Flippant le
gars. Encore une réplique comme celle là et il supplierait en
pleurant qu'on le libère.
- Tu connais mon frère, Elijah ? Tu
m'as touché, que dis-je, tu m'as craché dessus, fait respirer
ton haleine de grand singe. Je te promets que quand Dean en aura fini
avec toi, et les trois autres, vous vous planquerez au fond de la
jungle avec une ceinture de bananes en guise de caleçon.
Elijah
parut déconcerté. Il devait avoir du mal à compter les bananes.
Pourtant il eut le bon sens de répondre tout de suite. Il prit le
temps de retrouver son sang froid - et son sourire de pub pour
dentifrice, catégorie « avant ».
- Tu insinues que je ne fais
pas le poids contre ton frère ?
Le ton était doucereux. Une
tarte à la crème ce type…manquait plus que les câlins et les
bisous qui piquent.
- Tu insinues, répéta Sam. T'écoutes des
cours de vocabulaires enregistrés dans ta dodge, sucre d'orge
?
Les lèvres d'Elijah frémirent. C'était un sourire
strictement reptilien, c'est-à-dire nettement plus chaleureux que
les précédents
- Fais gaffe, blague à la con, fais
gaffe...
Tiens, il était passé d' 'enculé' à 'blague à
la con', un grand progrès.
- Non, je prétendais seulement,
pardon, j'insinuais, que tu meurs de trouille à l'idée de
mettre un orteil dehors. J'insinue que tu te pisses dessus en
imaginant que Dean, qui est déjà en train de me chercher, pourrait
te voir. J'insinue que ton Stocker t'as donné l'ordre de te
tirer une fois moi déposé ici, et que tu es prêt à désobéir à
monsieur « plus méchant qu'un dictateur du tiers-monde » parce
que tu as peur de mon frère.
Sam avait parlé lentement,
détachant soigneusement chaque mot, comme s'il était en train
d'expliquer une évidence à un enfant attardé - la faiblesse de
sa voix ne paraissait qu'accentuer l'insolence de ses propos.
L'effet fut exactement celui qu'il escomptait.
Elijah était
si près de lui maintenant que leurs nez s'effleuraient.
- Je
n'ai aucune peur, enculé, aucune. Ton frère, (il éleva lentement
la main droite), je peux l'exterminer, d'un claquement de
doigt.
Comme pour mieux lui prouver qu'il était capable,
effectivement, d'émettre un son avec son pouce et son majeur, il
fit claquer ses doigts sous le nez de Sam
Si le jeune Winchester
fut remarquablement impressionné par la démonstration d'Elijah,
il n'en laissa rien paraître.
Il n'avait pas cillé, et
s'était contenté de lever les yeux au ciel, l'air vaguement
ennuyé.
- Si tu le dis…T'as l'air si fort, si courageux…Si
si c'est vrai ! Toi et les bulldozers m'avez atomisé en deux
secondes. Je vous admire les gars. Trois mecs armés qui s'attaquent
à un type malade endormi, ça me rend tout chose. Pour un peu je me
prosternerais.
Les lèvres d'Elijah s'étirèrent. Son sourire
était un modèle d'efficacité neuro-musculaire, le résultat d'un
ordre strict du cerveau à certains muscles du visage.
Il était
presque couché aux côtés de Sam. Un coude à terre, la tête
négligemment appuyée sur une main, se donnant l'air de quelqu'un
qui n'est pas le moins du monde en train de stresser comme un
malade.
Il regarda Sam dans les yeux. Celui-ci lui rendit son
regard. Si les yeux sont en effet le miroir de l'âme, ceux
d'Elijah annonçaient rupture de stock.
- Sam ?
Il avait la
voix douce et soyeuse.
- Oui ?
- Va te faire enculer.
Son
visage était celui d'un psychopathe. Chaque trait, chaque poil. Ou
presque. Sam sentit quelque chose de glacé grimper le long de sa
colonne vertébrale, mais il ne baissa pas les yeux. Il faillit lui
signaler qu'il ne s'était jamais livré à la sodomie - ne
comptait pas se vouer à cette pratique - et que de ce fait « enculé
» et ses dérivés ne le qualifiaient pas vraiment, mais quelque
chose, une réminiscence de bon sens sans doute, l'en dissuada.
Elijah s'était jeté dans le panneau tête la première, dans
moins d'une minute, Sam s'attendait à le voir partir. Inutile de
chercher à l'énerver davantage.
- Elijah ? On devrait
vraiment se tirer maintenant.
Conrad, raide comme un piquet, hocha
vigoureusement la tête.
La voix d'Harold était pressante. Il
se foutait totalement de croiser Dean. D'une, il ne l'avait
jamais vu, mais s'il était aussi balèze que son petit frère,
Harold était prêt à courir le risque. Les rumeurs, il s'en
balançait. Il lui fallait du concret. Et de deux, Stocker avait
ordonné « Laissez le là, et barrez vous. » Point. Et ça, c'était
concret. On ne désobéit pas aux ordres d'un type comme lui, à
moins d'être suicidaire. S'ils restaient plantés là comme des
débiles, Stocker s'énerverait. Et Harold ne se souvenait que trop
clairement de l'état dans lequel s'étaient retrouvés les
derniers types qui avaient osé mettre Stocker en colère. Même pas,
qui l'avaient « contrarié ». Voilà, c'était le mot. Pendus
la tête en bas, dans une cave, à deux baraques d'ici. Stocker les
avait tabassés, et laissés crever la tête en bas.
C'est lui,
Harold, qui avait dû s'occuper des corps. A ce souvenir, un long
frisson parcouru son échine.
- Elijah ?!
Lorsque son boss
tourna la tête vers lui, Harold essaya de lui balancer le regard du
gros dur. Quand il faisait ça, certains pensaient qu'il souffrait
de constipation instantanée, mais il estimait s'améliorer avec le
temps. Elijah dût le fusiller sur place: ses traits s'affaissèrent
d'un coup, lui donnant l'expression d'un gamin prit en faute.
-
Laissez tomber.
Elijah se tourna vers Sam avec la rapidité d'un
serpent qui attaque.
- Je ne te parle pas, précisa doucement le
jeune Winchester.
Il soutint sans se démonter le regard meurtrier
d'Elijah qui visait sérieusement à le liquéfier sur place, et
reprit, d'un ton qu'il voulait détaché. Difficile, alors qu'une
furieuse envie de tousser brûlait sa gorge.
- Il a peur, ça se
comprend. Je pourrais me libérer en une seconde. Ce n'est pas
comme si je ne m'étranglais pas à moitié, ou comme si je ne
pouvais pas bouger un doigt. Mon frère n'a rien à voir là-dedans,
bien sûr.
Sam eut l'impression étrange que quelqu'un parlait
à sa place. Il sentait son cœur battre à nouveau de façon
désordonnée. Son plan improvisé lui semblait de moins en moins
censé.
Il pouvait même produire l'effet inverse de ce qu'il
escomptait. Si Elijah restait sur sa position, à attendre Stocker,
il n'avait aucune chance de s'en sortir. Oh bien sûr il
subsistait la possibilité que Dean arrive à temps pour empêcher le
massacre, mais elle était trop mince pour que Sam s'y fie.
Durant
une dizaine de secondes, Sam retint inconsciemment sa respiration.
Et, lentement, aussi énergique qu'un paraplégique à l'agonie,
Elijah se leva; aussitôt, Harold et Conrad se pressèrent à la
porte. Un sourire des plus vagues effleura les lèvres de leur chef,
il éleva la main droite, et les deux hommes se figèrent comme s'ils
venaient de se faire asperger par Mr Freeze.
- Vous oubliez de
dire adieu au futur bout de steak.
Le pauvre rire au son
désaccordé qui suivit ne visait pas à rassurer le jeune
Winchester.
**
Il était 2h10.
Epuisé, Dean roulait
aussi vite qu'il le jugeait nécessaire, c'est-à-dire 35 km/h
au-delà de la vitesse autorisée.
La route était déserte, et
ses réflexes au volant pouvaient toujours laminer son frère au
meilleur de sa forme, si tant est que celui-ci ose se mesurer un jour
à lui en course automobile.
Il faudrait qu'ils essaient ça un
jour, d'ailleurs. Dans un circuit bourré de virages et de bosses,
avec Sammy au volant de son superbe pick-up rose bonbon, et lui aux
rênes d'un splendide…truc qui roule. N'importe quoi, excepté
son bébé, ferait l'affaire.
Le jeune homme réussit à
sourire, et augmenta le volume de Misty Mountain Hop.
Il avait dû
supplier une bonne demi-heure une pharmacienne échevelée, à une
bonne vingtaine de kilomètres, afin que celle-ci accepte de
descendre un étage, pour lui ouvrir la porte de sa pharmacie et lui
jeter deux boîtes de médicaments dans les bras.
Avant cela il
avait essuyé un refus, s'était trouvé face à une pharmacie
dénuée de logement pour ses propriétaires, puis à nouveau un
refus - refus souvent ponctués de «'Faites chier ! A cette heure
là ?! », « Sale con » et « C'est pas mon problème. »). Etant
donné que la version réelle, et la colère, ne portaient pas leurs
fruits, il avait envisagé de faire passer Sam pour son fils, un
malheureux innocent qui agonisait dans d'atroces souffrances, qui
était même sans doute déjà mort à cause de l'égoïsme
effroyable des pharmaciens feignants, mais s'était finalement
ravisé. Pas sûr que la feignasse de pharmacien en question accepte
de lui filer de simples anti-vomitifs et anti-pyrétiques après un
tableau comme celui-là.
Finalement, les trémolos dans la voix,
le fils souffrant d'une intoxication alimentaire monstrueuse –
laquelle n'était que purement provoquée par le restaurant de leur
motel miteux (les pauvres étaient en cruel manque de ressources
depuis que sa femme, paix à son âme, les avait quittés avec des
dettes jusqu'au cou - la pauvre dilapidant leur argent dans les
soins de son cancer), suffirent à convaincre la dernière
pharmacienne toute prête à lui jeter des seaux d'eau par sa
fenêtre. Toujours utiliser la femme fraîchement enterrée. Cynique,
peut être, mais pourquoi pas après tout…
Le cœur de Dean
manqua un battement quand ses yeux se posèrent sur le trou béant
qu'était autrefois la porte de sa chambre.
Il perdit son sang
froid en découvrant le lit vide de son frère – comme il l'avait
craint – fut à deux doigts de frapper le gérant, lequel lui
affirmait que le motel n'était pas sous vidéo surveillance
extérieure.
Pas l'ombre d'un indice sur l'identité des
agresseurs et leur destination, rien. Sam n'avait rien pu lui
laisser. Il crut devenir fou.
**
Etendu sur le flan, les
mains nichées au creux des reins, Sam inspira et expira doucement,
cherchant à se détendre entièrement.
Une boucle de corde lui
ceignait le cou et le moindre mouvement resserrait le nœud coulant.
Depuis les coups que les trois débiles lui avaient porté dans les
côtes, il se demandait s'il pourrait tenir encore longtemps sans
s'asphyxier.
Se débattre aurait été stupide. Etranglement,
asphyxie, syncope.
Sam ferma les yeux. Rapidement, il atteint un
degré de concentration surprenant.
Il ne pensait plus à Stocker,
ni à la douleur. Lorsqu'il rouvrit les yeux, sa respiration était
lente et régulière, ou presque.
Il accomplissait une danse
précise et minimaliste en faisant jouer chacun de ses muscles.
Au
bout d'un certain temps, il commença à pouvoir bouger les mains
et réussit à décrire un demi-cercle avec les poignets. Seuls
bougeaient les muscles de l'avant bras.
Il n'essaya pas de
forcer et fixa un point invisible. Au fur et à mesure qu'il
transpirait, ses mouvements gagnaient en ampleur. Les demi-cercles
devenaient des trois-quarts de cercles. Au niveau de ses poignets, la
corde s'était sensiblement relâchée.
Cinq minutes passèrent.
Son visage restait aussi impassible que celui d'un
mannequin.
L'explication de John l'habitait entièrement.
Chaque mot défilait dans son esprit aussi nettement que si son père
s'était tenu à ses côtés, lui communiquant précisément la
procédure à suivre. A présent, ses mains suaient abondamment. Ses
mouvements, très mesurés n'expliquaient pas à eux seuls la
quantité de sueur que son corps exsudait. La fièvre offrait un
avantage, finalement.
Ses mains en étaient comme huilées et des
gouttes lui tombaient du front, faisant des taches sombres sur la
poussière du parquet.
Il entreprit de lever et baisser les bras,
se servant seulement des biceps et des muscles du dos, en un
mouvement de piston. Le nœud qui lui entourait le cou se resserra un
peu, mais l'une des boucles retenant ses mains commença à se
relâcher et à glisser jusqu'à la paume de sa main droite. Une
minute plus tard, sa main droite était libre. Libérer sa main
gauche fut un jeu d'enfant.
Ne te précipite pas, songea Sam,
ne te précipite surtout pas.
Il explora les creux et les
bosses qui lui enserrait le cou. Il comprit aussitôt que pour se
libérer il risquait de s'étrangler. Après une longue inspiration
il commença à travailler le nœud. La corde se tendit, lui rentra
dans la gorge comme de minuscules aiguilles de tatouage.
Pendant
un moment qui lui parut infini, le nœud lui résista.
Sa vue se
trouble et des grandes taches sombres apparurent devant ses yeux.
L'espace d'un instant, la pression de la corde fut intolérable.
Il garda son calme, et, à force d'agiter le nœud à un rythme
régulier d'avant en arrière et d'arrière en avant, il le
sentit se desserrer.
D'un geste convulsif, il passa le nœud
coulant par-dessus sa tête et la douleur s'estompa. Il s'assit,
glissa les mains sur sa gorge et massa doucement la peau qui avait
prit une teinte violacée.
La douleur lancinante fit place à une
douleur diffuse et il eut une violente envie de vomir.
Son cœur
commençait à battre à une vitesse folle, et il ne parvint pas à
se calmer. Il passa une main tremblante sur son visage inondé de
sueur, respirant avec difficulté, et ne tint pas une seconde de
plus. Il vomit, durant un instant qui lui sembla durer une heure.
Comment son estomac parvenait encore à rejeter quelque chose pouvait
paraître aussi mystérieux que la présence d'un cerveau dans le
crâne d'Elijah.
Quand les spasmes cessèrent et qu'il
commença à avoir moins mal, il défit les nœuds qui retenaient ses
jambes. Ils étaient serrés au maximum et sa concentration avait
sensiblement baissé – le contrecoup de l'effort qu'il venait
de fournir. C'est alors qu'il entendit le ronronnement d'une
voiture, faible, puis de plus en plus distinct. Le bruit cessa, une
portière s'ouvrit, claqua. Stocker.
Les narines dilatées par
la peur, Sam se libéra les cuisses, les genoux et, après ce qui lui
parut un combat interminable, les chevilles. Il se mit debout en
chancelant au milieu des boucles de la corde défaite, et se dirigea
péniblement vers la fenêtre, qu'il essaya d'ouvrir. Impossible.
Elle semblait soudée au chambranle.
Les pas montaient dans
l'escalier.
La porte était fermée à clef, il se rappelait
clairement avoir entendu Elijah s'en charger.
Il n'avait que
deux solutions. La première, briser la fenêtre, et atterrir un
étage plus bas dans un état plus qu'incertain. 90% de risque
qu'il se brise au moins deux ou trois côtes, suite à une mauvaise
réception. La deuxième, affronter Stocker. Dans son état
lamentable, avec comme seule arme une serviette (qu'il resserra
inconsciemment autour de ses hanches), il doutait sérieusement
qu'une petit claque ne l'éjecte pas à travers la pièce.
Essayer de le combattre, c'était du suicide pur et simple. Essayer
de lui échapper, c'était aussi du suicide, et en plus de mourir,
il risquait de souffrir pour rien. Pourquoi pas ? Il n'allait pas
juste se coucher et attendre.
Les pas avaient parcouru le couloir
et atteignaient la porte quand Sam brisa la fenêtre et sauta dans le
vide, dans une pluie de verre brisé.
Le jeune homme se releva
aussitôt malgré la douleur. Son entraînement, il aurait voulu
serrer son père dans les bras pour ça, lui avait permis d'atténuer
la chute en effectuant un roulé-boulé quasi instinctif dès qu'il
avait touché le sol.
Il était épuisé, tremblant de fièvre et
de froid, mais il s'était épargné plusieurs côtes cassées. Il
avait à peine fait trois pas qu'il glissa sur la neige. Des éclats
de verre s'étaient fichés dans ses pieds. Merde. Outre le fait
que la sensation était loin d'être agréable, les traces de sang
qu'il laisserait dans la neige ne l'aideraient pas à semer
Stocker.
Il se redressa, ce qui lui sembla prendre un temps
infini, puis courut.
Sa chute d'un étage avait affecté son
équilibre au point qu'il éprouvait des difficultés à avancer en
ligne droite.
« Continue, plus vite », n'arrêtait-il pas de
se répéter tout en reprenant ses esprits.
James Stocker poussa
un long soupir tremblant, lorsqu'il passa la tête par la fenêtre,
et vit sa proie courir, quasi nue, dans la ruelle
enneigée.
Cependant, la frustration ne dura pas, et laissa place
à quelque chose proche de l'excitation. Eliminer le monstre n'en
serait que plus agréable. La chasse était ouverte.
Lestement,
dans un mouvement presque félin, il sauta, et atterrit délicatement
sur ses pieds.
Lorsque Sam tourna au coin de la ruelle, une balle
passa en sifflant à hauteur de son épaule ; l'autre alla
s'enfoncer dans l'encadrement d'une fenêtre. Soit Stocker
était trop loin, soit il visait mal. Sam ne se retourna pas pour
vérifier.
En matière de visibilité, toujours garder l'avantage.
Un précepte que John avait imprimé dans la mémoire de ses
fils.
Sam y songea, une seconde trop tard. Il s'était dissimulé
entre un mur et une façade, un espace totalement sombre, mais où il
ne distinguait strictement rien de sa gauche. S'il voulait y
remédier, il s'exposait aux balles.
Un faible son de semelles
écrasant la neige se rapprochait, s'éteignait, reprenait, se
rapprochait encore.
D'un autre côté, le jeune Winchester
songea que ne pas bouger lui coûterait son honneur, en plus de sa
vie. Il ne voulait pas mourir comme ça, caché comme un rat, dans
une ruelle glauque, à tenter dans un effort pitoyable de reprendre
son souffle.
Il passa une main peu assurée dans les cheveux qui
collaient à son front. Il tremblait sans discontinuer. Ses pieds ne
lui faisaient plus mal, mais le problème, c'est qu'il ne les
sentait plus du tout. Les muscles de son ventre se contractaient,
tels les anneaux d'un serpent. Sa poitrine se soulevait avec
effort, ses bras et ses jambes étaient de plomb.
Le jeune
Winchester aurait fait n'importe quoi pour apercevoir l'ombre de
son frère.
Merdemerdemerde
Debout
devant la chambre, Dean repéra rapidement le nombre des malades qui
avaient enlevés son frère. Les empruntes de leurs semelles étaient
fraîches, et parfaitement nettes, les traces qu'avaient laissées
les pieds de Sam aussi. Celles que lui-même avait laissé dans la
neige avaient disparu depuis longtemps. Ça ne pouvait être qu'eux.
Trois, et vu la taille de leur godasses, au moins deux devaient être
très grands.
Les empruntes s'arrêtaient à deux mètres de la
chambre, près de larges marques de pneus.
Un petit souffle
d'espoir traversa Dean. Les marques de pneus pouvaient être celles
de n'importe quel client du motel. Mais il rejeta immédiatement
cette pensée, comme celle qui suggérait que les empruntes de pas
s'arrêtaient simplement parce qu'elle avaient été
intentionnellement effacées. C'était peu probable.
Par contre,
les marques se mélangeaient à d'autres six ou sept mètres plus
loin, au tournant de la rue.
En une poignée de secondes, Dean
réussit à se faire comprendre du gérant - lequel ne cessait de
pousser des « C'est affreux ! Ma porte ! Une porte toute neuve ! »
et des « Vandales ! » « Hooligans ! » « Crevures ! » «
Raclures ! » - et le convaincu de ne pas appeler la police. Il
rembourserait la porte, mais voulait retrouver son frère seul.
Les
flics étaient moins discrets que l'assaut d'une armée de tanks.
Si un type était vivant, ses chances de survie disparaissaient
illico une fois les flics dans les parages. Les salauds ont souvent
tendances à paniquer, quand bien même leur but premier n'est pas
la mort de leur victime.
Après s'être rapidement informé de
la direction des ruelles, Dean sortit l'impala en marche arrière,
braqua sur sa droite et appuya à fond sur l'accélérateur. Il
prit le virage à 70 km/h et dépassa les 100 avant d'avoir atteint
le virage suivant.
L'impala fit un bond en avant. La jambe
tendue, il maintint la pression sur le champignon. Ses mains étaient
soudées au volant tels deux blocs de glace, son visage était celui
d'une statue. Il fila à cent vingt le long de la rue déserte, et
allait tourner à l'intersection avant de s'arrêter, lorsque
deux gosses se jetèrent pratiquement sous ses roues, agitant les
bras en l'air comme si leur survie en dépendait. Ce qui était
peut être le cas, pensa Dean.
Il pila. Le contrecoup fut
brutal.
- Putain de gosses ! siffla t-il entre ses dents.
Son
dos et son ventre venaient de le lâcher en même temps, faute de
ceinture attachée.
Il sortit, sous le regard affolés des gosses
qui s'étaient déplacés jusqu'au trottoir.
Ils
s'immobilisèrent, s'appuyèrent d'une main contre le mur et
baissèrent la tê avaient l'air de coureurs complètement
hors d'haleine à la fin d'un marathon.
- Qu'est ce qu'il
y a ?
Quelque chose dans la voix de Dean sortit le garçon de sa
torpeur. Vu de près, ce n'étaient pas des gamins. Des adultes
petits, presque nains.
- Y'a un mec… qui… se fait démo…lir
la tronche… faut…prévenir la…police! Il était loin de nous
mais… haleta le nain qui appuyait maintenant ses mains sur ses
genoux. Il ne finit pas sa phrase.
Dean blêmit un peu plus, si
c'était possible.
- A quoi il ressemble ? demanda t-il d'une
voix blanche, même s'il redoutait de connaître la
réponse.
Difficile de détailler le physique d'un homme en
pleine nuit, surtout s'ils avaient assistés à la scène de
loin.
- Mais on…s'en fout putain ! souffla le nain.
Merde,
qu'est ce que ça pouvait bien lui foutre, que le type s'habille
en rose ou qu'il ait les dents pourries ?
- Réponds
bordel!
Dean avait presque crié. Le nain écarquilla les yeux, et
cessa brusquement de respirer, comme s'il n'avait jamais rien vu
d'aussi terrifiant de sa vie.
Face à lui, Dean avait des
allures de dinosaure déchaîné.
- Il est en serviette,
bafouilla la fille, qui remontait son pantalon trop large.
Stocker
jubilait.
Non seulement il s'était amusé comme il l'avait
espéré, mais Sam lui avait donné du fil à retordre. C'était la
première fois que le chasseur traquait un petit salaud aussi doué.
Lui-même n'était pas certain de réussit la moitié de ce que
Winchester fit.
D'une, il était malade - on vomit rarement par
plaisir – blessé, et handicapé par un cruel manque de
vêtements.
De deux, il s'était libéré des liens d'Harold –
qui, il fallait bien le reconnaître, faisait des nœuds excellents
-dieu sait comment.
De trois, il se défendait remarquablement
bien. Dans son état et en serviette, désarmer un type (il avait
finit par laisser tomber l'arme, mais Stocker ne pouvait pas lui en
vouloir), lui péter la lèvre et l'étaler au sol, oui, il fallait
l'admettre, c'était assez admirable.
Et de quatre, continuer
à lui tenir tête alors qu'il était en mesure de lui éclater la
tête contre le trottoir, ça, c'était éblouissant.
Si ce mec
n'avait pas été un monstre, Stocker l'aurait volontiers échangé
contre les trois connards qui lui servaient d'acolytes.
Accroupi
aux côtés de Sam, le chasseur jeta un coup d'œil déçu vers la
bouche d'égout où avait plongé son arme.
- Debout, ordonna
t-il d'une voix douce.
Assit, un bras appuyé au sol pour
s'empêcher de basculer en arrière, l'autre resserré autour de
sa jambe droite, Sam ne bougea pas.
Stocker lui avait brisé le
tibia. Dans un soupir déchirant, l'homme boutonna le col ouvert de
son manteau, et se redressa.
- Je ne veux pas étaler ta cervelle
partout. Vraiment pas.
Les yeux que le jeune Winchester leva vers
lui étaient des forets de perceuse, calibre 6mm.
Stocker se
surprit à sourire.
C'est dingue, il avait presque l'air d'un
gamin en colère, le petit monstre, pour un peu il ferait peur…
-
Dépêche…
- Ta gueule…marmonna Sam.
Il essaya de se
redresser, en prenant appui sur ses mains, mais la douleur fusa dans
sa jambe. Il glissa en arrière, et tomba sur son dos et l'un de
ses coudes. Stocker afficha une moue impatiente, accompagnée d'un
léger sourire, et se pencha assez pour que ses mains atteignent les
épaules de Sam, qu'il souleva fermement du sol.
Puis il le
poussa devant lui, ramena ses poignets à hauteur de ses omoplates,
et le força à avancer, indifférent aux grognements de douleur que
Sam ne parvenait pas toujours à étouffer.
- Tu ne voudrais pas
mourir la tête en bouillie, n'est-ce pas? Alors un petit effort.
Harold te ramassera demain, là où tu étais supposé rester.
Après
une marche si longue que le jeune Winchester finit par ne plus
réussir à mettre un pied devant l'autre, Stocker le traîna/porta,
jusqu'au seuil du taudis où cette longue nuit finirait enfin.
Avant de grimper les escaliers, il fouilla dans un coffre en
bois, au rez-de-chaussée, entraînant Sam avec lui. Une fois dans la
chambre, il n'entendit qu'un sifflement, le son d'une
respiration rendue saccadée par la colère, avant que ses yeux ne le
voient. Dean. Juste en face de lui.
Quelque chose filait dans les
airs droit sur son visage. Sa rapidité lui sauva la mise. Sam
s'était arraché de ses mains avec une force qu'il ne lui
soupçonnait plus.
Il réussit à plonger de côté assez
prestement pour que la crosse de l'arme ne le touche qu'à
l'épaule. Il roula sur le sol et se releva dans le même
mouvement. Stocker avait des réflexes foudroyants. En un éclair, il
agrippa Sam et le releva pour qu'il lui serve de bouclier. Il
planta son arme dans le cou du plus jeune des frères.
- Lâche-le.
Lâche-le tout de suite.
La voix de Dean tremblait sous l'effet
de la colère.
Stocker examinait Dean comme s'il avait été un
adorable petit animal qu'il aurait croisé en forêt. Visiblement,
il n'avait pas peur de lui.
- Débarquer comme ça, par
surprise, dit Stocker en souriant. C'était trop radical Dean.
-
Enorme, répondit Dean. Mortel, jouissant.
Il n'avait pas cillé.
Son visage exprimait une vibrante envie de tuer.
Il marqua une
pause, infime, et reprit.
- Baisse ton arme, ou je te tue,
maintenant.
- Tu sais compter ?
Dean considéra le chasseur
d'un œil noir.
- J'ai deux flingues, tu piges ? Et tu n'en
as qu'un.
Stocker posa la tête sur l'épaule de Sam.
-
Toi, lança t-il à Dean, tu as tort de rester là, tu n'aurais pas
dû me menacer.
- Très juste, dit Dean.
Les yeux de Stocker
étaient fixés sur le pistolet tendu par Dean. C'était là
l'erreur. Comme dans un tour classique de passe-passe, Stocker ne
s'était pas demandé pourquoi Dean avait glissé d'un pas sur sa
droite, faisant disparaître son bras gauche derrière la porte. La
raison était pourtant simple et prévisible. C'était pour pouvoir
– sa main gauche et une bonne partie de la jambe entièrement
dissimulés par la porte – sortir une autre arme.
Sam a
légèrement incliné la tête sur la gauche. La balle du second
pistolet - celui qui deux secondes avant était enfoncé dans le jean
de Dean, dans son dos – alla se loger dans l'épaule de Stocker.
Il s'écroula, dans un cri qui ne fit qu'augmenter la colère de
l'aîné des frères.
Par précaution, Dean ne prenait jamais de
risque inutile, il tira également dans le genou droit du chasseur.
Lequel hurla, entre deux menaces, lorsque Dean lui retira ses armes
avec une rapidité déconcertante.
Il les tuerait, s'il s'en
sortait, il les tuerait tous les deux.
Après un bref coup d'oeil
vers le visage frémissant de colère du chasseur, Dean se précipita
sur son frère.
- Dean ! Oh Dean ! Oh mon dieu Dean ! J'croyais
que tu… que je…oh Dean ! fit Sam dans une bouillie de voyelles à
laquelle Dean répondit dès qu'il en eut percé le sens.
- Tout
va bien Sam, Calme toi, respire, calme toi.
Mais ce que Dean
voyait était loin de le rassurer. Son frère était affreusement
pâle, saignait à divers endroits, le front, la joue droite, la
lèvre inférieure, le menton, pour ce qui est du visage. Les pieds,
les genoux, les bras, le torse en général, et sa respiration était
bien trop laborieuse. Plus il s'attardait sur les blessures de son
frère, plus le désir d'achever le connard sur sa droite le
démangeait. Ses nerfs griffaient sa peau, en dessous, une immense
décharge électrique. Il résista, frictionna Sam avec sa veste
avant de la lui enfiler, et le souleva de terre.
Lorsqu'il posa
à nouveau les yeux sur Stocker, Dean n'y tint plus. Son pied vola
dans la mâchoire du chasseur. Et, afin de s'assurer que celui-ci
ne se traînerait pas à l'abri avant l'arrivée des flics, il
tira dans le genou valide.
Stocker hurla. Dean ne lui accorda pas
un regard, et disparu de la chambre, soutenant son frère du mieux
qu'il pouvait.
Oh oui… il les tuerait, même s'il devait
assister à leur mort chez lui, avachi dans un fauteuil roulant
derrière un poste de télévision, il les verrait mourir -
sanglotant, gémissant comme des gamines.
Sam ne saurait jamais
que sa ballade nocturne à travers les ruelles les plus glauques du
globe n'avait la valeur que d'un dollar – somme que Stocker,
vêtu d'une hideuse combinaison orange, remit à ses trois livreurs
pour leur brillante performance.
