Fondations
Chapitre un - Le Premier Masque
Ayant droits : Le concept des chevaliers du zodiaque appartiennent à M. Kurumada. Les incarnations des différents chevaliers m'appartiennent. Athéna et le panthéon grec n'appartiennent qu'à eux-mêmes.
Relecture : BlackcondorGuy, Orpheus, Draco Saint Snaritt
Assise à une table reculée de la taverne, je regardais les gens s'agiter autour de moi. J'étais seule, et les Puissances soient louées, personne n'était encore venu m'importuner. De cette manière, j'avais pu retirer mon masque et siroter tranquillement la liqueur ambrée venu de Gaule. Il n'y avait pas à dire, malgré les années et la distance qui me séparait de cette terre où j'avais vu le jour, ce liquide avait toujours ma préférence face aux boissons de Dionysos.
N'en déplaise à Athéna, les breuvages de son frère avaient de quoi enivrer le plus endurci d'entre nous. Mais elles avaient la fâcheuse tendance à vous taper la tête dès la première coupe et à provoquer plus de rixes que notre nature, pourtant violente et habituée au combat, n'aurait dû trouver raisonnable. Les yeux cachés par les boucles de cheveux roux, savamment taillées et désordonnées pour les rares occasions où je retirais mon masque, je pouvais observer sans attirer le regard, ces hommes qui peuplaient la Grèce et s'accordaient l'espace d'une nuit, une virée en ville.
Je ne sais pas pourquoi j'éprouvais le besoin d'assister à leurs bavardages stériles, à leurs jeux sans gloire et surtout à ces querelles qui inlassablement éclateraient avec le verre de trop. Pour une tricherie aux osselets, pour un sourire de la serveuse mal compris, ou simplement leur soif de sang intarissable. Je ne savais pas ce qui me tirait, nuit après nuit, loin des camps d'entraînement, pour assister dans ces auberges, somme toute miteuses, à cette déchéance humaine. Je ne parvenais pourtant pas à me passer de ces visites nocturnes que je m'accordais au retour de mes missions de messager. Comme un papillon attiré par les flammes et incapable d'en détourner le regard.
« Bouh ! cria l'homme dans mon dos, qui sautant pour éviter le coup que je lui portais négligemment, fit une pirouette et se retrouva assis face à moi. Oh non! Tu as encore remis ton masque avant que je ne voie ton visage, soupira-t-il, un sourire en coin déformant ses traits, lui donnant un aspect enfantin que détrompaient les légères rides aux coins de ses yeux.
– Tu crois peut-être que ça m'amuse ? » crachai-je avec plus de venin que je ne l'aurais voulu.
Je me mordis la joue immédiatement, mais il était trop tard, les mots étaient partis.
« J'imagine bien que ça ne t'amuse pas d'être défiguré Alastair. Surtout que ta blessure est ancienne, mais ce n'est pas comme si nous ne voyons pas revenir les corps mutilés des chevaliers de Troie depuis dix ans. Et puis, savais-tu seulement que certaines femmes éprouvent de l'attirance pour les cicatrices ? expliqua-t-il, sans voir pas la moue de dégoût qui déforma mon visage. Au fait, quel service as-tu rendu cette fois pour avoir une autorisation de sortir aussi éloignée ? s'enquit-il avec un sourire lubrique que je ne connaissais que trop bien.
– Rien qui te regarde, et sûrement pas ce que tu crois. Tu m'excuseras, mais je ne viens pas de Grèce, alors certaines de vos pratiques ne sont pas encore entrées dans ma vie courante.
– Tu ne sais pas ce que tu manques, » Soupira-t-il en levant les yeux au ciel.
Oh si, je savais bien ce que je manquais. C'était sans doute une des raisons pour laquelle j'aimais ces virées solitaires. Et pour tout dire, il m'arrivait parfois de me demander comment Athéna, qui avait demandé la virginité éternelle à son père, réagirait en voyant certains comportements des formateurs et gardes de ce que nous appelions le Sanctuaire.
« Maudits étrangers qui affluent des quatre coins du monde… » grommela-t-il, feignant la déception.
Sa remarque aurait pu être vexante, mais je commençais à bien connaître Alix, le chevalier de Bronze du Loup. Il avait endossé son armure, relativement âgé, en comparaison des derniers adoubements que la Guerre de Troie avait exigée. Alix avait cependant eu la sagesse, ne se sentant pas l'âme d'un guerrier de terrain, de rester volontaire au Sanctuaire. Beaucoup l'avaient traité de lâche, les plus amères ayant été les disciples et apprentis bloqués aux camps d'entrainement. Aucun n'avait pris la peine de réfléchir que sans Chevalier, ils n'avaient plus de maître pour les former, ni les protéger. Et malgré le très fort potentiel de bon nombre d'entre nous, nous ne faisions pas le poids face aux chevaliers en titre, et encore moins face aux hommes des autres dieux.
Je souris sous mon masque. Alix était l'un des rares présents au sanctuaire qui ne considérait pas sa tache comme une punition d'Athéna. Mésestimé par ses pairs, chahuté par les disciples. Il aurait pu devenir un loup solitaire, comme bon nombre de ses prédécesseurs loups. Mais sa nature était toute autre. Il avait été un père attentif pour les plus jeunes dont j'avais fait partie, et un frère attentionné pour les plus âgés. Malheureusement, bien trop peu s'étaient donné la peine d'ouvrir les yeux sur cet insignifiant Chevalier de bronze.
Quittant mes réflexions, je remarquai sa main crispée sur sa corne de vin, je levai les yeux et regardai dans une direction précise qu'il semblait lui éviter. Un groupe de marins bien éméchés semblait avoir pris à partie le patron des lieux. Il avait bien du mal à s'en dépêtrer, sans parler de sa fille qu'un des costauds avait l'air bien décidé à malmener.
« N'y va pas, tu ne feras qu'aggraver les choses et tu ne pourras certainement pas justifier ta présence en ce lieu de perdition, grinça-t-il entre ses dents.
– Étant donné que tu es là, je peux te mettre la bataille sur le dos, le menaçai-je en me redressant.
– Qui du simple apprenti, müvien certes mais étranger malgré tout, ou du Chevalier de Bronze, penses-tu qu'ils croiront ? »
Je me rassis, ruminant les imprécations toutes plus sordides les unes que les autres qui me vinrent à l'esprit. Je le vis faire la grimace et ses yeux me lancèrent des éclairs.
« Quoi encore ? grognai-je.
– Tu ferais bien aussi d'apprendre à taire tes pensées. Elles sont si puissantes et incontrôlées qu'on pourrait douter que tu sois le fils d'Illeanne et non pas un bâtard atlante, » me sermonna-t-il.
Je le dévisageai, surprise, furieuse, paniquée, émerveillée, et bien d'autres sentiments encore m'assaillirent dans les quinze secondes qui suivirent sa réplique.
« Tu m'entends penser ? murmurai-je incertaine.
– Depuis quelques mois déjà. À ton avis, pourquoi est-ce que je me trouve aussi souvent dans tes parages. Tu n'es pas spécialement doué pour un combattant de ton âge. Tu aurais même du retard sur ta croissance, il n'y a donc aucune raison que je m'occupe de toi plus que des autres. Et cette foutue manie de te cacher derrière un masque me porte sans doute plus sur les nerfs que quiconque, parce que je sais ce que tu rumines.
– Pourquoi ne pas me l'avoir fait remarquer plus tôt ? » grondai-je, appréciant assez peu la leçon qu'il était en train de me donner dans ce lieu sordide.
Il se tut. Je le dévisageai, et sans savoir comment, je perçus les contradictions qui se bousculaient dans sa tête. La peur de ce pouvoir qui était très peu représenté chez les chevaliers. Mais aussi la honte, car lui-même pouvait ressentir, plus que réellement m'entendre, et parce qu'il ne pouvait pas projeter ses pensées. Il ne partageait avec moi qu'une sensibilité exacerbée face aux émotions fortes : l'empathie. Il aurait pu développer plus, mais une attaque pendant son entrainement avait détruit la partie émettrice de son don. Intriguée, j'allais pousser plus loin mon exploration quand je repris violemment conscience de mon corps. Comme si une porte venait de m'être claquée au nez.
« Voilà exactement pourquoi je ne te l'ai pas fait remarquer plus tôt, gronda-t-il montrant les crocs tel le loup acculé. Tu devrais savoir que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ni à entendre, et encore plus celles qui sont cachées au fin fond de l'esprit d'autrui. »
Je rougis sous mon masque comprenant ma grave impolitesse. J'avais entendu mon père expliquer à mon frère plus âgé comment isoler ses pensées. J'imaginai donc un mur entre Alix et moi, espérant ne pas diffuser cette honte qui m'avait saisie.
« Je crois que j'ai déjà trop bu ce soir, marmonnai-je en guise d'excuse, et puis il n'y a que des saletés de brutes épaisses étrangères dans ce troquet, pas la peine de s'attarder plus ! » déclarai-je plus fort que je ne l'aurais dû.
Ma réplique eut deux effets. Premièrement, le regard horrifié d'Alix. Deuxièmement, le silence apeuré qui envahit l'établissement.
« Oups… murmurai-je en enfonçant ma tête dans mes épaules.
– Hé toi là-bas ? »
Je voulus répondre, mais la pression exercée sur mon cou par la main d'Alix me fit perdre l'équilibre et momentanément la vision.
« Ne vous occupez pas de lui, les jeunes de nos jours. Incapables de se tenir tranquilles dès qu'ils ont bu un verre de trop. »
Et ce faisant, il lança une bourse de cuir au patron et me jeta inconsciente sur son épaule pour me tirer de là avant que je ne déclenche moi-même la tuerie que j'avais attendu toute la soirée.
Quelle idiote j'avais été ce soir-là. Alix avait eu bien raison de lancer à la cantonade que j'avais trop bue. Et pourtant, cela aurait été me renier moi-même que de ne pas agir comme je le fis. Alors qu'il marchait vite pour nous rejoindre la route qui menait à la crypte où attendaient les passeurs pour le Sanctuaire, je me débattis et cabrai comme une enfant furieuse. Sauf qu'un enfant lâche beaucoup plus vite le morceau qu'un adolescent, et je n'étais ni l'un ni l'autre. Sous mes allures de garçon pas encore tout à fait devenu homme, je cachais une jeune femme sans doute plus obstinée encore que les autres, car je m'étais imposée une ligne de vie allant à l'encontre de toutes les mœurs de mon époque.
Je me libérai de sa prise et atterris prestement un genou à terre.
« Alastair ne fait pas de bêtises, m'implora Alix.
– Tu ne comprends pas, pourtant tu les entends ! » grondai-je, serrant le poing.
Une auréole de lumière entoura celui-ci alors qu'inconsciemment j'y concentrai mon énergie. Alix ouvrit grand les yeux, trop surpris par la mise en pratique de ses enseignements que je n'avais jusqu'alors jamais réussi à contrôler. Il se figea, comprenant que c'était ma colère associée à mes dons sauvages qui guidaient mes mouvements.
« Tu peux entendre les pensées des autres, pas seulement émettre les tiennes ? souffla-t-il entre stupeur et fascination.
– Je ne sais pas ce que je peux faire, m'écriai-je tendue comme la corde d'un arc prêt à tirer. Mais j'entends d'ici ce qu'ils pensent Alix. Ce ne sont pas de simples marins, ce sont des mercenaires qui rentrent de Troie. »
Mais il semblait aussi déterminé à me faire taire que je l'étais à régler leur compte à ces hommes assoiffés de chaos. Il s'élança vers moi, mais ma rage et ma haine pour ces hommes sans foi ni loi déclencha en moi un accès de puissance qui me permit d'échapper aux crocs du loup et de le repousser.
La falaise s'effondra sur Alix. Je n'avais aucun doute quant au fait qu'il avait survécu. Après tout, il ne quittait jamais son armure, si ce n'est son casque, et maîtrisait le cosmos à un degré suffisant pour lui faire éclater les montagnes de rochers. C'est donc sans aucun remord, que je filai tel le vent vers l'auberge située à plusieurs kilomètres à l'intérieur des terres.
Je ne m'étais pas trompée sur les intentions de ces hommes, mais le spectacle que je trouvais n'en fut pas moins pénible. Combien de temps étais-je restée inconsciente sous le coup que m'avait porté Alix à la taverne, je n'aurais su le dire… Mais bien trop à mon goût.
Le village était à présent la proie des flammes, et la taverne éventrée. L'odeur du sang teintait l'air nocturne de peur, violence, amertume. J'en oubliai la mission qui m'avait été confiée, ainsi que plus grave, le devoir de réserve qui était la règle pour que je puisse quitter le Sanctuaire fut oublié. Je n'étais pas venue ici pour m'amuser, contrairement à ce qu'Alix devait croire. J'étais venue en tant que messager, mais également comme gardien des rivages du Sanctuaire. Je n'avais jamais réellement pris au sérieux cette partie de ma mission. Je n'avais jamais châtié ceux qui osaient trop s'approcher du domaine sacré avec des intentions belliqueuse, ni ceux qui s'attaquaient aux villages sous la protection d'Athéna. Mais ce soir-là, je n'étais plus capable d'assister aux massacres sans intervenir. Pas alors que les cris portés par le vent me frappaient de plein fouet et que les émotions, plus violentes les unes que les autres, assaillaient mon esprit.
Je me souvins des combats, de ces hommes qui se croyaient puissants de par leur taille et leur musculature. Quel désenchantement, qu'un seul de mes poings, enflammé par le cosmos, puisse les jeter à terre. Leur violence devint mienne, et je crus, me laissant porter par le combat et le chant des étoiles, avoir moi aussi revêtu l'habit de lumière flamboyant et rougeoyant de la rage des Berserkers d'Arès.
Mon intervention dû réveiller les puissances éteintes, et parmi ces guerriers sans noms que je jetais à terre, certains se relevèrent bien trop vite pour des humains quelconques, qui formaient généralement le plus gros des mercenaires. Mais j'étais aveuglée et n'y prêtais pas l'attention que j'aurais due.
Un enfant pleurait, ses cris étouffés contre l'épaule de sa mère. Je reconnus la serveuse chahutée un peu plus tôt par les ivrognes. Sa robe était déchirée et tachée de sang. Et bien que meurtrie au plus profond de sa chaire, elle luttait pour protéger l'innocence de sa fille. Inconsciemment je me plaçai entre les corps tremblants et les guerriers, tout en projetant des pensées apaisantes vers les petites formes à terre. Je les protégeai alors que s'imposaient à moi les réminiscences d'un autre massacre. Ce jour où ma vie bascula.
Je n'avais sans doute pas plus de cinq ou six années quand je fus pour la première fois en première ligne d'un massacre. J'avais depuis assisté à beaucoup d'autres tueries de plus ou moins loin. Mais celle-ci avait laissé une empreinte particulière, car c'est mon peuple qui s'éteignit devant mes yeux. C'est également le jour où je fus pour la première fois touchée par le cosmos sacré et empli d'amour et compassion de ma déesse.
A l'époque, nous étions en route vers le Sanctuaire d'Athéna, déesse de Grèce, contrée éloignée de l'endroit où j'étais née. Nous allions y retrouver Père, ainsi que les guerriers de notre clan, qui avaient ouvert la marche quelques mois plus tôt. Je me souvenais de l'enthousiasme débordant, qui me faisait marcher aussi vite que mes petites jambes pouvaient me porter pendant des heures durant. J'essayais toujours de rattraper mon frère aîné qui trottait avec les autres garçons du clan en tête de notre caravane. Etant plus jeune qu'eux, je devais rester avec ma mère en arrière. Cependant, je n'acceptais pas cette mise à l'écart, aussi passai-je mon temps à tirer sur la main de maman, pour la forcer à presser le pas et les rattraper.
« Mais pourquoi n'es-tu pas pressée d'arriver ? lui demandai-je finalement exaspérer de lutter depuis plusieurs semaines.
– Parce que nous sommes encore loin, et ce n'est pas courir quelques secondes qui nous fera arriver plus tôt, répondit-elle calmement.
– C'est si loin que ça, la Grèce ? » râlai-je.
Elle tourna son visage pâle mais pourtant radieux vers moi et me sourit. Ce sourire qui me paraissait si tendre à l'époque, mais qui à présent me rappelait le sourire de celles qui ont trop sacrifié et gardent le silence pour ne pas pleurer plus.
« C'est très loin ma petite lumière, avoua-t-elle en m'ébouriffant les cheveux, me faisant grimacer à ce surnom.
– Pourquoi Papa ne nous accompagne pas ? continuai-je de ma petite voix fluette, sans pour autant quitter le groupe d'enfants du regard.
– Ton père se trouve là-bas, il construit notre nouveau foyer. Il est parti il y a deux printemps déjà, tu ne te souviens pas ? »
Non, je ne m'en étais pas souvenue. Je m'étais concentrée un instant, fermant les yeux et serrant les poings, cherchant dans mon esprit cette présence familière et pourtant lointaine que j'associais à mon père, tout en cherchant quel visage il pouvait bien avoir.
Maman me saisit dans ses bras, me portant à son niveau. Nous nous fîmes face. Elle me regarda droit dans les yeux et scruta mon visage, comme si tout à coup, j'étais devenue une étrangère. Elle écarta du bout des doigts les mèches de cheveux fous qui couvraient mon front, et me lâcha, comme brûlée par ces marques apparues depuis peu sur ma peau.
« Aïe, ça fait mal ! râlai-je tout en me redressant et en me frottant le front. Maman ? »
Elle me dévisageait affichant une expression inquiétante, son regard lointain. Elle semblait perdue dans une transe comme l'était parfois le druide du village où j'étais née. J'allai à nouveau l'appeler quand elle se tourna vivement et dégainant son arc, lâchant une salve de flèches trop rapide pour que mes yeux puissent la suivre. Pas assez cependant pour bloquer son agresseur.
Elle fut frappée de plein fouet par ce qui à l'époque m'apparut comme une colonne de lumière. Elle s'éleva dans les airs, le dos cambré comme les danseuses le soir des flambées de Beltane. Sa bouche se déforma pour lancer un avertissement qui ne vint jamais. Son corps fut déchiqueté et retomba en morceaux alors que la lumière disparaissait, m'éclaboussant de son sang et de sa chaire.
Je n'avais alors plus rien remarqué autour de moi. Pas même mon frère qui hurlait et essayait de remonter la file des voyageurs jusqu'à moi, tandis que d'autres tombaient sous les coups de ces ennemis trop rapides pour être visibles. Je restai figée, à regarder le sang couler, ne clignant plus des yeux, trop tétanisée pour me souvenir que je devais me relever et fuir, au moins trouver refuge auprès de mon frère. Je fis un pas, puis tombai à genoux. La tête de ma mère roula jusqu'à moi, figée par la peur et la surprise. Je glissai les doigts dans ses longs cheveux et plongeai mon regard dans ses yeux améthyste.
La terreur me frappa plus fort encore que toutes les douleurs que j'avais un jour pu connaître. Les dernières pensées de ma mère s'insinuèrent en moi et me vrillèrent l'esprit avec plus de force qu'une flèche l'aurait fait en me traversant le crâne de part en part. Submergée, je vécus la mort de mes compagnons comme la mort de chaque étoile qui avait fait jusqu'à présent ma galaxie, engloutie par ces comètes sanglantes et marines.
Filantes, d'autres comètes apparurent entourée de douces auras dorées et argentées. Le combat prit un nouveau visage, mais j'étais toujours incapable de bouger. Je restai là, figée par la terreur et la détresse de mon peuple, couverte de son sang et poussée aux bords de la folie par leurs émotions. Alors que les puissances croissaient et que mes os vibraient au point qu'ils allaient se briser sous la pression de tout ce chaos, un nouveau cosmos apparut supplantant les autres.
Aussi doux et chaud qu'il parut dur et glacial aux comètes qui s'écartèrent et se dispersèrent, cette nouvelle présence rayonna sur le champ de bataille qui avait un jour été notre caravane. Je me laissai absorber par cette présence. Mais alors que j'étais toujours figée dans l'admiration de cette lumière, une comète furieuse se précipita sur moi.
« Les traîtres n'ont pas le droit de porter la marque de notre peuple. Vois la vérité ! »
Une main s'abattit sur mon front, là où deux points ornaient depuis peu la peau claire, symbole de mon appartenance à la race de Mü et Atlantis. La douleur fut insoutenable, et pourtant elle n'était rien comparée à ce que je venais de vivre alors que s'éteignaient mes compagnons. Et tandis que j'étais moi aussi poussée vers le néant, cette présence bienfaisante, se tourna vers moi et me retint. Tout m'avait semblé condamné au froid et aux ténèbres, sa douce lumière m'entoura, me protégea et me ramena.
Quand mes pupilles dilatées reprirent leur taille normale et que je pus à nouveau voir la réalité et non plus en nuance de lumière et ombre, un homme se tenait devant moi. Sa main était posée sur l'épaule d'une femme elle-même agenouillée à mes côtés. Elle paraissait si jeune, et pourtant ses cachaient une infinie sagesse dont je ne pus me détacher.
« Pallas tu ne devrais pas, intervint l'homme.
– C'est de ma faute si le peuple de cet enfant est ainsi pourchassé. Je n'accepterai pas de la laisser partir alors qu'il a encore toute une vie devant lui.
– Tu aurais dû laisser Illeanne faire le voyage avec eux. Ou bien nous prévenir qu'il allait faire venir ceux dont il avait la garde au Sanctuaire, déclara l'homme avec reproches.
– Le Sanctuaire n'en est encore qu'à ses balbutiements. Et Illeanne était trop occupé à poser les fondations solides et les scellés sur ce qui doit être caché. »
Elle irradiait de cette lumière étonnante, à tel point que je me sentis honteuse d'oser porter un patronyme qui semblait bien pâle comparé à cette personne. Etait-ce ainsi que se présentaient les Dieux aux êtres inférieurs que nous étions.
« Puisse-t-il avoir terminé à temps… grommela l'homme que je découvrirai bien plus tard sous l'identité d'Hermès, le dieu messager. Avec les tensions, actuelle, j'ai peur que cet histoire à Troie ne dégénère en Guerre Sainte. Et qu'allons-nous faire de ces gamins ? » S'enquit-il.
Son regarde se déplaça de moi vers les survivants de la caravane, assemblés un peu plus loin. Ils étaient occupés à étendre les corps, et recomposer ceux qui avaient été mutilés. Avec un geste tendre, il posa sa main sur les miennes et écarta mes doigts toujours crispés sur la chevelure de ma mère. Il souleva délicatement la tête, et la tendit à l'un de ses hommes. La déesse m'aida à me relever.
Tout à coup, leurs pupilles se dilatèrent, pour reprendre aussi vite leur taille normale. Ils se redressèrent tous les deux.
« On nous appelle, Pallas. »
La déesse se détourna de moi et leva des yeux inquiets vers Hermès. La nervosité du messager céleste était palpable, et les ailettes à ses chevilles battaient l'air frénétiquement. Pallas soupira, et lâcha ma main qu'elle avait jusqu'à présent tenue.
« Ne commence pas, tu es déjà intervenue alors qu'ils ont été maudits et rejetés de l'Olympe. Tu les défends déjà bien assez face à la fureur de notre oncle. Tu ne peux pas en plus désobéir à Père pour eux. Les nôtres nous attendent.»
Et comme emporté par le souffle du vent, il disparut. La jeune femme fit rouler ses épaules, rejetant en arrière les mèches de cheveux qui avaient échappé à son casque. Elle me regarda de côté et murmura : « nous vous attendrons au Sanctuaire, héritiers d'Illeanne, ne vous perdez pas en route et ne vous attardez pas. »
Puis, elle disparut à son tour.
Je clignai des yeux. Quelques millièmes de secondes d'inattention, juste assez pour ces étoiles rouges de lancer leurs attaques mortelles, juste assez pour se glisser devant les innocents, lever les bras, les croiser devant mon visage et encaisser.
L'attaque me frappa de plein fouet, mais je ne cédai pas. Je sentis la terre se fendre sous mes pieds, et mon corps reculer sous la pression du coup. Mes os vibrèrent, mais si je baissais les bras, ils y passaient avec moi.
J'avais depuis longtemps accepté de mourir au combat. C'était la manière dont j'avais choisi de passer d'un monde à l'autre. Et le faire en défendant ces vies innocentes, était plus que satisfaisant. Mais dans le cas présent, et à voir l'étendue du désastre autour de nous, le simple fait de leur servir de bouclier, ne leur serait d'aucun secours.
La puissance du coup fut cependant plus forte que ma résistance. Mes bras s'écartèrent alors qu'un craquement sinistre remontait le long de mon côté gauche. L'énergie continua tout droit et percuta mon front de plein fouet. Un nouveau craquement résonna dans mes oreilles alors que j'étais projetée en arrière. J'atterris péniblement sur mes pieds, mon appendice gauche pendant lamentablement. J'eu un mouvement de recul pour me mettre en position de défense et manquai de tomber, marchant sur le demi-visage métallique. Le masque qui avait été mon visage depuis près de dix ans avait éclaté sous l'impact. Mais sur le moment, je n'en avais que faire.
« Tiens, en voilà un qui est moins faible que les autres, railla l'homme qui portait sous une cape en armure plus noire que l'onyx.
– Oy ! Ne garde pas tout pour toi et laisses-en un peu aux autres, appela un autre qui sortait des décombres d'une maison, tirant un cadavre par les cheveux.
– Un qui ne craque pas aussi facilement que ceux-ci et en plus se donne le luxe de protéger les autres ? Je veux voir ça ! » les héla un géant.
Il se tourna vers moi, et d'un claquement de doigt, rompit la nuque de l'enfant qu'il tenait à sa merci, puis jeta le corps en pâture aux flammes. Et moi, je les regardais à travers mes doigts écartés cachant la partie de mon visage pâle exposée par la rupture de mon masque, et contenant le mince filet de sang qui coulait de mon front. J'étais impuissante face à ces guerriers d'Arès. Un cri de rage refusait de quitter ma gorge.
« Allez, je vous laisse celui-ci, la femme m'intéresse plus que ce simulacre de guerrier. C'est à peine un gamin pré pubère, » se moqua le géant.
L'enfant échappa aux bras de sa mère tétanisée et s'accrocha à ma jambe. Ce contact non désiré eu cependant l'effet d'une douche froide. J'inspirai profondément et détachai ma main de mon visage et la posai sur sa petite tête blonde, afin de le réconforter.
« Oh, mais c'est pas un garçonnet que nous avons là ! Regardez-moi ce petit minois de fille en colère, s'exclama le plus petit des trois en détaillant mon visage.
– Tu as encore trop bu avant de passer à l'attaque, se moqua le géant.
– Non regarde bien ses yeux. »
Pourquoi relevai-je la tête et regardai-je ces trois guerriers aguerris droit dans les yeux, sans chercher plus longtemps à cacher ma nature ? Sans doute parce qu'il n'y avait d'autre action acceptable dans ma situation, aucune autre que le défi.
« Athéna, je ne vous ferai pas honte et ne reculerai pas. Même si je dois y laisser la vie, je donnerai à cet enfant la même chance que celle que vous m'avez accordée. »
Je fermai les yeux, replongeant dans cette perception unique de l'univers qu'Alix avait eu tant de mal à m'inculquer. Je devais ressentir cet univers qui vivait en moi.
« Athéna, aidez-moi à trouver la voie du cosmos et enflammer mon univers. »
Un souffle brûlant me caressa le visage et souleva les fines mèches de cheveux roux qui collaient jusqu'à présent à mon front plein de sueur.
« Oh regardez son front ! s'écria le petit.
– Une Atlante ! s'exclama le second.
– Une descendante du peuple de Mü tu veux dire, sinon elle ne défendrait pas cette racaille humaine et ne se trouverait pas aussi près du territoire d'Athéna, les corrigea le géant. Et elle sera mienne, » s'écria-t-il son regard ayant quitté la mère qu'il dévorait des yeux quelques secondes plus tôt.
« Athéna veille sur cet enfant si je viens à faillir. »
Et sur cette dernière supplique, je libérai l'énergie qui brûlait en moi et chargeai. Malgré mon bras cassé. Malgré mon visage exposé. Le poing en avant. J'arrêtai mon geste pour ne pas exposer inutilement l'enfant encore attaché à ma jambe, mais pas avant qu'un rayon lumineux ne quitte mon doigt tendu et ne frappe le plus petit des trois guerriers.
La violence de l'impact me surpris autant qu'eux, qui reculèrent et ôtèrent leurs capes pour révéler les armures noires familières. Mon cœur se serra. Contre de simples soldats, peut-être aurais-je pu espérer sauver l'enfant et la mère. Mais seule contre trois berserkers en armures, nous aurions besoin d'un miracle.
« Oho, les Chevaliers des autres Dieux sont-ils donc si faibles qu'ils acceptent une femme-enfant dans leurs rangs ? se moqua le géant.
– Ouais, bah c'est pas toi qui t'es pris son attaque ! » grogna le petit qui se redressa lentement.
Il se tenait l'épaule, dont l'armure avait volé en éclats et dont la chaire se couvrait petit à petit d'une couleur mauve surprenante. Je profitai de leur querelle pour me tourner vers l'enfant.
« Je veux que tu me promettes d'emmener ta maman loin d'ici. Tu vas l'aider à se lever, et tu vas marcher sans te retourner, loin, très loin. Quoi qu'il arrive, ne te retourne pas. Athéna veille sur tes pas. »
L'enfant hocha frénétiquement la tête puis s'enfuit à tire d'aile vers sa mère. J'aurais voulu les suivre du regard le temps qu'ils se mettent à l'abri, mais le petit blessé ne me laissa pas de répits et m'attaqua à peine remis sur pieds.
Le reste ne fut plus qu'ombres projetées par les flammes sur les murs de pierre qui s'écroulaient. Ombres, ténèbres, métal brisé, sang et douleur, puis le silence.
La septième génération depuis l'avènement des guerres Olympiennes et les destructions d'Atlantis et Mû s'était dressée pour porter haut les couleurs d'Athéna. Des quatre coins du monde, marchaient vers le Sanctuaire ceux qui avaient été touchés par le cosmos de la déesse aux yeux pers.
Nombreux étaient les hommes, paysans ou soldats, fils de rois et même demi-dieux ou encore simples mortels, à vouloir jurer fidélité à celle à qui Nikè, la déesse de la Victoire, avait confié son sceptre. Nombreux étaient les prétendants, mais bien peu étaient les élus. La sixième génération s'éteignait, et la septième marchait déjà vers la colline sacrée où les armures attendaient le retour de ceux que sauraient les revêtir.
Malgré le semblant de paix enfermant dans sa douce étreinte le monde, et le manque de combat de ces dernières décennies, les batailles entre Athéna et Poséidon n'étaient pas rares. Et l'appel de la guerre était un champ enchanteur. Certains pensaient que les victoires répétées de Pallas sur l'Empereur des Océans avait détruit toute ambition de domination de la Terre chez les Olympiens. Mais moi, dont le peuple fut décimé par la colère des Dieux que nous avions servis, je savais que jamais cette soif de sang ne se tarirait.
Une nouvelle guerre éclata alors que je rejoignais moi-même enfin le sol sacré du Sanctuaire. Et depuis dix années humaines, le visage caché par ce masque métallique vide de toute expression, j'avais marché sur les traces de mon père, là où aurait dû se dresser mon frère.
Mon nom est Cassidy. C'est le nom de ma naissance, la lumière intelligente dans la langue de mon clan exilé. Mais selon toute vraisemblance, c'est le nom d'Alastair, en grec Alexandre, le défenseur des hommes, qui me survivra, même si je ne lui ai pas fait honneur à celui de mon père, Illeanne.
Si je parle d'une manière franche et parfois à la limite du blasphème des hommes et des dieux, c'est parce que, plus que beaucoup d'entre nous, j'ai été témoin de leurs querelles et victimes de leurs guerres fratricides.
Mais je me noie dans les détails et les digressions à chaque nouvelle idée qui jaillit, alors que tout ce que je souhaitais était un récit simple et plein d'émotions, griffonné sur un coin de papyrus à l'heure où le verdict ne tardera plus. Je voulais raconter les derniers jours de l'unique apprenti-chevalier femme que la garde d'Athéna ait connue. Je ne peux nier, à voir ces rouleaux inutilement couverts de ma petite écriture, que je sois une femme. Je parle trop pour mon propre bien, mais je ne peux indéfiniment rejeter ma propre nature. Juste parce qu'ils ne l'acceptent pas.
Il fallait choisir un point de départ à cette histoire, et en fermant les yeux, je me disais que ces quelques jours de captivités avant que mes pairs ne décident de mon sort, ne me permettaient pas de relater toute une vie, aussi jeune soit-elle.
Je me souviens de ce jour où pour la première fois je fus graciée du cosmos de Pallas. Ou de cet autre jour, où après avoir marché des semaines hébétées à courir après mon frère, nous parvînmes au Sanctuaire pour apprendre que Père était en route pour Troie. Je me souvins de ces semaines de convalescence et des scellées qui furent posées sur mes dons d'enfant en même temps que la cicatrice barrant mon front se formait. Cicatrice que je pris l'habitude de cacher sous un masque de métal, qui me permis de survivre seule au Sanctuaire.
Père nous abandonna pour répondre à l'appel de la Guerre Sainte. Il laissa également derrière lui un Sanctuaire naissant. Seules quelques tentes plantées sur un python rocheux témoignaient que l'endroit pouvait accueillir des hommes. Mais déjà les pierres de plusieurs palais avaient été entassées le long d'un grand escalier qui semblait taillé à même la roche.
Athéna avait laissé sur place quelques-uns de ses vieux chevaliers, trop âgés pour encore combattre, mais bien assez puissant pour maîtriser et former les jeunes qui affluaient vers le sanctuaire, et quelques chevaliers moins expérimentés, mais volontaires.
Nous fûmes menés à celui qui assumait le rôle de représentant suprême d'Athéna pour être jugés aptes ou non au service de la déesse. Le regard dur de l'homme agaça mon frère au plus haut point, lui dont la foi avait déjà été fortement ébranlée par la mort des nôtres, fut achevé par l'absence totale de notre père. Quant à moi, je ne vis dans cette entrevue qu'un défi supplémentaire à relever, après celui de vivre alors que les autres avaient péri.
Athéna avait donné d'elle-même pour nous sauver, il n'était pas dit qu'au moins une fois, je ne puisse ne serait-ce qu'être là et partager son fardeau. Mais mon frère ne l'entendait pas ainsi. Pour lui, nous avions déjà payé un prix trop lourd. Il quitta le sanctuaire avant même que nous ayons été acceptés parmi les novices, disparaissant sans laisser de trace. Ce fut une grande tristesse pour moi, doublée d'un sentiment de trahison intense. Mais je n'en fus que plus déterminée à revêtir une armure, et rejoindre Père aux pieds de la muraille de Troie. Père n'était pas un combattant de première ligne, mais ses qualités de stratège et de bâtisseur firent que ses exploits parvinrent jusqu'aux oreilles des novices. Je voulais qu'il soit fière de moi.
Lorsque mon frère disparu, je résolu de passer pour morte et de prendre sa place. J'avais pris l'habitude de dissimuler mon visage sous les bandages, défiguré par les cicatrices du massacre auquel nous avions échappé. Le forgeron du Sanctuaire me fabriqua un masque de métal, d'abord provisoire, mais que je continuai à porter bien après la guérison de mes blessures. Les années passant, j'appris à forger afin de ne plus faire appel à une aide extérieure, et conserver le secret de ce visage fin dont la cicatrice frontale s'était estompée, au point de ne laisser place qu'à une légère rougeur quand j'étais en colère. J'avais cependant besoin de ce masque, autant pour me rappeler ma résolution, que pour cacher ces marques laissées par l'étoile rouge ou encore la féminité de mes traits, que je ne pouvais contrôler.
Pas un instant, je n'avais craint pour ma vie, que ce soit les exercices qui blessèrent plus d'un d'entre nous, ou les punitions sévères qui planaient sur chacune de nos têtes. J'avais grandi au sein d'un peuple, où la femme était l'égale de l'homme. Et même si parfois, j'entendais les rumeurs, sur ce que faisaient les maris à leurs épouses, enfermées dans les gynécées, jamais je n'avais craint qu'ils n'attentent à ma vie. Simplement parce qu'ils auraient découvert la vérité sur mon sexe.
Comme je m'étais trompée.
Depuis une semaine maintenant j'étais assise en tailleur, les mains posées sur mes genoux, paumes retournées vers le ciel, les yeux fermés, cherchant ce qui avait changé en moi et avait permis le miracle que je survive à ce combat contre les soldats d'Arès. J'essayais également de comprendre l'ironie qui voulait que je tombe bientôt sous les coups de mes pairs.
Sur mes genoux reposait la réplique de mon masque. Alix, ce cher Alix, en avait demandé une réplique au chevalier d'or du Verseau. L'autre forgeron du Sanctuaire était de retour du champ de bataille, avec les dépouilles des chevaliers tombés lors de la dernière offensive. Il avait cependant pris le temps d'accéder à la demande d'Alix, et je lui en étais reconnaissante. Cette pièce d'orfèvre magnifique avait été mon seul compagnon depuis mon incarcération, et représentait toute ma dualité. Peut-être attendaient-ils qu'Alastair reprenne le pas sur Cassidy ? Mais qui se souvenait encore de la petite Cassidy qui avait disparu alors qu'Alastair, au visage de métal, faisait son entrée parmi les novices ?
Malgré ce traitement pénible, mon corps était habitué à pire. Déjà mon bras gauche retrouvait une certaine mobilité, du moins je n'avais plus aussi mal qu'au départ. Je fus même surprise de ne pas avoir subi plus de dégâts qu'un bras cassé et quelques coupures plus ou moins profondes vu la violence des combats. Un miracle de plus inexpliqué, sachant que j'avais fini le combat inconsciente. Alix avait appelé ça l'instinct du Chevalier, même inconscient, nous étions capables de combattre pour défendre plus faible que nous. Alix…Comme je regrette de l'avoir entraîné dans ma chute, mais je ne regretterai jamais d'avoir pris la décision de combattre.
Je posai délicatement le masque sur mon visage et inspirai profondément. Il semblait mieux adapté que le précédent qui datait de plusieurs mois déjà. Celui que j'avais brisé datait de l'époque où le vieux forgeron m'avait surprise à utiliser son matériel. Mes traits étaient encore assez ronds pour qu'il me prenne pour un garçonnet. Il m'avait aidé mouler mon visage dans la terre qu'il avait cuit au four, pour en faire un moule à partir duquel j'avais fabriqué les masques suivants.
J'inspirai, puis ouvris les yeux. L'éclat du jour me surpris. J'avais toujours eux un mal fou avec la partie protégeant les yeux. Je ne voulais pas qu'on puisse reconnaître mon regard mauve qui était très différent du marine presque noir des yeux de mon frère. Aussi avais-je accepté de perdre en visibilité, ce que je gagnais en discrétion. Mais ce nouveau masque ne présentait aucune perte de visibilité. Il était comme une seconde peau. Quel dommage que ces améliorations arrivent alors que je ne pourrais sans doute plus combattre.
Je soupirai et fermai les yeux. L'attente me pesait plus que je ne voulais le reconnaître. Je me concentrai à nouveau sur ce que mon esprit percevait de l'extérieur, reproduisant les gestes que j'accomplissais d'instinct enfant, quand je me lançais à la recherche de la présence éloignée de mon père.
Les ténèbres où j'évoluai à tâtons furent bientôt parsemées de multitudes d'étoiles. Certaines vives, d'autres crépusculaires, et d'autres encore naissantes. À juger des distances, je reconnus les apprentis chevaliers assemblés au Colysée, entourés d'étoiles plus brillantes, leurs maîtres. La douce puissance contenue d'Alix faisait partie de ce second groupe. Il suivait avec intérêt le combat, entouré de deux camarades plus puissants. Non, ce devaient être plus vraisemblablement ses geôliers qui lui avaient accordé cette sortie, le temps de déterminer lequel, de son élève, ou de celui du vieux Electryon du Lionnet, l'emporterai. Le canin contre le félin.
Je suivis quelques temps la collision des deux enfants, griffes et crocs déployés. Pourquoi le disciple d'Alix se laissait-il mener par celui de cet abruti d'Electryon, je ne le comprenais pas. Mais peut-être la haine du maître ressurgissait-elle sur le disciple ? Electryon était roi d'une province grecque, aussi se devait-il, plus que tout autre chevalier, de marcher contre Troie. Mais le bonhomme joua de son grand âge et conservant son armure, il envoya mourir ses fils avant qu'ils n'aient achevé leurs formations de Chevaliers.
Si, au moins, il avait laissé son armure du Lionnet à son fils cadet qui était sous la protection de cette constellation... Mais il n'en avait rien fait, déclarant qu'un Chevalier devait mourir au combat et non renoncer à son titre. Voilà bien un homme dont la devise pourrait être "faite ce que je dis, pas ce que je fais". J'avais toujours été étonnée qu'il ne reçoive pas plutôt l'armure de bronze du renard, vu son esprit tortueux, mais nous ne choisissions pas l'étoile sous laquelle nous naissons. Ce n'est pas le chevalier qui gagne une armure, mais l'armure qui choisit celui qu'elle défend. Comme j'aurais aimé pouvoir lui faire la remarque d'égal à égal, mais cela n'arrivera sans doute jamais, autant se concentrer sur le spectacle.
« Je me demandais bien qui pouvait ainsi observer le combat. Tu ne dois pas bien suivre leurs attaques de cette manière, veux-tu voir par mes yeux? »
La question me prit de cours et brisa ma concentration. Surprise, j'ouvris les yeux et me retrouvai projetée contre le mur de ma cellule sous l'impact de mon retrait brutal. Cette voix... Elle était indéniablement masculine et mûre. Et bien qu'aux échos amusés, elle ne ressemblait en rien à celle d'Alix, ni à celle des autres apprentis. Sans compter que s'il y'avait eu d'autres personnes avec une telle sensibilité mentale, je n'aurais pas redécouvert mes dons Müviens aussi tardivement. Mes yeux s'écarquillèrent à cette dernière pensée.
« Mü. Se pouvait-il que je sois entrée en contact avec ... »
Je voulus tenter à nouveau de le toucher, mais la douleur me foudroya le cerveau et enflamma mon front. Des hurlements jaillirent de part et d'autres du Sanctuaire, mais j'étais déjà inconsciente quand la porte de ma cellule vola en éclats et qu'on s'agenouilla à mes côtés.
Lorsque je m'éveillais, mon cœur se serra au point que je crus qu'il allait éclater. À mon chevet se tenait cette femme sans âge à qui je devais la vie. Elle me regardait avec de tels yeux, que je ne sus y lire que de la tristesse. L'avais-je déçue à ce point? Savait-elle? Bien sûr qu'elle savait, quelle idiote de moi. C'était une déesse qui se trouvait à mon chevet, pas n'importe lequel de mes compagnons d'armes.
« Crois-tu que tout ira bien ? s'inquiéta la déesse encore vêtue de ses vêtements guerriers à la personne qui se tenait en retrait.
– D'autres s'en sont sortis avant elle, répondit calmement cette voix que je reconnus comme celle qui m'avait touchée pendant l'affrontement des aspirants chevaliers.
– Elle, c'est bien le problème. Si effectivement elle se porte bien qu'allons-nous faire d'elle? »demanda plaintivement Alix qui prit ma main.
Ce contact me surpris tant il était différent des précédents, comme si son esprit qui ne savait que recevoir cherchait cependant à atteindre le mien. Et le mien recevait à présent toutes ces informations par le simple contact de sa peau sur la mienne.
« Une femme qui a leurré tous les Chevaliers, une menteuse et scélérate ! Elle aurait pu tous nous tuer avec une démonstration pareille. Une femme ne peut pas entrer dans notre ordre !
– Ça suffit Electryon, oublies-tu que c'est à une femme que tu as prêté serment ? lui rappela la voix.
– Viris, ce n'est pas parce que tu es chevalier d'or et du même peuple que cette écervelée que je te dois supporter... répliqua le vieux roi.
– Il suffit! claqua la voix habituellement douce d'Athéna me parut bien dure, et vibrante d'une colère contenue. Si vous avez des comptes à régler, allez donc le faire au Colysée qui a été construit avant tout pour que vous vous y défouliez sans détruire le reste du Sanctuaire. Et laissez-moi seule. Chevalier du Loup, toi aussi, s'il te plait. »
Alix sembla hésiter, puis acquiesça et après une courte révérence, laissa échapper ma main et quitta la pièce où je me trouvais.
« Chevalier Lionnet ? » Insista la déesse aux yeux pers.
Je l'entendis grogner, puis avec un raclement sur le sol plus sonore que les pas d'Alix, quitter la cabane. Il avait dû, une fois de plus, arborer fièrement son armure, et était mortifié d'être ainsi renvoyé par sa Déesse. Être ainsi rejeté alors que les autres n'avaient fait aucun effort et étaient vêtus, une fois n'était pas coutume, que de leurs vêtements quotidiens. Le dénommé Viris s'approcha du lit et fit une chose à laquelle je ne m'attendis pas. Il s'inclina vers moi et déposa sur mon masque un tendre baiser, là où les symboles müviens étaient dissimulés par une cicatrice.
« Le masque devrait contrôler ses émissions, jusqu'à ce que vous ayez pris votre décision ma Dame, murmura-t-il de cette voix calme et profonde, sous laquelle on pouvait deviner une pointe d'amusement.
– S'il te plait, rends-toi au Colysée, j'ai peur qu'Electryon ne commette une folie, soupira-t-elle. Je n'aurais pas dû accepter qu'il conserve son titre de Roi en même temps qu'il s'occupait des apprentis du Sanctuaire. Pas plus qu'il n'aurait dû conserver son armure. Dire que ses trois fils sont morts dans la guerre qui s'achève, et tout ce dont il se soucie, c'est que l'armure du Renard ait échappée à son influence et du pouvoir menaçant de cette enfant, acheva-t-elle avec amertume.
– Peut-être dissimule-t-il sa douleur en se consacrant au futur de la Chevalerie ? tenta Viris. Mais je vais vous laisser ou cette petite demoiselle n'osera jamais nous signaler qu'elle est éveillée. »
Je sentis une vague concentration d'énergie, puis la présence calme et rassurante de Viris disparut.
« Tu peux te lever, » m'invita Pallas tout en touchant du bout des doigts le bandage de mon bras gauche.
Moi qui m'étais crue courageuse, alors que je rêvais de la revoir depuis qu'elle m'avait sauvée la vie, je redevins une enfant craintive et tremblante en m'exécutant.
« Peux-tu marcher Alastair? » me demanda-t-elle sans détour, alors qu'elle se redressait, tenant fermement dans sa main le sceptre que lui avait confié Nikè.
J'avais la gorge serrée par l'émotion, alors que péniblement, je quittais la position allongée. Ma tête tourna quelques secondes et je manquai de tomber. Mais les habitudes reprirent vite le dessus. Une inspiration profonde, et j'étais définitivement sur pieds. Je mis cependant genou à terre, et baissai le regard, n'osant recroiser ces yeux divins.
« Allons relève-toi, tu vas me mettre mal à l'aise, et puis retire donc ce masque, j'aimerais voir le visage de celle qui s'est jouée pendant plus de dix ans de mes vieux grognons de chevaliers. Au fait, Alastair, un nom lourd de signification, mais est-il seulement le nom de ta naissance ? »
Elle avait pris un ton léger pour me parler, si enjoué que je crus avoir devant moi une autre femme. Alors qu'elle rayonnait d'assurance, puissance et sagesse en présence de ses chevaliers, elle semblait redevenue l'adolescente dont son corps immortel avait l'apparence.
« Déesse Athéna, murmurai-je en baissant les yeux. Le chevalier Viris a expliqué que ce masque protégerait le Sanctuaire de mes émissions mentales. N'y voyez aucune volonté de ma part de ne pas vous montrer mon visage défiguré, mais je m'en voudrais de blesser à nouveau des innocents.
– Ah c'est ce que l'on t'a donné comme raison à ton emprisonnement? soupira-t-elle en levant les yeux au ciel, et à nouveau je vis briller cette flamme coléreuse dans son regard avant de disparaître dans un soupir. S'il te plaît, lorsque nous sommes seules, appelle-moi Pallas et je t'appellerai... »
Je rougis à nouveau sous mon masque et murmurai plus bas qu'un souffle ce prénom que j'avais abandonné au profit de celui de mon frère.
« Cassidy? » Répéta la déesse surprise.
Je hochai la tête affirmativement. Elle me sourit tristement et n'ajouta rien. Elle m'emmena au cimetière de chevaliers. Celui-ci était situé sur une corniche près de la faille au fond de laquelle coulait la rivière qui assurait l'irrigation du Sanctuaire. Son regard se voila à mesure que nous approchions d'une tombe fraîchement refermée. Sur le marbre brut était gravé le nom d'Illeanne, Chevalier du Sculpteur.
Je sentis mes jambes se dérober, et eu l'impression après avoir marché des années en équilibre, de tomber dans ce précipice sur lequel veillaient les chevaliers défunts. Mon père reposait devant moi, et les larmes me montèrent aux yeux. Je n'avais pas réussi à le rejoindre. Avoir manqué la guerre de Troie ne m'avait pas plus touchée que ça, mais ne pas avoir pu lui montrer que j'avais grandi, que j'avais surmonté la mort de Maman et la désertion d'Alastair...
Pallas me donna un violent coup de son sceptre entre les omoplates, me faisant tomber à la renverse, et accessoirement expirer l'air qui était resté bloqué dans ma poitrine. Les larmes coulèrent sous mon masque, mais aucun mot ne quitta mes lèvres. J'aurais voulu lui faire mes adieux à visage découvert. Mais je sentis que mes tourments intérieurs risquaient une nouvelle fois de balayer le sanctuaire. Et j'avais conscience, que malgré la gentillesse d'Athéna et de certains Chevaliers, ma vie ne tenait qu'à un fils. Aussi me relevai-je bientôt et forçai-je un sourire et les émotions positives à l'emporter sur ma peine.
« Je suis désolée Cassidy...
– Illeanne, Papa... soufflai-je tout en glissant les doigts dans la terre fraîche pour les porter à mes lèvres métalliques, symbole de la transmission de ses responsabilités. Alastair n'est pas à mes côtés pour assurer son devoir de fils. Pardonne-moi d'usurper son titre d'aîné et de poursuivre ton œuvre à sa place. »
Mes paroles semblèrent blesser la Déesse. Qui se détourna violemment de la tombe et marcha droit sur la colline où se dressait son temple. Je restais figée quelques secondes, ne sachant comment réagir face à la colère de l'être divin. Pourquoi hésitai-je tant maintenant, alors que depuis l'âge de six ans, j'avançais sans aucun doute ni regret, persuadée que j'agissais au mieux et qu'un jour je reprendrai la charge de mon père. Allais-je donc baisser les bras maintenant?
Je savais que j'étais totalement incapable de me renier moi-même et d'accepter que ces dix dernières années de ma vie n'aient servis à rien. Je connaissais déjà l'avis de nombreux Chevaliers et apprenti, quant à la présence d'une femme dans leurs rangs, et c'est ce qui m'avait poussée dès les premières semaines au Sanctuaire à usurper l'identité de mon frère. Mais je n'avais jamais imaginé qu'Athéna elle-même puisse refuser notre présence à ses côtés.
J'inspirai profondément. Quoi qu'il arrive, j'affronterai son châtiment la tête haute.
Je suivis ma Déesse à travers le Sanctuaire et vis avec émerveillement le contrôle extrême qu'elle exerçait sur son corps pour ne pas trahir sa faiblesse. Elle me fit signe, au bout de quelques temps de marcher à ses côtés et de l'aider à marcher. Ensemble, nous fîmes le tour de son domaine naissant. Et alors que beaucoup n'y voyaient qu'un centre d'entraînement et le lieu de rassemblement des futurs Chevaliers, une véritable autarcie était en train d'émerger sous mes yeux. Sans qu'Athéna ne me dise un mot, les choses se mirent en place dans mon esprit. Je compris alors l'œuvre pour laquelle mon père avait quitté son peuple, pourquoi il s'était mis au service de cette divinité lointaine et dont pourtant l'amour semblait rayonner de chacune des pierres de ces lieux. Et si cela avait été encore possible, ma foi en cette Déesse, qui avant d'être guerrière, était compassion et sagesse, grandit à nouveau.
Alors que le soleil se couchait, nous arrivâmes devant le grand escalier qui menait à son temple. Le Sanctuaire en était encore à ses balbutiements quand Athéna l'avait quitté pour mener la guerre qui faisait rage à Troie. Il n'y avait alors qu'un vague chemin de pierre, menant à une esplanade où le Chevalier du Sculpteur avait laissé une statue de la Déesse veiller sur le Sanctuaire. Le paysage avait bien changé depuis.
Vous raconter la montée des marches qui seraient bientôt protégées par les Douze Maisons, représentant chacune un chevalier d'or, douze signes assemblés autour de la Déesse protectrice de la terre, serait un bien pâle récit à côté de ce que fut et serait à jamais la réalité. C'est sans doute lors de cette montée des marches qu'en plus du cosmos, je pris conscience réellement de ce que serait ma vie en assumant la charge qui avait été celle de mon Père.
« Pourquoi avoir si longtemps prétendu être un homme ? » me demanda finalement Athéna.
Nous nous étions arrêtées à un palier d'où elle admirait la lourde stèle gravée depuis tant d'année par le Chevalier du Sculpteur, et qui rendait hommage aux Chevaliers d'or dont la maison serait bâtie ici prochainement.
« Si je ne l'avais pas fait, j'aurais probablement été reconduite aux portes du Sanctuaire, expliquai-je sans faux semblants.
– Pourtant le domaine n'est pas seulement peuplé de Chevaliers et apprentis. De nombreuses femmes vivent ici.
– Mais quelle vie pour ces femmes ? Celle de servantes, de repos du guerrier pour ces apprentis avides de porter l'armure, ayant oublié qu'ils devraient se battre pour défendre et non pas attaquer ? Aurais-je pu ne serait-ce qu'effleurer les secrets du cosmos si je m'étais dévoilée en tant que femme ? achevai-je en un murmure, inclinant la tête mais ne baissant pas les yeux face au regard inquisiteur de la Déesse.
– À quoi bon connaître ce cosmos qui dormait en toi ? N'as-tu pas déjà suffisamment souffert enfant, de la perte de tes facultés psychiques ?Beaucoup d'êtres vivants existent et sont heureux, sans pour autant maîtriser leur cosmos.
– Je…
– N'as-tu pas peur, tel un papillon, de te brûler les ailes à trop vouloir t'approcher des flammes ? » me coupa-t-elle d'un ton acerbe.
Pendant quelques secondes, je ne dis rien et me contentai de la dévisager. Elle avait l'air épuisée par ce voyage, de fines rides d'inquiétude s'étaient creusées sur son front, et ses joues semblaient creusées d'avoir trop pleuré. Troie, la ville où les Dieux se déchiraient depuis plus de dix ans était enfin tombée, mais à quel prix.
« Mes ailes ont été blessée il y a bien longtemps de cela, murmurai-je tout en frôlant instinctivement la cicatrice qui avait brisé l'harmonie du signe sur mon front. Mais ce n'est pas parce que je suis tombée une fois, que je ne dois pas réapprendre à voler. Je ne veux plus être une victime parmi tant d'autre de ces guerres. Je ne veux plus laisser les autres prendre les armes et mourir à ma place, alors que j'ai aussi la volonté et le pouvoir d'agir.
– Pourquoi être venue au Sanctuaire d'Athènes. Pourquoi près de moi alors qu'Artémis t'aurait accueillie avec joie et sans aucune retenue, demanda Pallas, se redressant pour reprendre la route qui nous mènerait à son temple, seul bâtiment achevé du sanctuaire.
– Parce que malgré les préjugés de cette époque trouble, malgré le mal que nous faisons, nous autres humains, vous ne nous avez pas tourné le dos et vous ne cherchez pas à nous dominer. Et vous m'avez tendu la main pour me ramener alors que je m'étais engagée sur le chemin des morts. Aussi, si je pouvais ne serait-ce qu'un instant soulager votre peine et celle de mes frères humains, alors cette nouvelle vie que vous m'avez offerte n'aura pas été inutile. »
Et dans un élan que seul peut excuser la jeunesse, je pris dans mes bras cette femme à l'apparence juvénile malgré les siècles qui la séparait de ma naissance. Elle resta un instant infinitésimale figée, puis se laissa aller, acceptant le réconfort que je lui offrais. Et sous le poids des mots et de ma dévotion, la Déesse qui avait caché jusqu'à présent ses larmes et sa peine, pleura.
Que dire de plus...
Que ce qui sauva ma vie lors de cette virée animée hors du Sanctuaire, fut l'armure du Burin du Sculpteur, éveillée à mon cosmos et que je revêtis pour la première fois dans la transe du guerrier. Celle-ci m'attendait en haut de l'escalier des Douze Maisons, sous sa forme totem. Elle reposait aux pieds de la statue d'Athéna qu'avait achevée par Illeanne, son précédent porteur, juste avant son départ pour Troie.
Qu'Athéna fut à peine étonnée de voir le totem s'animer et venir recouvrir mon corps, s'adaptant à merveille aux formes pourtant féminines que je dissimulai sous des tuniques amples et des bandes serrées de tissus. Elle sourit devant ma surprise, puis hocha simplement la tête. Je laissai les souvenirs de mes prédécesseurs m'envahir, et la mission de mon défunt Père fut gravée dans mon esprit en lettre de feu. Enfin, je retirai mon casque et mis genou à terre, m'inclinant face à ma Déesse qui semblait accepter le choix de l'armure.
Elle devait cependant me punir, pour ces dix années de mensonges et pour ne pas se discréditer vis-à-vis des Chevaliers et apprentis. Aussi reçus-je l'ordre de ne plus approcher de mon armure pendant la durée que jugerait nécessaire Viris du Verseau. Elle me confia à lui pour qu'il termine ma formation de Chevalier, et m'aide à maîtriser mes talents müviens retrouvés. Elle ajouta l'ordre formel de continuer l'œuvre d'Illeane. Je repris donc sa charge d'architecte du Sanctuaire.
Lorsque Viris me libéra de ma position de disciple, quatre années avaient passé. J'étais à présent une femme en pleine possession de ses moyens et de ses dons. Par nostalgie, ou parce qu'il était devenu le symbole de ce que j'étais, je conservais ce masque argenté qui couvrait mon visage. Malgré les railleries d'Alix et Viris, je laissais courir le bruit de la laideur effroyable d'Alastair du Burin, protégée par ce rempart de métal. Je conservais précieusement le secret de ces traits fins dont les années m'avaient graciée et que seuls Viris et Alix, mes plus proches compagnons connaissaient. Avec les années, les cicatrices des combats passés s'estompèrent pour ne plus laisser mon front orné que des deux petits points mauves si chers à mon peuple.
Je m'étais épanouie au contact de ces frères de cœur que furent les Chevaliers du Verseau et celui du Loup, et avais apprécié le travail à leurs côtés. Aussi, alors que le monde s'offrait à moi, décidai-je de partager mon temps entre le Sanctuaire et la recherche des rescapés de mon peuple à travers le monde.
J'avais également poursuivi la mission de mon Père, en commençant par organiser les villages et différents campements autour du Temple d'Athéna. À présent, les quartiers des chevaliers et apprentis restaient à bâtir et le chemin des Douze Maisons commençait à prendre forme, rempart impénétrable et seul chemin d'accès au Temple de notre Déesse. Mes escapades dans le monde extérieur me permirent de rechercher les dernières enclaves müviennes, et également de rencontrer nombre d'hommes et de femmes qui avaient le potentiel et la volonté pour assurer notre relève. Parmi eux, le jeune Félix que je pris pour disciple.
En posant ce masque sur mon visage, j'avais posé la première pierre d'une nouvelle Chevalerie, tout comme Illeanne avait posé la première pierre du Sanctuaire. Il faudrait des siècles avant qu'une femme puisse être considérée l'égale d'un homme et que notre droit à servir Athéna sur le champ de bataille ne soit plus contesté. Cette égalité des sexes fut l'une des grandes pertes des civilisations d'Atlantis et de Mü. Mais telle serait mon œuvre, et celle de mes sœurs qui après moi veilleront à leur tour sur Athéna et protégeront la paix de ce monde.
Merci à Lord Ma-koto Chaoying, luffynette, Alaiya, Ludovic Lelio Snape Prevot, Addy, Aurowan, Camus-Milo et Newgaïa pour leurs encouragements.
Angharrad, dernière mise à jour mars 2011
Première publication le 8 octobre 2055
