CHAPITRE 1 :
NAISSANCE ET CONSTANCE DE LA HAINE
Le tatami mousseux s'enfonça brusquement lorsque le corps s'abattit. Le visage rond du jeune homme, fermement appuyé par une grande main pâle, vint s'écraser contre la surface relativement moelleuse. Une seconde main, du même acabit que la première, lui saisit l'avant-bras et le retourna d'un geste rude, l'épaule effectuant une torsion quasiment contre-nature. Il serra les dents de douleur, mais se refusa à frapper le tatami de sa main libre, signal de sa souffrance qui ordonnerait à son assaillant de le relâcher, mais par là même, signifierait sa défaite.
« Très bien, Sasuke, tu peux le lâcher maintenant. »
Ce ne fut qu'à l'intervention du sensei que le grand brun au-dessus de lui daigna relâcher sa prise. Il se releva calmement en poussant un soupir morne.
Tant bien que mal, le jeune homme au sol se redressa, massant quelques instants son épaule endolorie. Ses grands yeux bleus fusillèrent le brun du regard, tandis que celui-ci rajustait son kimono.
Au signal du sensei, les combattants se séparèrent, se saluèrent et prirent bruyamment le chemin des vestiaires.
Se retournant pour s'assurer que Sasuke avait bien quitté, lui aussi, la salle, Naruto s'approcha du professeur, en pleine séance d'assouplissements.
« Gai-sensei ?
_ Oui, Naruto ?
_ Je voulais vous demander s'il était...possible que Sasuke et moi n'ayons plus à nous retrouver face à face.
_ Allons, tu sais bien comment fonctionne ce cours ! J'aime que mes élèves aient la possibilité d'affronter le plus d'adversaires différents. Si jamais tu ne le supportes pas à ce point, il ne fallait pas venir à ce cours, Naruto. L'école propose bien d'autres sports.
_ Oui... Je vous remercie. »
Sur cette froide formule de politesse, le jeune homme blond salua son professeur et tourna les talons, prenant à son tour le chemin du vestiaire. Derrière lui, Gai-sensei, un sourire de fierté aux lèvres, poursuivit ses étirements.
Une dizaine de minutes plus tard, dans les vestiaires désormais vides, un éclat métallique se fit entendre.
Naruto, les avants-bras plaquer contre le casier d'acier, qu'il venait d'affuter d'un coup de pied magistral, haletait.
« Merde ! » hurla-t-il dans le vide.
Choisir un autre cours ? S'il avait su que Sasuke Uchiwa aurait décidé de faire ce sport-ci, précisément le seul qui l'intéressait, bien sûr qu'il aurait choisi un autre cours !
Depuis qu'il avait intégré cette école, le grand brun l'avait pris en grippe, sans qu'il fasse quoi que ce soit pour mériter une telle haine.
Bien sûr, au commencement, il avait lui aussi éprouvé une légère aversion pour ce fils du directeur d'une des plus grandes entreprises d'export. Il ne l'avait jamais nié, cette aversion était le fait de préjugés, mais on ne peut plus naturels ! Qui n'aurait pas eu de préjugés face à ce grand et beau jeune bourgeois, à la chevelure aussi impeccablement lissé que ces éternelles chemises blanches et vestes noires ?
Sasuke Uchiwa était sans aucun doute l'être qui s'approchait le plus de la perfection qu'il eut jamais connu. Jamais un faux pas, jamais un mot de trop, jamais un geste maladroit, jamais la moindre faille dans cette armure de mépris.
Mais Naruto avait choisi de l'ignorer, simplement de l'ignorer. Etait-ce cette indifférence qui avait rendu l'Uchiwa malade ? Il n'en avait aucune idée. Une chose était certaine : cette seconde année ne s'annonçait guère meilleure que la précédente, au cours de laquelle il s'était régulièrement fait allongé par le brun, et pas que sur le tatami. Comment se faisait-il donc qu'un type de vingt-et-un, grand, mais svelte, eut autant de force ? Et si cela n'avait été que la force... Non, Sasuke Uchiwa ne se contentait pas d'être fort. Il était rapide, souple, précis et calculateur. Tout le monde l'admirait. Exceptée la malheureuse victime de ses terribles frappes : Naruto.
Ce dernier en regrettait presque d'être venu dans cette école, malgré tous les sacrifices que cela avait exigé. Car, contrairement à Sasuke, le blond n'avait pas de père possédant une compagnie multinationale. Il n'avait...rien. Rien d'autre que sa propre persévérance, son acharnement à lutter contre l'existence. Quand il avait été reçu dans cette prestigieuse école de commerce, il avait pensé que ses efforts n'avaient peut-être pas été vains.
Bien entendu, cet établissement n'était peut-être pas le meilleur, mais que lui importait ? Des classements, il n'en avait que faire. Ici, il avait la possibilité d'étudier grâce à l'octroi d'une bourse. Ainsi, il n'avait plus qu'à payer son loyer, pour lequel il travaillait tous les soirs dans un bar et chaque week-end en tant que serveur dans une pizzeria du quartier.
Si Sasuke Uchiwa n'avait pas été là, les cinq années d'étude supérieure auraient été une véritable utopie pour le blond. Seulement voilà, la vie semblait vouloir s'acharner contre lui, ne lui laissant que trop rarement le temps vivre. Son existence à lui consistait à survivre. Nul doute que si Sasuke connaissait ce sentiment ou l'avait lui-même connu, il n'agirait pas de la sorte. Il ferait peut-être montre de compassion, ou, pourquoi pas, de sympathie à son égard. Voilà qui aurait achever l'idylle !
Mais il ne fallait pas rêver plus que de raison...
Le cours suivant avait lieu dans une salle éloignée. De son pas régulier, il y fut quelques minutes à peine avant l'heure. Il posa sa sacoche de cuir noir sur un bureau qu'il s'était lui-même réservé, ni trop loin, ni aux premiers rangs, un bureau tout contre un mur lisse et blanc.
Il s'y assis avec une certaine lassitude, rabattant les pans de sa veste noire dans son dos. Il bascula la tête en arrière et observa le plafond. Il était immaculé, vaste et superbe, comme un espace infini et vide, candide. Il aurait pu la tourner dans n'importe quel sens, cette surface serait rester égale à elle-même. Il pouvait s'y engouffrer, s'y perdre à son gré. Il y était solitaire, porté par sa seule imagination. En paix, enfin.
Entrant dans la salle, les autres étudiants tournèrent tous vers lui leurs regards, curieux de savoir ce qu'il pouvait contempler ainsi, mais surtout aimantés par son sublime profil qui se découpait à peine sur le mur blanc, tant il était lui-même pâle et lisse. Sa peau était presque translucide et, lorsqu'on s'en approchait, on pouvait distinguer le dessin léger des veines bleutés...
Le bruit des gens autour l'irritait. Il aurait voulu plonger concrètement dans le plafond au-dessus de lui, pour les oublier, tous, les présents comme les absents, juste quelques instants. Mais il semblait que la vie n'eut aucune intention de le laisser respirer, déterminée à le faire suffoquer parmi cette angoissante et permanente nuée humaine. Dieu, qu'il les haïssait, tous !
Le professeur arriva enfin. Il ne s'agissait pas réellement de la fin du cauchemar de Sasuke, mais davantage d'un compromis. Entre l'extase de la solitude totale et la douleur infime de la présence libérée des autres, il y avait cet entre-deux qu'incarnaient les cours. Il fallait y être concentré sur une matière souvent abstraite et toujours éloignée des autres personnalités environnantes. Il était prêt à s'en contenter.
Seulement, même ce compromis pouvait être transgressé...En l'occurrence, par une intervention extérieure. Celle d'un retardataire qui avait violemment ouvert la porte de la classe, apparaissant essoufflé, les mains sur ses cuisses. Naruto Uzumaki... Encore et toujours lui.
Ce petit blond hystérique avait le don suprême de le pousser au comble de l'énervement. Tout, dans sa manière d'être était à la fois débridé et faux. Sasuke détestait sa façon d'être aimable et souriant avec tout le monde, sa façon de s'énerver quand il était dit une chose avec laquelle il était en contradiction, sa façon de s'agiter pour qu'on remarque sa présence, sa façon médiocre de faire...tout, absolument tout.
Exactement comme à cet instant. Ils avaient été ensemble en sport, alors pourquoi diable ce lutin décoloré avait-il cinq minutes de retard ? Et quel besoin d'ouvrir la porte si bruyamment et d'apparaître si manifestement essoufflé ? Cette mascarade ressemblait à une scène sur-jouée...
Pourtant, dans la salle, les élèves riaient de bon cœur de voir Naruto Uzumaki en retard, le visage rougis par l'effort, les tempes dégoulinant de sueur, de le voir bafouiller des excuses que même le professeur ne compris pas. Il semblait que tout le monde aime la maladresse du blond, que tout le monde aime...son imperfection !
En revanche, lorsque Sasuke redressa sans prévenir la tête et tourna son splendide et inexpressif visage vers Naruto, l'affublant du plus meurtrier de ses regards, toute l'assemblée se tut.
Quant au blond, il déglutit péniblement, sachant pertinemment ce que ce regard signifiait : il aurait intérêt à quitter très vite la salle à la fin de la leçon et à ne surtout pas croiser l'Uchiwa dans les couloirs de l'école. Sinon, une fois de plus, il rentrerait chez lui avec quelques hématomes sur le corps...
