Il faisait un temps de chien. Ca faisait très longtemps que John Watson n'avait pas vu une averse pareille. Après avoir monté le chauffage pour faire disparaître une buée crasseuse de la vitre, il regarda l'heure affichée sur la radio : 00:32. Les essuie-glaces battaient à un rythme de métronome, soporifique, et John chercha une station passant de la musique potable, histoire de ne pas s'endormir. Mais il ne trouva que les infos :
« Une tempête imprévue s'est abattu dans le centre de l'Angleterre. Les météorologistes conseillent aux habitants de la région de Birmingham de ne pas sortir ce soir. Si vous êtes actuellement hors de votre domicile, il vous serait préférable de rentrer chez vous ou de vous trouver un abri au plus…
- Rah, quelle merde. »
D'un geste agacé, John se ravisa et éteint la radio. Il rentrait tout juste d'une conférence de médecins de guerre, comme lui, qui avaient éveillé en lui quelques mauvais souvenirs, et la dernière chose dont il avait besoin était de devoir passer la nuit dans un motel minable. Ses nerfs étaient déjà assez à bout comme ça, et il ne désirait qu'une chose : une bonne tasse de thé devant une série stupide, et vite fait bien fait, se coucher dans son lit douillet.
Il s'étonnait pourtant d'être tant à fleur de peau. Malgré la conférence et le mauvais temps, ce n'était pas son genre de s'énerver pour rien. Il n'était pas routinier et aimait souvent être surpris par ce genre d'évènement. Pourtant, là, un drôle de sentiment oppressait sa poitrine, mélange d'inquiétude et d'excitation. Puis, il vu la date sur le tableau de bord et eu un rire cynique.
« Le 31 octobre. Vraiment, John ? Tu ressens la présence des mauvais esprits, c'est ça ? »
Il haussa les épaules. Au loin, la lumière d'un néon rouge brillait : l'«Hôtel Reichenbach» affichait des chambres libres et un service 24h/24. Après avoir hésité encore un instant, John sentit ses roues mal assurées fendre la route trempée, et se décida à prendre la sortie qui menait à l'hôtel. Entre chaque mouvement d'essuie-glace, le soldat lisait le nom brillant et le regardait fondre sous l'eau avant de réapparaître, insistant et calme comme un battement de cœur.
En sortant de sa voiture, il remonta le col de sa veste et se précipita à l'intérieur. Une vieille dame à l'air aimable notait quelque chose derrière son poste d'accueil, et se leva en souriant quand elle vu John entrer.
« Mon pauvre ami, vous avez à peine marché depuis le parking et vous voilà déjà trempé. Vous voulez peut-être une tasse de thé ?
- Oh, j'en prendrai une très volontiers dans ma chambre, madame, répondit John ravi de cette proposition.
- Je suis Mrs Hudson, propriétaire de l'Hôtel Reichenbach. Vous voulez rester ici seulement ce soir, je suppose ?
- Oui, merci. Je repars à Londres dès demain matin, quand cet orage sera passé.
- J'imagine bien ! Londres, comme ça me manque… Enfin, vous n'êtes pas là pour écouter divaguer une vieille femme ! »
Elle eu un petit sourire à peine triste, qui fit remarquer à John la pâleur de sa peau. Avant qu'il n'ait eu le temps de faire une quelconque remarque, elle continua :
« Vous pouvez payer demain au moment de votre départ, mais je vous prie de noter votre nom sur le registre avant que je vous donne une chambre.
- Bien sûr. »
John avança le stylo, puis hésita.
« Excusez-moi… Il n'y a aucun autre nom marqué ici. Suis-je votre seul client ?
- Pour ce soir, oui, en effet.
- Personne d'autre que moi n'est venu s'abriter ici ?
- Personne, non. Enfin, pour l'instant. L'orage vient tout juste de devenir sérieux. Ne vous en faites pas, vous n'avez rien à craindre. Nous ne sommes pas seuls ici : ma nièce Molly travaille avec moi, elle vous fera le petit déjeuner demain. Le garçon d'étage, Lestrade, et l'agent d'entretien Donovan dorment également ici. »
Elle lui fit un petit clin d'œil en disant :
« Ce n'est pas du Hitchcock, je jure de ne pas vous poignarder dans votre douche. »
Ils rirent ensemble, elle honnêtement amusée et lui un peu gêné d'avoir soupçonné un instant cette petite vieille de lui vouloir du mal.
« Chambre 221b. Bonne nuit ! »
John la remercia d'un signe de tête et arpenta le couloir. C'était un tunnel étroit et gris, et on entendait la pluie tambouriner contre une vitre tout au bout. La lumière glauque d'une pleine lune jaune en sortait, et éclairait les numéros des chambres, lançait des ombres au hasard comme un être doué de volonté. Le soldat fût parcouru d'un long frisson et se précipita vers sa porte, dont les chiffres « 221b » scintillaient en un sourire carnassier. Il expira lentement au moment de tourner la clé dans la serrure, se disant combien c'était étrange d'avoir survécu à la guerre et à la mort, mais de craindre un rayon de lune.
Sa chambre, contrairement à l'extérieur, était très charmante. Les murs étaient tapissés d'un motif noir de fleurs semblables aux lys sur un fond blanc. Deux fauteuils, étrangement dépareillés, étaient installés devant un petit poste de télévision. La salle de bain était propre et clair, et le lit confortable, si bien que quand on vint frapper à sa porte, John Watson ne sursauta même pas, complètement rassuré. Mrs Hudson elle-même vint lui porter sa tasse d'Earl Grey et il la remercia chaudement. Il l'écouta parler de tout et n'importe quoi cinq minutes, somnolant en sirotant son thé, puis lui dit qu'il allait se coucher, et elle le quitta en précisant : petit déjeuner à huit heures avec Molly. Il se déshabilla et alla se coucher en remettant sa douche au lendemain matin, trop épuisé pour prendre d'avantage son temps.
Il entendait encore le bruit de la pluie contre ses stores. Elle tapait moins fort contre cette façade-là de l'hôtel, et n'était plus qu'une douce rengaine berçante. Le tonnerre ronronnant au loin n'était pas plus inquiétant, et comme il était déjà plongé dans un demi-sommeil, John n'y crut pas quand il entendit une voix sortir d'outre-tombe :
« Sais-tu pourquoi tu as peur de l'ombre ? »
Il se redressa sur son lit brusquement, persuadé d'avoir rêvé mais toujours tremblant, en entendant ces mots. C'était sûrement l'annonciation d'un rêve, c'était forcé. Il avait imaginé cette voix caverneuse, et son imagination avait prit le dessus sur sa pensée dans ce moment entre l'éveil et le sommeil. Pourtant, il ne pût s'empêcher de demander à voix haute :
« Qui est là ?
- Tu n'as pas répondu à ma question. »
John allait hurler, mais il était trop tétanisé pour réagir clairement. Il sentit qu'on lui avait parlé au creux de l'oreille de manière très douce, et en même temps, avec une autorité qui imposait la terreur. Un souffle froid envahi tout son dos, suggérant que la créature qui lui avait adressé la parole était juste là, collée contre lui.
« Je… J'ai peur de l'ombre… Parce que j'ai peur de ne pas y voir ?
- Exactement, » répondit son compagnon de chambre.
John sentit le froid passer sous ses bras puis contre sa poitrine, et dans la minuscule lueur que permettait l'entrebâillement d'un volet, il aperçu la blancheur immaculée d'un bras sur son torse et trembla.
« Plus que d'une mort imminente, continua l'ombre, plus qu'un danger évident et incommensurable, les humains ont peur de ce qu'ils ne peuvent ni prévoir, ni comprendre. Ils ont peur de la perte du contrôle, de l'inconnu, de l'étranger. De moi. »
Après cette phrase, John, pour une raison inconnue de lui-même, se détendit. Peut-être était-ce l'intonation du fantôme qui le rassura. Il avait semblé un peu triste, un peu timide, soudain, sur la fin de sa phrase. Puis le soldat sentait la tête gelée de l'ombre se blottir dans son cou, et ses lèvres de glace sur sa nuque.
« Qui es-tu ? osa-t-il enfin demander.
- Je suis l'habitant éternel de cette chambre. Je n'ai parlé à personne depuis ce qui me semble des millénaires, et puis tu es venu. »
John soupira de soulagement. Cet être surnaturel ne lui voulait aucun mal, il cherchait juste de la compagnie.
« Es-tu un genre de fantôme ? Un esprit frappeur ?
- En quelques sortes. Je crois bien être mort ici, il y a très longtemps. Je ne m'en souviens plus.
- Et tu as un nom ?
- Sherlock. »
Le prénom le fit sourire. C'était un drôle de joli nom, quelque chose d'ancien et sorti de nulle part, un nom de conte.
« Je suis John.
- Je sais. John Watson, médecin militaire, tout juste rentré d'Afghanistan.
- Comment sais-tu ?
- Ne me demande pas, je ne saurais pas l'expliquer. »
Il aurait dut être mort de peur, il aurait dut hurler et tenter de s'échapper, il le savait. Mais John n'en avait nullement envie, il ne craignait pas son fantôme, il aimait même sa compagnie. Personne, vivant ou mort, personne avant cet être-là ne lui avait semblé si doux. Et peut-être était-ce son côté aventurier de pacotille, mais le soldat voulait se soumettre à l'étrange et à ses peurs, il voulait aller le plus loin possible dans cette étreinte étrange.
John soudain se souvint qu'il avait un interrupteur à côté de son lit. Il lui suffisait de tendre la main pour éclairer la chambre, et il se demanda si c'était une bonne idée. Au creux des bras froids de son fantôme, il eut soudain peur que ce moment ne s'arrête.
« Sherlock, dit-il avec hésitation. J'aimerais te voir.
- Non.
- Si j'appuie sur cet interrupteur, je te verrai. S'il te plaît, laisse-moi le faire.
- Si tu appuies sur cet interrupteur, je m'en vais.
- Tu es bien susceptible. Qu'est-ce qui me dit que je ne rêve pas ?
- Rien. Pourquoi ? Tu voudrais avoir rêvé ?
- Non, au contraire. C'est pour ça que j'ai besoin de te voir. Pour être sûr… »
Alors qu'il tendait son bras, John sentit une pression fraîche sur son poignet l'arrêter.
« Demain soir, dit Sherlock, tu seras encore ici. L'orage ne se sera pas arrêté, et tu ne pourras pas rentrer à Londres. Tu pourras alors vérifier si tu as rêvé ou non.
- L'orage ne se sera pas fini ? Mais c'est le déluge ! Ce n'est pas possible, il faut que je rentre… »
John éclaira alors la pièce et se retourna pour voir le visage de son interlocuteur. Mais rien. La fraicheur qui l'avait entouré pendant de longues minutes avait disparue. Seuls les draps étaient restés froissés derrière lui, vagues témoins d'une ancienne présence. Après avoir réfléchi quelques minutes et essayé de comprendre ce qui venait de se passer, John éteignit à nouveau la lumière et attendit. Pendant près d'une heure, rien ne se passa, et le jeune médecin finit par s'endormir.
