Lucas Pinatel est blotti contre le carrelage glacé de la cuisine. Ses sanglots pitoyables, quasiment inaudibles, ne veulent pas finir. Arrête, se supplie-t-il, arrête… Et plus forte, la voix de son père, qui hurle FERME-LA, LUCAS ! MAIS FERME TA GUEULE !
Mais, sous ces cris qui sont comme de nouveaux coups, il se prostre davantage. Son esprit n'est que supplications, gémissements, terreur, avec la volonté vague, mais qui s'accroît, de disparaître. Disparaître… la pensée, comme une caresse délicate de main distraite, l'apaise, le fait même sourire. Disparaître. Ne plus être rien. Ou bien… simplement dormir… oui. Éteindre ce cerveau où grouillent les horreurs, et se reposer, enfin…
Toutefois, l'idée persiste, malgré lui. Son père est là-haut, et s'il le voit comme ça, il sera encore furieux.
Il sait que, s'il bouge, le contenu de son estomac va se répandre sur le carrelage, et la douleur va être terrible, mais quel choix a-t-il ? S'il appelle à l'aide, les voisins vont s'en prendre à son père, si ce n'est pas ce dernier qui l'entend en premier et, alors… Non, il va se débrouiller.
Sa main s'appuie contre un carreau rougi dont il sent entre ses doigts coller le liquide épais. Faudra que je nettoie, note-t-il en poussant sur sa paume pour se relever. A peine sur les genoux, il se crispe à cause de son ventre. Il peut pas bouger, et s'il ess… il se penche involontairement quand le dîner qu'il a pris i peine quelques minutes remonte dans sa gorge. Il recule pour ne pas souiller ses vêtements sur la nouvelle flaque qui tache le sol. Sa main agrippe le bord de la table. Vertige. Il crache encore un peu de bile, mais parvient à se relever, et aussitôt sur ses jambes il se voûte. Son ventre lui fait trop mal. De nouveau, des larmes viennent lui brûler les yeux et les joues, mais il titube vers le balai et la serpillière, au pied de l'escalier. Faut que je nettoie. C'est cette idée qui lui permet de tenir.
Mais au moment d'essorer, ses jambes le trahissent, et la rampe est son seul salut. Il lâche tout, et il lève les yeux vers le salon, à côté. Il se traîne jusqu'à là-bas, peinant durant des secondes interminables avant d'enfin parvenir à grimper dans le grand canapé où il se terre, remontant ses genoux contre son estomac meurtri. Il lui semble, dans la douceur étroite des coussins ne cherchant qu'à offrir leur confort et leur chaleur, que sa grand-mère le veille, comme quand il était tout petit. Dors, lui souffle gentiment sa voix. Dors, mon ange. La tête lui tourne. Demain n'y paraîtra plus, mon ange. Dors. Ses yeux se ferment. Il frissonne, il a froid, mais il est si paisible, il n'est plus à ça près.
Il entend, dans sa torpeur, les pas, voit à travers ses paupières entrouvertes l'ombre de son père venant de la cuisine. De nouveau, la peur l'étouffe. J'ai pas bien essoré la serpillière. Papa, s'il te plaît, le remarque pas…
L'ombre s'approche, le dépasse. Il ne voit que ses jambes, son ventre et ses bras, mais il sait que son père le regarde fixement. Lucas ne bouge pas, serrant les paupières. Il ne voit pas son père ramasser le plaid, sur un fauteuil voisin, et le déplier d'une secousse. L'homme en couvre alors soigneusement le garçon étendu, et le remonte jusqu'à ses épaules pour ne pas qu'il ait froid. Il caresse doucement les cheveux hérissés de Lucas, sentant à son tour des larmes lui monter aux yeux.
- Pardon, mon fils, souffle-t-il. Je t'aime. Pardon...
Il finit par se relever et quitter la pièce sans un regard en arrière. Lucas ne répond pas. Il est déjà endormi.
