Une visite inopinée
Ni la grisaille du plafond nuageux, ni le petit vent plus froid que frais soufflant sur Faillaise, ni Faillaise elle-même n'auraient pu ternir la joie que la guerrière nordique éprouva à la vue de la silhouette qu'elle venait de repérer au sommet des marches menant au temple de Mara. Posant à terre les limons de la charrette à bras qu'elle tractait avec effort, elle gravit quelques marches dans sa direction :
— Messire Soren ?
L'homme, dont l'attention était accaparée par la paume de sa main gauche, se hâta d'en ranger subrepticement le contenu dans sa poche pour se tourner vers la voix chaleureuse.
— Mjoll ? Mjoll la Lionne ? dit-il en souriant. J'espérais vous recroiser ici. Comment allez-vous ?
— Fort bien, je vous remercie. Vous-même semblez plutôt en forme !
— On fait aller… répondit modestement Soren.
C'est d'un œil appréciateur que Mjoll contemplait le guerrier aux yeux bruns, aux cheveux noir de jais noués en queue de cheval et à la barbe régulière. On devinait sans peine que sa carrure respectable, présentement revêtue d'une élégante tunique matelassée couleur châtaigne, avait plutôt l'habitude des armures lourdes. Mjoll imaginait volontiers ses bras puissants autour de sa propre taille.
Ils se contentèrent cependant de se serrer le poignet, ainsi que font les aventuriers nordiques qui se respectent, quand leur relation ne dépasse pas encore l'amitié cordiale. Néanmoins, la guerrière blonde n'entendait pas perdre l'occasion de la faire évoluer :
— C'est une amulette de Mara que vous teniez juste à l'instant ?
Soren se fendit d'un sourire embarrassé :
— On ne peut rien vous cacher.
— Ne me dites pas qu'elle vous est destinée ? J'ai du mal à croire qu'un parti tel que vous n'ait pas déjà la bague au doigt ! minauda-t-elle.
— Eh bien, mes dernières quêtes ne m'ont guère laissé le loisir d'y songer sereinement, avoua Soren. Je commence seulement à souffler un peu…
— Oh, il faut que vous me racontiez ça ! Que diriez-vous de le faire autour d'un flacon d'hydromel au Dard de l'Abeille ? Si vous avez le temps, bien sûr…
Soren écarta les bras :
— J'ai tout mon temps et ce sera avec plaisir !
— Parfait. Vous voulez bien aller nous y prendre une table en m'attendant ? J'ai cette livraison à faire en premier, mais ce ne sera pas long.
Elle désignait sa charrette en contrebas. Soren se caressa la barbe.
— Vous m'avez l'air bien chargée. Vous ne voulez pas un coup de main ?
— C'est bien gentil à vous, mais vous savez, c'est moins lourd qu'il n'y paraît. Et puis, ai-je l'air d'une faible femme ?
— Aucunement ! Mais laissez-moi vous aider malgré tout.
— Si vous insistez…
— C'est la moindre des choses. Et pour tout vous dire, je n'aime pas m'asseoir seul dans les tavernes en attendant les dames, ajouta Soren en riant.
— Hmm, il y a du vécu là-dessous, susurra Mjoll avec un clin d'œil.
Elle empoigna les limons de la charrette et les releva d'un coup de rein énergique. Soren se posta à l'arrière pour pousser. Tandis qu'ils roulaient sur les planches de la voie sur pilotis contournant la place du marché, il put contempler le chargement à loisir.
— Des bottes de paille, des rouleaux de tissu, de la toile… Où portons-nous tout cela ?
— À l'orphelinat Honorem. De nouveaux enfants sont arrivés ces derniers mois, et il y a grand besoin de lits supplémentaires. Cela fait des semaines que Constance Michel sollicite Anuriel, l'intendante du jarl, sans rien obtenir que de belles promesses. Je lui ai demandé ce dont elle avait besoin pour parer au plus pressé.
— Je vois que l'administration de cette ville ne va pas en s'améliorant, commenta Soren, le visage fermé.
— Comme vous dites. Mais je ne désespère pas : chaque geste dans le bon sens compte, et un jour cela pourrait faire boule de neige.
— Les divins vous entendent…
À cette heure bénie de la matinée, la cour de l'orphelinat résonnait de cris et de babillages joyeux – ce qui deux ans plus tôt eût été impensable. Les plus jeunes étaient assis tout au fond, occupés à un jeu impliquant de petits tas de cailloux. Les aînés devisaient nonchalamment à proximité de la porte ouverte du dortoir. L'un d'eux, un roux-châtain grassouillet au visage rond, dressa l'oreille : de derrière le mur de clôture, un bruit de roues se faisait entendre, qui s'arrêta devant la porte de l'orphelinat.
— Ah ! On a de la visite ! annonça-t-il à la cantonade.
— Eh bien va donc voir qui c'est, Hroar, lui intima un de ses camarades, un garçon aux cheveux bruns courts et au teint pâle.
— Et pourquoi moi ? protesta l'autre.
— Parce que c'est toi qui l'as signalé et que tu es le plus près du mur, lui fut-il répliqué.
Hroar se leva avec un soupir. Prenant appui sur une large pierre qui affleurait au pied du mur d'enceinte, il agrippa les barreaux sommitaux à deux mains et, se hissant à leur hauteur à la force des bras, se tortilla pour tenter d'apercevoir les visiteurs.
— Et aussi parce que ça lui fait plus de muscle et moins de graisse, ajouta en aparté le garçon pâle, ce qui arracha un petit rire aux autres.
— Je t'entends, Sam, lâcha Hroar tout en espionnant. Ça se paiera.
Les rires se firent plus francs. Au bout d'un moment, Hroar se laissa retomber sur le sol et rejoignit les autres.
— C'est Mjoll. Elle ramène tout un chargement. Il y a un type avec elle, jamais vu.
« Mjooooll ! » s'écria avec allégresse une fillette qui avait surpris leur conversation. Elle se rua derechef à l'intérieur du dortoir, suivie aussitôt de la cavalcade de ses camarades abandonnant leur jeu.
Quand ils furent seuls dans la cour, l'un des garçons encore présents, un blondinet aux yeux noisette et au nez retroussé, se tourna vers Hroar :
— Tu as vu ce que c'était comme chargement ?
— Pas trop, non. Mais j'ai cru voir un ballot de paille dépasser.
— Ah, j'espère que ce sont les nouveaux lits ! Marre de partager le mien avec ce fichu moutard de Beirir !
— François, voyons ! le pressa le seul membre féminin du groupe, une fille aux longues tresses d'or, qui jeta un regard inquiet alentour.
— Ben quoi ?
— Tu ne devrais pas parler de lui ainsi. C'est un môme un peu remuant, je te l'accorde. Mais il est gentil, et en plus il t'adore.
— Un peu remuant ? C'est pas toi qui doit le réveiller tous les quarts d'heure quand il fait ses cauchemars ! maugréa François.
— Ce n'est pas de sa faute. Si comme lui tu avais vu ta mère se faire déchiqueter par…
— Oui, je sais, et laisse mes parents en dehors de ça, tu veux ? coupa le garçon.
Les traits de sa frimousse avenante s'étaient subitement durcis. Apparemment habituée à ces sautes d'humeur, la jeune fille posa une main conciliante sur son bras :
— Ah, c'est bon, excuse-moi... Au moins, Beirir ne mouille pas vos draps. Je te l'échange volontiers contre la petite Lyra : déjà deux fois cette semaine !
— Oh, mais ne t'inquiète pas : Beirir en ferait tout autant, si je n'étais pas là pour le réveiller !
— Dans ce cas, ne va pas lui reprocher ses cauchemars. Lyra, elle te lâche tout sans prévenir, et avec un sourire ravi par-dessus le marché.
Le garçon pâle adressa un clin d'œil à l'adolescente :
— Si tu veux, Runa, tu peux dormir avec moi. Je ne pisse pas au lit et je ne fais que des rêves agréables. Par contre, on risque de se retrouver avec de nouveaux mômes sur les bras…
Sous les rires quelque peu gênés du reste de la bande, Runa le fusilla du regard :
— Ce que tu peux être lourd, Samuel !
Le garçon prit un air faussement outré :
— Ben quoi ? Je dis juste que d'autres orphelins risquent encore de débarquer. Qu'est-ce que tu avais compris ?
La jeune fille le fixa dans le blanc de ses yeux égrillards :
— La même chose que toi, gros lourd, fit-elle en détachant bien les derniers mots.
Hroar, qui dissimulait mal son impatience, intervint :
— Bon, et si on allait voir Mjoll ? Et à quoi ressemble son nouveau copain ?
— Comment sais-tu que c'est son copain ? Tu les as vus se bécoter ? fit Samuel. Il n'attendit pas que son ami réponde pour se lever : « Allez, on y va ! »
François et Runa l'imitèrent et le suivirent à l'intérieur. Hroar leur emboîta le pas.
— Tu viens, Ven ? lança-t-il en passant au cinquième membre de leur groupe.
— Ouais, j'arrive…
Ce dernier, qui ne se pressait guère, était un garçon aux traits doux et réguliers, aux cheveux d'un noir profond coupés courts comme ceux de Samuel, avec qui il partageait d'ailleurs une vague ressemblance, quoiqu'étant un peu moins grand et de teint plus coloré. Durant leur conversation, il était demeuré silencieux, réagissant à peine aux plaisanteries des uns et des autres. Le manque de sommeil que trahissaient ses yeux cernés en était probablement la cause. C'est d'un pas traînant qu'il suivit ses amis. Du reste, aussi heureux qu'ils étaient de retrouver Mjoll, qu'ils appréciaient tout autant que leurs camarades plus jeunes, leur rang d'aînés leur imposait de n'afficher qu'un intérêt modéré à sa visite. Ils se rangèrent placidement à l'entrée de la modeste salle à manger, derrière les petits qui contemplaient, les doigts dans la bouche pour certains, l'agitation de leur directrice coordonnant les opérations :
— Vous pouvez porter la paille dans le débarras c'est la pièce tout à droite au fond devant vous. S'il manque de la place, déposez simplement le reste dans le vestibule. Merci beaucoup, monsieur ! Le tissu, mettez-le dans ma chambre, Mjoll. Oui, dans ce coin-là, ça ira très bien ! Je m'en arrangerai après.
Il y avait quelque chose d'incongru, de comique même, à voir deux aventuriers habitués au ramassage de trésors en tous genres transbahuter ces matériaux prosaïques sous la direction d'une matrone empressée. Celle-ci avisa le groupe d'adolescents :
— Vous voilà ! Au lieu de rester plantés à regarder travailler le monde, si vous vous rendiez utiles ? Allez !
— Oui, Constance, firent Runa, Hroar et François d'un ton résigné.
Les deux autres garçons étaient restés muets mais n'en allèrent pas moins aider au déchargement de la charrette stationnée devant le portail.
— Bonjour Mjoll ! saluèrent-ils en la croisant.
— Salut les jeunes ! lança la guerrière avec la mine chaleureuse qui les faisait fondre, surtout les garçons.
Ils saluèrent également d'un signe de tête l'homme à la barbe de jais qui leur répondit au passage d'un petit sourire. Mais le garçon aux yeux cernés et plutôt indifférents jusque‑là lui décocha un regard intense, qui lui fut aussitôt rendu. Ils continuèrent cependant chacun de leur côté, l'adolescent se retenant de tourner la tête en arrière. Avec le renfort des cinq, la charrette fut promptement vidée. Constance Michel se confondit en remerciements :
— Mjoll, vous ne savez pas quelle épine vous m'ôtez du pied ! Avec les nouveaux arrivants, nous en étions réduits à en serrer cinq dans le lit de Grelod, les deux derniers devant partager les couches de Runa et de François. Avec ce que vous m'avez apporté, il y a de quoi procurer un lit acceptable à chacun.
À cette nouvelle, une blonde et un blond échangèrent un discret claquement de paumes et un sourire triomphal.
— J'aimerais vous dédommager comme il convient, poursuivit-elle. Malheureusement je ne puis vous donner qu'une partie de la somme nécessaire…
Mjoll l'arrêta d'un geste :
— Je vous en prie, gardez-la pour le plus urgent : il m'importe avant tout que ces jeunes estomacs aient leur ration quotidienne.
Constance lui prit les mains :
— Non vraiment, j'y tiens, avec tout ce que vous faites déjà pour nous !
— Alors nous verrons cela plus tard, dit Mjoll avec un sourire. Il faut que je me dépêche d'aller reporter la charrette avant qu'un ragnard de la Souricière n'ait l'idée de la voler.
— Très bien, merci encore, très chère ! Quant à vous, cher monsieur, toutes mes excuses. Je n'ai pas pris la peine de vous remercier ni même de me présenter : Constance Michel, c'est moi qui dirige ce modeste établissement.
L'homme s'inclina :
— Soren Morgensen, à votre service. J'ai croisé Dame Mjoll tantôt avec son chargement, et je me suis naturellement empressé de lui offrir mon assistance. J'en suis d'autant plus heureux maintenant que je connais votre situation. Si vous avez besoin d'un coup de main supplémentaire, je serais ravi de pouvoir vous être encore utile.
Constance rougit :
— C'est trop aimable à vous, mais ne vous donnez pas cette peine. Pour la menuiserie, nous pouvons déjà compter sur Asbjorn, qui travaille à la forge d'à-côté. Il était un de nos pensionnaires avant que Balimund le prenne sous son aile. Il nous assemblera les châlits sans problème. Les garçons pourront l'aider. Au fait, je vais vous présenter les enfants…
Mjoll intervint :
— Je dois vous laisser, Constance, à la prochaine fois ! Au revoir les enfants !
— Au revoir, Mjoll ! répondit le chœur des petits – les plus grands se contentèrent d'un bref signe de la main.
— On n'aura pas d'histoire, alors ? s'enquit tout de même un garçon d'environ huit ans aux cheveux bruns bouclés, à la peau foncée et à l'air profondément déçu.
— Non, pas aujourd'hui, Casimir, dit Mjoll. Mais ne t'inquiète pas : je vous reviendrai bientôt avec des choses passionnantes à raconter !
Elle se tourna ensuite vers son assistant du jour :
— Soren, on se retrouve à l'auberge. C'est moi qui vous y attendrai, finalement, précisa-t-elle avec un sourire entendu dans sa direction.
Il lui rendit son sourire et un regard appuyé en prime. Tandis qu'elle s'éloignait, Hroar gratifia Samuel d'un coup de coude furtif.
La directrice se tourna à nouveau vers Soren :
— Alors, je vous présente d'abord les plus jeunes : Mirabelle, Sigrid, Niels – mouche ton nez, Niels ! – Casimir, Erik, Beirir et Lyra.
Elle désigna tour à tour chacun des enfants alignés au premier rang, lesquels dévisageaient l'aventurier avec curiosité, et pour certains quelque appréhension eu égard à sa barbe noire. Soren serra de bonne grâce la menotte des moins timides.
— Ils sont arrivés dans le courant de l'année passée. Les anciens, derrière, étaient déjà là du temps de… de la dame qui me précédait à ce poste. Vous avez donc… Oh, après tout, ils sont assez grands pour se présenter eux-mêmes !
Elle fit un signe à François qui était juste à sa droite. Le garçon s'avança vers Soren, main tendue :
— François Beaufort, enchanté, dit-il en lui adressant un regard pétillant.
Ils se serrèrent la main. Runa s'avança à son tour :
— Runa Juste-Égide, enchantée.
Elle accompagna sa salutation d'une courte révérence, qui fut accueillie d'un hochement de tête. Son voisin aller se planter devant Soren avec un sourire jusqu'aux oreilles :
— Moi c'est Hroar… Comme le cri du lion. Vous savez ?
Il était sur le point de livrer son interprétation dudit cri mais Samuel, agacé, le tira vivement en arrière. Dans le même mouvement, il alla serrer la main de l'aventurier :
— Samuel, lâcha-t-il sans autre commentaire.
Le dernier des cinq adolescents s'avança, le cœur battant, mais l'air décidé :
— Aventus Aretino, ravi de faire votre connaissance, dit-il d'une voix claire.
— Moi de même, répondit simplement Soren.
La poignée de main fut aussi rapide que celles qui avaient précédé eux seuls en mesuraient l'intensité. Aventus reprit sa place auprès de ses camarades. Soren contempla l'ensemble de la maisonnée avant de se tourner vers Constance Michel :
— Je vous félicite. Douze jeunes pensionnaires à encadrer, cela doit vous demander un travail monstre !
— Vous n'avez pas idée ! se récria Constance. Encore ai-je veillé à responsabiliser les plus grands, pour qu'ils participent aux tâches et m'aident à surveiller leurs cadets. Ce n'est pas évident tous les jours, mais je crois que tout le monde ici comprend la nécessité de se serrer les coudes.
Ce disant, elle balayait du regard ses protégés, comme pour les mettre au défi de la contredire. Soren hocha la tête :
— Il me semble que vous réussissez plutôt bien, ils m'ont tous l'air en bonne forme.
— Merci. Nous faisons notre possible, un jour à la fois. Il est certain que les choses se sont considérablement améliorées depuis le temps de Grelod, l'ancienne directrice. Tant sa gestion que ses méthodes éducatives étaient des plus déplorables. Je sais bien que je ne devrais pas me réjouir de sa mort violente, mais vous ne trouverez personne ici, parmi ceux qui l'ont connue, qui la regrette beaucoup…
Le rictus narquois qui vint immédiatement aux lèvres des cinq adolescents suffisait à confirmer ses propos.
— Oui, j'ai entendu dire que la directrice de cet orphelinat avait été tuée ici-même… dit Soren en toussotant. On n'a jamais retrouvé le meurtrier ?
— Jamais. Non que je l'espérais, vu comme la police et la justice sont rendues dans cette ville… J'ai à peine entraperçu sa silhouette de grand gaillard – un peu dans votre genre, mais beaucoup moins raffiné. On n'a jamais su non plus son mobile. On suppose que c'était un cambrioleur en quête de quelque chose à dérober qui se serait fait surprendre par Grelod – pour ce qu'il y avait à voler ! D'ailleurs, je n'y crois qu'à moitié : quand ces misérables de la Guilde nous subtilisent quelque chose, ils se montrent beaucoup plus discrets et efficaces, malheureusement !
Durant cet échange, Aventus, le visage impassible mais une lueur amusée dans les yeux, n'avait cessé de fixer Soren. À aucun moment l'aventurier ne se départit de son allure posée. Toutefois, il ne se montra pas désireux d'approfondir le sujet outre mesure :
— Pardonnez-moi, je ne devrais pas vous faire évoquer ces événements devant des enfants si jeunes. En tout cas, félicitations encore pour votre travail.
Constance s'inclina modestement. Soren sentit soudain un léger tiraillement sur le fourreau de sa dague. Baissant les yeux, il eut le temps de voir un marmot à la tignasse couleur paille se retirer vivement auprès de ses camarades, puis le regarder par en-dessous de ses grands yeux bleus, les mains cachées derrière le dos, comme si cela devait suffire à l'innocenter.
— Beirir ! Quelles sont ces manières ? le gronda Constance.
Le petit Nordique baissa la tête en mordillant le gras de son index. Soren, attendri, s'accroupit pour se mettre à sa hauteur.
— Tu veux voir ce qu'il y a de caché à l'intérieur ?
Sous les yeux attentifs des enfants, il dégaina lentement la lame et la fit tourner entre ses doigts. C'était une fine dague d'acier sombre, à lame étroite et symétrique, ouvragée d'entrelacs nordiques sur la garde.
— Hé ! Bas les pattes ! prévint-il fermement Beirir qui renonça aussitôt au geste qu'il avait amorcé. C'est de l'acier de la Forgeciel de Blancherive : il te couperait le doigt aussi facilement qu'un morceau de beurre ! Si tu veux toucher, fais-le sur le plat de la lame ou sur la garde, ici.
Pour plus de sûreté, il guida lui-même le doigt du petit, qui après cet examen, le remit en bouche en rosissant de fierté. Après cela, évidemment, il fallut que les autres enfants palpassent eux aussi la dangereuse lame du monsieur à barbe noire. Les grands demeuraient en arrière, observant la scène avec condescendance.
— Vous êtes comme Mjoll, un naventuyère ? demanda timidement une fillette à nattes brunes et taches de rousseur sur le nez.
— On dit « un aventurier », Mirabelle, corrigea Constance. Mais je gage que messire Morgensen a autre chose à faire que de battre la campagne en quête de trésors !
Soren éclata de rire.
— Hélas, madame, je crains que cette gentille demoiselle n'ait touché juste. Comme votre amie Mjoll, j'aime à sillonner les contrées de Bordeciel, et explorer ses secrets. Comme elle également, j'essaie de rendre service aux braves gens quand je le peux.
La directrice de l'orphelinat leva un sourcil perplexe :
— Vraiment ? On ne dirait pas à vous voir…
— C'est qu'en ville, je laisse de côté mon attirail habituel. Même si comme vous le voyez, je reste prudent, précisa-t-il en replaçant la dague dans son fourreau.
Avant qu'il ait pu se relever, Beirir lui agrippa le bas de la tunique :
— Dis, t'as déjà tué des trolls ?
— Beirir… soupira Constance en lui faisant les gros yeux.
— Des trolls ? Ça m'est arrivé, oui... Mais pour des bestiaux de ce genre, il faut des armes autrement plus lourdes que cette petite dague.
L'enfant baissa les yeux, en se tortillant sur un pied.
— C'est un troll qui a tué ma maman… finit-il par avouer.
Soren le considéra un moment, puis posa les mains sur ses frêles épaules :
— D'accord, la prochaine fois que j'affronte un troll, je lui crie, au moment de le tuer : « De la part de Beirir ! ». Ça te va ?
L'enfant leva des yeux brillants et acquiesça vigoureusement de sa tête ébouriffée. Soren gratifia celle-ci d'une caresse amicale avant de se redresser.
— Bien, je ne veux pas vous déranger plus longtemps, et vais vous laisser vaquer à vos occupations…
— Alors vous non plus, vous racontez pas d'histoire ? en déduisit Casimir, qui restait sur sa déconvenue.
— Ah, ça suffit ! s'exclama Constance. Vous n'allez pas tous vous y mettre ! Monsieur a été bien aimable de nous rendre visite et de vous montrer son arme. Maintenant, il a autre chose à faire, donc vous lui dites au revoir bien gentiment.
— Pour les histoires, mon maître en éloquence m'a dit que j'avais encore des progrès à faire, plaisanta Soren. Et puis, je ne voudrais pas que vous fassiez des cauchemars ! Sur ce, les enfants, je vous souhaite une bonne journée. Bon courage à tous et… soyez gentils avec votre tutrice !
Après cette déclamation, il s'apprêtait à prendre congé, et Constance se tournait déjà vers les enfants pour lancer le signal des adieux à l'unisson, quand la voix claire d'Aventus retentit :
— Vous restez en ville longtemps, monsieur ?
Soren leva les yeux vers le garçon, dont toute l'attitude n'exprimait que candeur juvénile, hormis le regard brillant d'une étincelle particulière.
— Au moins quelques jours, répondit-il d'une voix tranquille. Pourquoi cette question ?
— Oh, pour rien, monsieur. J'espère simplement que nous aurons le plaisir de vous rencontrer à nouveau.
— Je l'espère également, jeune homme, dit Soren avec un petit sourire qui pour tout autre qu'Aventus n'avait rien de spécialement complice en apparence.
Les camarades de ce dernier jetèrent quand même quelques coups d'œil interloqués en direction de leur ami. Soren s'inclina courtoisement devant Constance Michel, qui fit de même tout en s'empressant de faire signe à sa première rangée :
— Au revoir, monsieur ! clamèrent-ils dans des tonalités aussi aigües que traînantes.
— Au revoir, les enfants. Dame Michel, au plaisir.
— Au plaisir, monsieur bonne journée à vous !
Soren tourna les talons et s'éloigna tranquillement vers la sortie, non sans que son regard se fixe le temps d'un clin d'œil sur Aventus. Quand la porte se fut refermée sur lui, Constance Michel se tourna vers son petit monde :
— Bon, je vous laisse encore un quart d'heure de récréation. Ensuite, ceux notés pour le service d'aujourd'hui viendront avec moi faire les pluches. Pour les autres, lecture silencieuse ou dessin jusqu'à l'heure du déjeuner. Compris ?
Les petits s'égaillèrent aussitôt dans la cour en poussant force cris, impatients d'échanger leurs impressions sur le visiteur inattendu. Les aînés restèrent seuls avec leur directrice.
— Les lits, on les aura quand ? demanda François, anxieux.
Constance se passa une main indécise dans sa chevelure sombre.
— Cela prendra du temps, c'est certain. Et cela dépendra un peu de vous aussi. Plus vous collaborerez avec soin aux petits travaux nécessaires, plus vite ce sera fini.
François fit la grimace :
— Ouais, ben moi en tout cas, je fais pas de couture !
— Ni moi ! renchérit Hroar.
— Non plus, lâcha Samuel comme une évidence indiscutable.
— Moi, il vaut mieux pas, plaisanta Aventus.
Runa secoua la tête :
— C'est ça. Constance et moi, on doit se farcir tout le boulot d'aiguille ?
— On dirait bien, fit Samuel.
La jeune fille se tourna vers sa tutrice, qui avait déjà commencé à examiner les rouleaux de tissu :
— Constance, je propose qu'on donne leurs lits aux petits, et qu'on les fourre tous les quatre dans celui de Grelod. Qu'en pensez-vous ? Je suis sûre que ça les rendrait vite coopératifs…
— Moi, ça ne me dérangerait pas, déclara Hroar en haussant les épaules.
— Moi si, un peu, mais j'aime autant ça que de dormir avec Beirir, dit François.
Samuel eut un grand sourire :
— Attends, ça voudrait dire qu'on aurait notre piaule à nous, les mecs ! Moi, je suis pour !
Avant même qu'Aventus ait pu donner son avis, Constance coupa court :
— N'y comptez pas ! Voilà qui règle la question.
Samuel, hilare, donna une tape affectueuse dans le dos de Runa :
— Désolé, ma vieille, c'était bien tenté.
Elle haussa les épaules et lui tira la langue. Constance vint à son secours :
— Ne t'en fais pas, Runa. Si ces messieurs ne daignent pas toucher une aiguille, ils seront assez bons pour manier la scie, le marteau et les ciseaux. N'est-ce pas, jeunes gens ?
Ils se regardèrent entre eux.
— Mouais, ça devrait pouvoir se faire, dit enfin Samuel sans grande conviction.
— À la bonne heure… soupira Constance.
Elle se retira dans sa chambre pour y inspecter les étoffes à loisir. Les adolescents, peu enclins à regagner la cour bruyante, se rapprochèrent du foyer où couvaient les braises du matin.
— En tout cas, ma blonde, nous voilà encore collés pour un bout de temps avec le cauchemardeux et la pisseuse, soupira François à l'adresse de son amie.
Runa fronça les sourcils :
— Avant de les appeler comme ça, j'espère que tu vérifies qu'ils ne sont pas dans les parages…
— T'inquiète, ils sont dans la cour avec les autres, répliqua François, dédaigneux. Ils sont tout excités d'avoir touché un couteau pointu !
— Faut avouer que c'est une belle lame que ce type nous a montrée, convint Hroar. Au fait, t'as vu, Sam, comment ils se sont regardés, lui et Mjoll ? Ils sont ensemble, c'est sûr !
Samuel ricana :
— C'est clair que même en tenue de ville, il fait un guerrier autrement plus crédible que cette grande baltringue d'Aerin ! Je ne crois pas que Mjoll hésite longtemps entre ce mec et l'autre pot de colle qui soi-disant l'aurait sauvée d'une ruine dwemer. Non pas qu'elle ait jamais eu l'air de s'intéresser à lui, d'ailleurs.
— Il y en a qui disent qu'Aerin laisse Mjoll coucher chez lui dans sa meilleure chambre, tandis qu'il dort dans une pièce plus petite à côté, balança Hroar, d'humeur cancanière.
Samuel renifla avec mépris.
— Je ne serais pas étonné. Si ça se trouve, il tient les chandelles pendant que Mjoll se donne du bon temps avec de vrais aventuriers qui en ont sous la cuirasse.
— On peut éviter d'avoir ce genre de conversation ? se plaignit Runa. D'abord, je vous trouve vaches avec Aerin. Il a des airs un peu précieux, c'est sûr, mais au moins, il se pose clairement contre la Guilde et la clique Roncenoir. Chez les notables de Faillaise, tout le monde ne peut pas en dire autant.
— La belle affaire !
— Parfaitement ! Ensuite, vous manquez gravement de respect à Mjoll en parlant comme vous le faites. Si elle vous entendait !
— On est en train de dire que Mjoll a bon goût dans le choix de ses partenaires, protesta Samuel. Je ne trouve pas qu'on lui manque de respect, au contraire.
— Si tu te l'imagines déshabillée et en bonne compagnie dans un plumard, un peu quand même, objecta Aventus.
— Oh là là ! râla Samuel en levant les yeux au ciel. Bande de prudes !
— Bon, partenaire ou pas, c'est vrai qu'il est plutôt bel homme, reconnut Runa. Son visage me dit quelque chose... Vous croyez qu'il est déjà venu à Faillaise ?
Aventus lui jeta un regard en coin :
— Il y a des chances : un aventurier, ça circule beaucoup. Tu l'auras sans doute croisé en ville une fois ou deux sans le connaître.
— Oui, peut-être… fit-elle sans chercher plus loin.
— Il a une sacrée poigne, en tout cas, observa François. Il doit manier les grosses épées doubles de Balimund aussi facilement qu'une simple baguette.
— Ouais, d'ailleurs, Sam, t'aurais pu me laisser lui serrer la main ! s'indigna Hroar.
Samuel lui répliqua d'une bourrade dans les côtes :
— Non, sérieusement, Hroar, faut que t'arrêtes avec le cri du lion ! À treize piges, c'est plus possible !
Les autres éclatèrent de rire. Hroar se renfrogna :
— C'est quoi le problème ?
— Le problème, c'est que tu passes pour un gamin attardé et que tu nous fais honte devant des gens de qualité. C'est pas comme ça que tu risques de te faire adopter, je te le dis !
Le rouquin croisa les bras, vexé.
— Sois pas vache, Sam, dit Aventus en souriant. Ce ne serait plus tout à fait notre Hroar s'il manquait le cri du lion.
— C'est clair ! approuva François en riant.
Samuel, goguenard, poussa Aventus du coude :
— Au fait, Ven, tu nous faisais quoi tantôt ? On ne t'entend pas de la matinée, mais arrive ce gars, et là tu sors le grand jeu : « ravi de vous connaître », « au plaisir de vous revoir, cher monsieur ». Ce type t'a tapé dans l'œil ou quoi ?
Aventus haussa les épaules, un sourire gêné au coin des lèvres :
— Quoi ? Je suis poli, c'est tout.
— Ouais… trop poli pour être honnête !
Samuel passa brusquement un bras autour du cou de son copain et le serra contre lui comme pour l'étrangler :
— Allez, dis-nous tout ! l'exhorta-t-il, rigolard.
Tandis qu'Aventus tentait de se dégager de ce simulacre d'agression, Hroar avait sa petite idée :
— Bah, il fait comme nous tous : il cherche à se caser.
François ajouta son grain de sel :
— En plus, un aventurier, c'est intéressant pour sa future carrière… Pas vrai, Ven ?
Pour le coup, Samuel relâcha son étreinte :
— Sérieux, Ven, c'est vraiment ton plan ? l'interrogea-t-il à mi-voix.
Tous fixèrent Aventus avec intérêt. À son grand ennui, le garçon se sentit rougir.
— Non, mais calmez-vous, je ne fais pas ça pour me faire adopter. De toute façon, avec la vie que ce gars doit mener, je doute qu'il veuille s'encombrer d'un gamin comme moi. En revanche, je me dis que c'est toujours bien de nouer contact avec des gens de qualité, comme tu dis, Sam. Ça peut ouvrir des portes, à l'occasion…
François se pencha vers lui avec un air de conspirateur :
— Celles de la Confrérie, par exemple ?
Aventus rougit encore légèrement, mais affecta une moue dubitative :
— Je ne pensais pas exactement à ça. Mais vu comme ce Morgensen est sapé, il doit avoir ses entrées dans les palais et d'autres endroits stratégiques. D'autre part, s'il est aussi balèze qu'il le prétend, il pourrait faire un bon maître d'armes.
— Pas bête, admit Runa. C'est vrai qu'il va arriver un moment où il te faudra apprendre… le métier.
Samuel, le bras toujours passé autour des épaules d'Aventus, semblait préoccupé :
— Puisqu'on en parle, t'es au courant de cette rumeur comme quoi la Confrérie Noire se serait fait dégommer par des troupes impériales d'élite ?
(à suivre...)
