Bonsoir,

A nouveau, je me replonge dans les méandres de la relation Charles/Erik telle que je l'ai comprise suite aux différents films de la saga. Vous voici sur le premier chapitre, si on peut appeler cela ainsi, de la suite de Rétention, qu'il est assez recommandé de lire - pas que j'essaie d'embrigader d'autres lecteurs, mais il y aura très certainement, et déjà dans ce chapitre légèrement, des références faites à des scènes ou sensations qui ont été éprouvées par ces messieurs dans la partie précédente, entièrement écrite sous le point de vue d'Erik. Cela dit, si vous ne vous y penchez pas, vous ne serez pas pour autant perdu. Rétention reprenant entièrement les évènements tels qu'ils se sont déroulés dans le film, parmi lesquels j'en ai rajouté quelques uns, avoir vu X-Men : First Class est parfaitement suffisant.

Comme pour la partie précédente, il s'agit là d'une fiction sans prétention. Ce n'est pas du grand art, ce n'est écrit que pour le plaisir d'écrire, de manipuler, égoïstement je dois l'admettre, ces personnages à ma guise et, je l'espère, pour le plaisir des lecteurs. Un Supplice de Tantale est entièrement écrit du point de vue de Charles, et se situe à la suite du film.

Disclaimer : Aucun des mutants connus par le biais du film ne m'appartiennent ; en revanche, Raphaëlle est une création à part entière.

Sur ce, je vous souhaite une excellente lecture.

Adamantys.


Une douleur fulgurante, lancinante, terrassante. L'impression de sentir son crâne se fendre en deux par la ligne marquée au fer rouge se traçant lentement dans son cerveau. Des cris dans le lointain ; les siens ?

La souffrance irradiait de sa tête jusqu'au bout de ses doigts crispés en une figure peu naturelle, battait ses tempes douloureuses, raidissait jusqu'au moindre de ses muscles, venait se concentrer juste à la chute de ses reins en un point de souffrance, comme un une pointe effilée enfoncée là. Son souffle était court, trop court pour un cœur qui battait de plus en plus fort, cognant contre sa poitrine. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir… L'enfant pleurait. Il n'était qu'un enfant. Il n'était plus qu'un enfant incapable de se défendre.

Et puis, cette force implacable, cette soudaine agression de son espace. Je ne veux pas mourir ! La force était cependant plus puissante que lui. Il voulut se débattre, mais quelles chances avait-il de l'emporter ? On le maintint fermement, on lui immobilisa les bras. Je ne veux pas mourir, laissez-moi ! On lui releva la tête, une pression sur les lèvres. Non, laissez-moi… On ne lui laissait pas le choix. Par réflexe, il avala, et tout s'évanouit autour de lui. Par bonheur, la douleur avec lui.

Son cou était raide comme du bois, sa bouche pâteuse, une ligne douloureuse transperçait sa tête à chaque battement régulier de son cœur. Il gémit vaguement alors qu'il cherchait à fuir les rayons tendres du soleil qui venaient caresser son visage, lui transmettant une douce chaleur qui lui rappela, dans les limbes de son esprit ensommeillé, celle qui l'avait sauvé. Une chaleur plus furieuse, plus sauvage, mais que son instinct avait reconnu… Raphaëlle. Brusquement, il se retrouva assis au beau milieu de son lit qui avait des allures de champ de bataille. Ses draps étaient emmêlés, l'un de ses coussins avait valsé à l'autre bout de la pièce, sa housse de lit s'était défait d'un coin, toute chiffonnée. Par réflexe, il voulut sortir de son lit, naturellement. L'absence de réponse de la partie inférieure de son corps le gifla sans préavis, lui arrachant une grimace de dégoût. Ah oui, détail infime.

Charles était paralysé.

S'il s'était écouté, il se serait laissé retomber dans son lit et se serait abandonné dans une contemplation formelle de son plafond, bien décidé à oublier qu'il venait de se rappeler que ses jambes ne répondaient plus, qu'elles n'étaient que des poids morts, et ce depuis un an. Un an déjà qu'il ne pouvait plus tenir seul debout, qu'il ne voyait plus les choses à la même hauteur, qu'il devait demander presque systématiquement de l'aide aux autres pour exécuter les simples tâches d'une journée normale. Cela faisait un an, un an et il n'avait pas accepté sa situation. Pas encore. Pas complètement. En fait, pas du tout. Dans ces moments où il se retrouvait seul, dans ces moments où il aurait eu besoin de se lever, de faire un pas, et qu'il était seul, Charles avait envie de hurler. De pleurer de rage. De maudire sa vie davantage qu'il ne l'avait fait dans son jeune âge, avant l'apparition de Raven dans sa cuisine, quand il était si souvent rendu seul dans cet immense Manoir, seulement secondé par des domestiques aussi distants que l'exigeait l'éthique, loin de tout, de tout le monde, avec pour seul contact de l'extérieur un précepteur et une télévision. Oui, il avait maudit sa vie, enfant. Aujourd'hui, c'était adulte qu'il la maudissait, et il aurait tout donné pour revenir à cet âge certes de solitude, mais qui n'était pas marquée par son handicap.

Un an. Un an, et il haïssait toujours l'idée d'être désormais un assisté.

Charles était cependant un homme de raison qui savait dominer sa nature première. Cherchant sa respiration au plus profond de son ventre, il refoula ses noires idées et ses dernières ambitions égoïstes pour entreprendre de sortir de son lit. Comme d'habitude, son fauteuil se trouvait juste à la bonne hauteur, tout à côté ; s'appuyant sur ses bras, il se glissa contre l'accoudoir, fit tourner le fauteuil afin que l'assise soit perpendiculaire au lit, se mit dos à lui et se concentra sur la seule force de ses bras pour s'y installer. La force de l'habitude lui avait fait gagner en adresse et en vélocité dans cette opération, et s'en rendre compte chaque matin lui faisait se lever du pied gauche, immanquablement.

Descendant la rampe de l'étage, Charles se dirigea vers les pièces à vivre du Manoir – la décoration avait été revue, à la fois impersonnelle, sobre et chaleureuse, les aménagements de conforts rénovés et multipliés. Le rez-de-chaussée ne ressemblait plus à celui qu'il avait toujours connu durant son enfance, et même s'il ne regrettait pas ce changement, Charles ne pouvait empêcher la mélancolie le gagner lorsqu'il traversait les imposants couloirs desservant toute cette partie du Manoir. En vérité, la seule chose qui n'avait pas été revisitée lors de cette remise à neuf du domaine pour permettre l'accueil d'enfants dans un pensionnat spécialisé était sa propre chambre, dernier refuge de tous les souvenirs passés.

Que ce soit la chambre de Raven ou celle d'Erik, elles avaient toutes été transformées en élégants dortoirs.

« Raphaëlle ? », lança-t-il lorsqu'il parvint dans l'immense hall au bois laqué de la résidence. « Où es-tu ? »

« Dans le salon », lui répondit la voix légèrement lointaine de la concernée.

Et Charles suivit le son de cette voix qui, bien qu'en toute indifférence, lui faisait chaud au cœur, le rassurait, atténuait sa mauvaise humeur matinale. Une véritable bouée de sauvetage à laquelle il se raccrochait avec la force du désespoir, terrifié à l'idée qu'il ne l'entende plus du jour au lendemain. Comme la sienne.

Appuyée contre la table, ses cheveux blonds vaguement ramenés en une queue de cheval, Raphaëlle cherchait du bout des doigts des pièces de son puzzle dans la boîte, les envoyant valser à l'autre bout du carton quand elles ne l'intéressaient pas. Seul le cliquetis continu des pièces perçait le silence de cathédrale qui régnait dans le salon ; Sean et Alex, vautrés dans le canapé, dormaient à poings fermés, chacun enfoncé contre un accoudoir. La télévision était éteinte, mais Charles ne doutait pas qu'avant qu'ils ferment les yeux, ils les avaient braqués sur le petit écran : depuis qu'ils vivaient à la résidence de manière permanente, les deux jeunes gens passaient l'intégralité de leur temps libre à regarder la dernière mode des émissions. Personne ne s'en plaignait, et Charles le leur accordait bien volontiers : l'année écoulée avait été éprouvante pour chacun d'entre eux.

Poussant sur ses roues, le télépathe s'approcha de la seule personne éveillée de la pièce et s'arrêta à ses côtés, désignant du menton les deux adolescents assoupis.

« Tu penses qu'ils croient encore que personne n'est au courant ? »

« C'est peut-être par délicatesse qu'ils ne se montrent pas en public », répondit évasivement la jeune femme en observant de plus près une pièce qu'elle venait de piocher dans la boîte. « Ils te connaissent depuis suffisamment longtemps pour savoir que rien ne t'échappe, avec ou sans télépathie. »

« Tu dis ça avec une telle tranquillité… Ce doit être merveilleux de savoir que ton esprit est inviolable. »

« Tu regretterais sans doute ce que tu y verrais, mon ami. »

Oui, sans doute. Depuis qu'il était cloué sur un fauteuil roulant, Charles avait fait enlever tous les miroirs du Manoir, surtout dans sa chambre, pour n'en laisser que dans les endroits dans lesquels il ne rentrera jamais sans une bonne raison ; cela faisait un an qu'il n'avait pas croisé son reflet. Raphaëlle avait son image gravée dans son esprit, et il était heureux qu'il ne puisse pas y pénétrer, même à l'apogée de son pouvoir – quoiqu'il devina qu'elle s'interdit de lui dire qu'un jour ou l'autre, il allait bien falloir qu'il s'assume.

Et, au-delà de cela, il y avait aussi tout ce qu'il ne pouvait pas voir, et dont elle était immanquablement témoin. Tout ce dont personne ne parlait. Tout ce qu'ils subissaient, se raccrochant à la seule personne saine d'esprit dans ces moments de tempête, gardant par la suite le silence. Parce que personne n'avait la capacité de faire cesser cette torture aléatoire mais inévitable. Pas même lui, puisque c'était de l'esprit de Charles que provenait l'épicentre de leurs souffrances nocturnes.

Machinalement, Charles porta la main à sa gorge. C'était la seule solution qu'ils avaient trouvée pour écourter au mieux les longues plaintes, les suppliques et les hurlements déchirants qui perçaient quelques nuits, ces nuits invivables où le télépathe restait prisonnier de réminiscences indécemment vives. Au début, il avait été le seul à en souffrir, la vision de cette pièce maudite s'approchant du front de Shaw – de son front – pour le transpercer, le longer, le percer lentement, lui arrachant une douleur insurmontable et cuisante qui lui avait donné l'envie de mourir, mais étant cependant incapable de succomber. Et puis, progressivement, son esprit, son inconscient et sa sournoise imagination avaient transformé ce souvenir en un cauchemar insupportable, même avec la meilleure force psychologique, et parce qu'il avait cherché à s'en sortir, il en avait oublié tout le reste. Incapable, dans son sommeil, à tout reprendre sous son contrôle, son pouvoir se déchaînait, et alors qu'ils souffraient, les autres n'avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils étaient terrifiés et hurlaient de douleur.

« T… Tu as… dormi ? », demanda-t-il d'une voix faible en fixant ses genoux.

Le cliquetis des pièces de puzzle cessa, remplacé par le bref bruissement de la boîte en carton poussée sur le bois laqué de la table. Il sentit le plat de ses doigts peigner doucement ses cheveux.

« Hank t'attends au labo. »

Charles se laissa faire lorsqu'elle se pencha et l'attrapa entre ses bras, le soulevant comme le vent aurait soufflé un fétu de paille, et il se fit la réflexion qu'à ne plus pouvoir courir et à s'alimenter à la limite du convenable, il était probablement aussi léger que la force de Raphaëlle lui en donnait l'impression, même si elle était indéniablement faussée.

Hank était attablé devant la cafetière elle-même, penché sur l'un des multiples plans dispersés sur la longue table de métal. Fébrilement, il semblait prendre des notes, les yeux exorbités et manifestement concentré sur sa tâche, mais pas assez pour ne pas remarquer l'entrée de Charles dans la pièce et lui sauter dessus pour lui faire un compte-rendu de ce à quoi il avait pensé ces dernières heures. Ce fut une pluie d'observations sans queue ni tête qui s'abattit sur le télépathe, lequel eu le plus grand mal à calmer le Fauve déchaîné. A en juger par le niveau de la cafetière et par l'état d'énervement dans lequel se trouvait son ami, Charles devina qu'il ne s'était pas rendormi dans la nuit et planchait sur leur fastueux projet depuis. Ce devait être au moins la deuxième cafetière qu'il avait faite couler, et à cette seule constatation, Charles sentit son malaise lui sauter de nouveau à la gorge. Sean et Alex endormis lui avaient permis un répit inespéré avant de faire face aux nouveaux dégâts de ses terreurs nocturnes.

Une fois Hank calmé, ils entamèrent ensemble une longue matinée de travail sur le projet de Cerebro, finalisant enfin les plans. Une année entière s'était écoulée depuis la destruction de l'invention du jeune scientifique mais, à l'instar de son génie, sa mémoire était aussi exceptionnelle, lui permettant de garder en réserve ce que la venue de Shaw et ses acolytes avait si savamment détruit. Cependant, Hank avait refusé de s'en contenter, et Charles avait accepté l'ambition de son ami d'exploiter davantage les capacités que pouvaient offrir une telle machine. Il fallait admettre une chose : aujourd'hui, du temps, ils en avaient à revendre et, de toute façon, le Cerebro ne pouvait être installé tant que les aménagements prévus par Charles dans le bunker en sous-sol n'étaient pas terminés. Le fait qu'il se soit écoulé un an sans un seul incident depuis leur retour au Manoir après la bataille sur cette plage isolée n'était que la preuve que plus rien n'avait un caractère urgent.

On ne pouvait pas dire que l'ambiance au Manoir était morne. Sean et Alex étaient tous deux des boute-en-train efficaces, affichant constamment une bonne humeur et adoptant souvent des allures d'enfants insouciants ; à sa sortie de l'hôpital, Charles avait compris que les deux adolescents avaient fait le pied de grue, squattant les couloirs la journée et une chambre d'hôtel juste à côté la nuit, bien décidés à rentrer avec lui – bien décidés à rentrer avec leur famille. Les parents de Sean avaient peur de lui, et ceux d'Alex ne voulaient plus entendre parler de leur fils pour l'accident qu'il avait causé à cause de sa mutation. Charles, lui, avait ri des accidents dont il avait été l'auteur dans sa résidence, et même si ce n'était pas vraiment la même chose parce qu'il n'y avait pas eu mort d'homme cette fois-ci, il l'avait aidé malgré sa dangerosité. Pour ça, pour toutes les raisons qui étaient nées de cette simple semaine d'entraînement au Manoir, ils avaient décidé que leur place était encore là-bas. Etait toujours là-bas. Charles les avait accueillis à bras ouverts, et depuis, ils animaient à eux seuls, avec leurs constantes chamailleries, leurs nombreux défis inconscients, leurs éclats de rire devant la défaite de l'autre et leur bonne humeur l'ambiance du Manoir.

Hank n'y était pas bien étranger non plus, quoiqu'il lui fut plus difficile de trouver sa place. Sa récente mutation physique lui avait fait consciencieusement perdre le peu d'estime qu'il avait déjà de lui-même, quand bien même elle avait été un atout non négligeable lors de la dernière bataille, et quitter le Manoir avait été, de toute façon, absolument inenvisageable. En vérité, il n'avait rien dit de tout cela à Charles, c'était ce dernier qui lui avait donné une bonne raison de rester en lui demandant de réparer et améliorer leurs combinaisons, potasser sur d'autres projets, sur d'autres de ses idées et surtout, de concevoir de nouveau le Cerebro. Les premiers temps avaient été durs pour le jeune scientifique, qui s'était entièrement plongé dans son travail, comme s'il cherchait à se démontrer à lui-même qu'il avait encore une quelconque utilité, qu'il n'était pas qu'un monstre, une erreur de la nature. Et puis, petit à petit, parce que les autres l'avaient regardé dans les yeux au lieu de se focaliser sur son physique, il avait appris à ne plus se voir à travers sa fourrure bleue et à se détendre. Alex était même devenu son meilleur ami avec qui il discutait souvent pendant les repas, ou lorsqu'il venait faire un tour dans le labo. Si Alex ne comprenait rien à ce que disait le Fauve, au moins se gardait-il bien de le dire. Le respect qu'ils avaient tous éprouvé à son égard durant cette année avait fini par faire sortir Hank de sa coquille, et Charles pensait que l'apparition nouvelle de Raphaëlle l'avait aussi bien aidé dans cette démarche.

Alors non, l'ambiance au Manoir était loin d'être morne, chacun y allant de sa patte : Sean et Alex par leurs blagues douteuses et leur bonne humeur constante, Hank par ses discours frénétiques sur ses idées auxquels personne ne comprenait rien, et Raphaëlle par son cynisme cinglant et son insolence tranchante. En vérité, Charles avait juste du mal, même après une année, à s'y plonger pleinement pour pouvoir en profiter réellement, et ses nuits agitées ne faisaient qu'aggraver le phénomène.

C'est ainsi qu'au déjeuner, Charles ne desserra pas les dents, se contentant de sourire en avalant du bout de sa fourchette la moitié de son assiette. Il sentait peser sur sa nuque le regard lourd de sens de Raphaëlle, mais que pouvait-elle faire, concrètement ? Charles avait perdu l'appétit. Le travail lui était aussi salutaire qu'il l'avait été à Hank, mais à son contraire, il ne pouvait pas oublier ses complexes. Il ne pouvait pas échapper à sa paralysie lorsque les muscles de ses bras tiraient, lorsqu'il n'en pouvait plus d'être assis à longueur de journée. Il ne pouvait pas échapper à ses cauchemars, à ses souvenirs parce qu'il était télépathe et que son esprit, sa mémoire était l'essence même de sa mutation. Il ne pouvait donc pas échapper à l'absence cruelle et froide de sa sœur ; à l'absence cruelle et froide de son ami.

Que l'on dise qu'il est un saint, que l'on fasse l'éloge de son âme, de son caractère généreux, de son altruisme ; bonté divine, il était incapable d'assumer les derniers changements qui s'étaient opérés dans sa vie, incapable d'accepter sa paralysie, incapable d'accepter qu'il était impossible qu'ils cheminent ensemble.

Il l'avait laissé partir en l'abandonnant avec sa blessure, sur cette plage, déchiré et incapable de prononcer le moindre mot. La douleur de cette balle entrée dans son dos n'avait été rien comparée à ce qu'il avait ressenti lorsque ce qu'il avait présagé s'était accompli. Ce jour-là, il s'était senti périr sous son regard, brûlé par ses propres larmes, poignardé par toutes ces évidences qu'il haïssait. Maintenant qu'il y réfléchissait, il aurait préféré mourir, tué par la balle, plutôt que d'affronter ce que cette chienne de vie lui avait réservé depuis le jour de sa naissance, lui prévoyant la rencontre de toute une vie pour la lui arracher aussi sec, simplement parce qu'elle avait trouvé ça amusant de les rendre complémentaires mais trop différents dans leurs idées.

C'était lui qui l'avait enjoint de l'abandonner sur cette plage. Plusieurs fois, il avait tempéré les ardeurs de ses jeunes protégés, mais c'était comme si cet argument les indifféraient. Ils haïssaient Erik pour les avoir abandonnés d'une telle manière, surtout Charles, surtout cet homme qui avait tant fait pour lui. Sean avait juré lui éclater les tympans la prochaine fois qu'il le verrait, Alex avait imaginé l'attacher à un arbre pour s'en servir comme cible et Hank, qui ne l'avait jamais aimé, pensait simplement à l'abattre d'un coup de griffe.

Charles, lui, ne le haïssait pas. C'était sa volonté qu'Erik avait exécuté, la toute dernière faveur qu'il lui avait demandé, par de simples mots – « Oh, mon ami… Excuse-moi, mais tu as tort. ». Tort pour tout. Tort pour cette excuse bancale qu'il s'était forgée pour le convaincre que les humains étaient des ennemis corrompus jusqu'à la moelle et qu'ils avaient eu depuis toujours le dessein de les dresser l'un contre l'autre. Tort pour cet objectif qu'il pensait partager avec lui, parce que Charles ne voulait pas dans les mêmes proportions.

Tort pour son espoir, parce que si, tout était fini.

Il n'avait pas eu besoin de faire un tour dans son esprit. Son regard avait été aussi clair que de l'eau de roche et l'avait brûlé jusqu'au plus profond de son âme, y perçant un trou irréversible. Il avait su que l'un d'entre eux devait être raisonnable. Or, Erik était un être impulsif, passionné ; la raison n'a jamais été son credo. Charles avait grandi avec, parce qu'il n'avait pas eu le choix. Alors, il avait été l'être raisonnable. Et lui avait dit, simplement, qu'il avait tort.

Dire autre chose lui avait été impossible. C'était lui qui lui avait demandé de l'abandonner sur cette plage, ici et maintenant, parce qu'il ne pouvait en être autrement ; parce que l'un comme l'autre était tout à fait incapable de faire face à l'évidence qui les avait abattu froidement. La fuite avait été la solution, et Erik l'avait compris.

Charles ne pouvait plus se regarder dans un miroir, parce qu'il ne voulait pas voir à quoi ressemblait un handicapé. Charles ne mangeait plus suffisamment, parce que les deux places vides de la tablée lui coupaient l'appétit. Charles n'était plus que l'ombre de lui-même, et n'avait de consistance que si les autres avaient besoin de lui. Charles n'existait plus que pour les autres, que par les autres ; Charles Xavier était resté sur cette plage, le Professeur X était rentré au Manoir.

« Ca fait un an aujourd'hui, n'est-ce pas ? »

La voix basse et chaude de Raphaëlle, acidulée par son accent français prononcé, le tira doucement de sa rêverie ; posté devant l'une des grandes fenêtres en pied du salon, Charles s'était laissé emporter par sa mélancolie alors qu'il contemplait la tour satellite éternellement pointée vers eux. Un an, et la parabole n'avait jamais été rétablie. Après tout, lui seul en avait la force. Sans tourner la tête vers son amie, le menton posé sur ses mains jointes, il hocha la tête ; sur son accoudoir, il vit se poser ses griffes écarlates.

La fraîcheur de l'air nocturne balayé sur son visage le revigora, apaisa l'espace de leur ballade son esprit tourmenté, son appréhension de poser la tête sur l'oreiller. Si personne n'en avait parlé, le regard parfois vitreux de Raphaëlle et le départ au lit des plus jeunes un peu plus tôt dans la soirée lui avouaient sans scrupules qu'il avait encore perdu le contrôle de ses pouvoirs, et qu'il avait été incapable de s'en rendre compte. A la pensée qu'aujourd'hui était… « l'anniversaire » de l'achèvement de leur affrontement titanesque, il enfouit son front dans le creux du cou de Raphaëlle, resserrant sa prise autour de son cou. Dieu seul savait ce dont il allait être victime cette nuit. Il avait fait de son esprit son arme la plus redoutable ; aujourd'hui, il était son pire ennemi.

« Le somnifère », souffla-t-il à l'oreille de son amie. « Je crois que je devrais le prendre en allant me coucher. »

Il sentit les épaules de la jeune femme se contracter légèrement contre son torse, et pour toute réponse, Charles colla son front contre sa tempe. Lui non plus n'aimait pas l'idée de devoir prendre cette drogue puissante qu'ils avaient mise au point pour ces nuits furieuses, mais il avait trop peur, et le silence qu'elle conservait lui indiquait qu'elle avait bien saisi le message, même si elle regrettait déjà de devoir le faire. La seconde d'après, Charles sentit ses épaules percer avec plus de vélocité le vent ; ses doigts se crispèrent contre la clavicule de son amie. Il n'existait donc aucun moment dans sa vie qui ne lui rappelait pas l'absence totale de sensations dans ses jambes ?

« Emmène-moi loin d'ici, s'il te plaît », implora-t-il faiblement.

Des ténèbres apaisantes. Un néant rassurant, presque chaleureux. Partout où se portait son regard, il ne voyait qu'obscurité, aucune ligne d'horizon ne venait donner une quelconque réalité à cet endroit où il se sentait enfin en sécurité. Ici, Shaw ne viendra pas le chercher. Ici, il ne se rappellera pas ce que ça faisait de mourir à petit feu sans pouvoir succomber. Ici, où qu'il soit, Charles était en paix avec lui-même, avec son esprit. Qu'il ait conscience qu'il naviguait dans l'inconnu ne le gênait pas, tant qu'il restait persuadé qu'il n'avait rien à craindre – que les autres n'avaient rien à craindre dans leur sommeil, pour cette nuit.

Rêveur, il avançait, presque en flânant. Quelques fois, il entendait des éclats de rires, des cris de surprise et même quelques gémissements qui le faisaient sourire ; d'autres fois, des chuchotements dont il ne comprenait pas le moindre mot, des échanges qu'il devinait animés mais qu'il ne pouvait percevoir. Le bonheur semblait inonder cet endroit. Parfois, c'était presque imperceptible, mais il sentait une présence près, tout près de lui ; et puis, au loin, comme un effluve irrésistible qui l'attirait. Il connaissait cette sensation, cette essence lointaine sans parvenir à l'identifier, mais il savait une chose : c'était vers elle qu'il devait cheminer, à présent. Alors, il avançait, les mains dans les poches ; cette fois, il était debout. Il avait l'agréable sensation d'être complet.

Peu à peu, il laissait derrière lui les rires, les conversations, le bonheur, vite remplacés par un silence confortable ; l'essence l'appelait, d'un appel profond et retentissant que Charles ne pouvait ignorer. Un appel déjà inscrit dans sa chair, guidé par son instinct, par ses réflexes, naturellement. Ce n'était pas une question de pouvoir, c'était une question de devoir. Il le sentait, il devait la rejoindre. Et plus il approchait, plus il sentait l'atmosphère changer progressivement, prenant une teinte inquiétante, de nouveaux chuchotements naissaient, sur un ton bien moins enjoué ; sa propre perception des choses prenait une autre direction. On le pressait. Il se pressait. L'inquiétude remplaça son bien-être, ses pas se firent plus saccadés ; soudainement, il se mit à courir, trébucha, reprit sa course de plus belle. Les nouveaux chuchotements évanescents devinrent des murmures empressés, presque teintés de panique ; quelques fois, des mots se détachaient, clairs et tranchants, inquiétants – Dégagez ! Vite… Derrière toi ! Pas le temps ! Tout devint confus, les murmures s'enchaînèrent, sans queue ni tête, formant un maelström indescriptible où rien ne semblait être plus important qu'autre chose. Charles, planté au milieu de nulle part, prenait sa tête entre ses mains, abattu, paniqué, angoissé… Quelque chose n'allait pas. Aide-nous… Il fallait qu'il fasse quelque chose, mais il ne comprenait rien… Charles, aide-nous… Où étaient-ils, que se passait-il ? Charles, par pitié… La peur, l'angoisse, et là, perdu au milieu de tous ces sentiments qui n'imploraient que la fuite, la fureur, et…

CHARLES ! « RAPHAËLLE ! »

Haletant, le front perlé de sueur, Charles s'emmêla frénétiquement dans ses draps en cherchant d'en sortir tant ses mains étaient fébriles et ses idées affolées, ne tournant autour que d'une seule chose : la douleur. De nouveau la douleur, mais, cette fois, ce n'était pas la sienne.

La porte claqua brusquement et l'instant d'après, le visage inquiet de Raphaëlle se matérialisa à sa hauteur. Quelqu'un alluma la lumière derrière elle, mais Charles ne voyait que ces yeux vairons anxieux qui le scrutaient, ses griffes qu'il sentait passer dans ses cheveux dans une vaine tentative d'apaisement. Il essaya de parler, mais il s'empêtra dans ses idées, ses paroles se bousculèrent au bord de ses lèvres ; il était incapable de mettre tout ça au clair. Il ne savait qu'une chose : il devait descendre. Serrant les dents, il inspira profondément en tentant d'endiguer la terreur qui l'envahissait, se concentrant sur le contact de son amie, sur les tremblements de ses mains pour ne pas perdre le fil de la réalité. Il commença alors à percevoir la présence de Sean et d'Alex dans la pièce, bientôt rejoints par Hank qui leur demanda à voix basse ce qu'il se passait ; et puis, ils finirent par se dessiner. Il les touchait de son esprit, et son cœur emballé en connu quelques ratés.

« Mon fauteuil », articula-t-il.

Raphaëlle le prit dans ses bras et le déposa dans son fauteuil ; à peine installé, Charles chercha à rouler jusqu'au rez-de-chaussée. Personne ne vint l'aider à sortir de sa chambre, pas même à descendre jusqu'au rez-de-chaussée, et cela était bien égal à Charles. Tout ce qu'il voulait, c'était descendre, qu'ils le suivent ou non n'avait à cet instant aucune importance.

En revanche, les quatre silhouettes qui se découpaient contre la nuit claire avaient cette importance capitale. A la lumière blafarde des luminaires du Manoir qui s'étalait en flaques dorées sur le gravier, Emma Frost resplendissait dans une tenue aussi blanche que la dernière fois qu'il l'avait vue, quoique tâchée du sang qui s'écoulait en minces filets de son épaule sur laquelle elle plaquait une main, l'autre soutenant Riptide, répartissant son poids sur sa jambe valide et la mutante blonde ; Azazel, se tenant à ses côtés, avait enroulé sa queue autour du bras de l'italien, sans doute afin de permettre la téléportation, tandis que de l'autre côté Raven lâchait le biceps du démon, aussi nue que le jour où il l'avait trouvée dans sa cuisine. Cependant, ce n'était pas ce détail qui fit hoqueter Charles, ce n'était pas non plus la blessure d'Emma ou encore la cheville cassée de Riptide. Ce n'était pas l'état dans lequel se trouvaient tous ces mutants, qu'ils avaient jadis combattus ou aimés, qui firent se figer derrière le fauteuil de Charles les plus jeunes, le choc leur arrachant toute possibilité d'émettre la moindre remarque, la moindre mise en garde contre la violation de leur territoire que ces ennemis pourraient commettre. Non, ce n'était rien de tout cela.

Azazel, dont la chemise blanche se teintait de sang sur l'abdomen, portait dans ses bras le corps d'Erik.