Titre : Deux bonbons

Auteur : Lilou Black

Genre : Angst et réflexions

Fandom : Saint-Seiya

Pairing : Saga/Mû

Rating : M

Disclaimer : Propriété de Masami Kurumada

Avertissements : Usage de drogues dans ce chapitre.

À mon amie Andromède, pour les surprises et les années qui n'effacent rien.

Bonne lecture.



Partie 1 : Réminiscences

Des petits pas pressés grimpaient les marches du Sanctuaire. Saga devina l'identité de l'enfant avant même qu'il ne rate une marche et ne s'étale à ses pieds.

« Eh bien, Mû ? »

Le petit Atlante se redressa et leva la tête vers le grand de douze ans qui lui faisait face. Ses genoux étaient écorchés, il avait de la poussière plein la figure et ses grands yeux verts clignaient sans discontinuer comme si le bambin essayait de ne pas pleurer. Saga sortit un mouchoir de la poche de sa tunique, se pencha sur l'enfant et essuya le petit visage souillé. Mû sourit timidement, marmonna un remerciement et reprit sa course comme si rien ne s'était produit.

Une étrange pensée vint à l'esprit du futur Gémeaux.

Une pensée…

Il se réveilla. Bien des années s'étaient écoulées depuis cet événement mais il en rêvait régulièrement la nuit. Le gamin aux genoux écorchés était devenu adulte, lui aussi avait grandi et fait bien des choses qu'il aurait voulu oublier mais qui faisaient partie de lui. En revenant à la vie, il avait cru à la rédemption mais la réalité s'avérait plus compliquée. Sa part d'ombre, l'Autre qui lui avait fait commettre tant d'horreurs avait disparu mais les souvenirs restaient, douloureusement flagrants, tristement présents.

À croire que le pardon ne venait ni avec la résurrection ni avec le repentir. Le salut était ailleurs.

Saga se tourna dans son lit et vit Kanon endormi dans le sien, si tant est qu'une forme sous la couette et trois mèches bleues dépassant sur l'oreiller puissent passer pour un être humain. Il ferma les yeux et se demanda ce qu'il avait bien pu penser, tant d'années auparavant, en essuyant le visage douteux du petit Mû qui s'était vautré dans la poussière. Il ne s'en souvenait pas et quand cette anecdote surgissait à l'orée de ses songes, il s'éveillait toujours avant.

Etrange… Il rêvait de l'Atlante alors qu'ils ne se fréquentaient que très peu. Le chevalier du Bélier faisait des allers-retours incessants entre le Sanctuaire et Jamir et quand il se trouvait au Domaine Sacré, il ne sortait de son temple que pour aller voir Shion. Depuis leur résurrection, les deux hommes n'avaient pas échangé plus de quelques mots. Saga savait pourtant qu'à l'instar des autres, il lui avait pardonné ses erreurs bien qu'il en eût souffert plus que quiconque.

Après tout, le Pope avait été son maître… et le Gémeaux, en le tuant, avait fait disparaître l'homme qui avait formé Mû, qui appartenait à la même tribu que lui, dont il avait été très proche… la douleur avait dû être insupportable même si le natif de Jamir était connu pour ne jamais montrer la moindre émotion… toujours ce petit sourire vaguement placide et ces yeux verts semblables à deux lacs tranquilles…

Saga se demanda si ses rêves n'étaient pas une nouvelle manière de lui renvoyer ses crimes en travers du visage par le biais du souvenir de cet enfant à qui il avait fait tant de mal par la suite… même si c'était l'Autre qui l'avait poussé à agir…

Il soupira, se tourna sur le côté et tenta de se rendormir. Près de lui, les ressorts du matelas de Kanon grincèrent. Son jumeau bougeait beaucoup dans son sommeil. Quels pouvaient être ses rêves ? Peut-être lui poserait-il la question, un jour… ou pas.

Après tout, sa relation fraternelle était à reconstruire… parmi bien d'autres choses.

oOØOo

Le jour se levait à peine quand il se réveilla. Kanon était déjà debout et une bonne odeur de pain grillé embaumait l'atmosphère. Parmi les mille et une petites choses que Saga avait découvertes chez son frère qu'il n'avait jamais connu adulte, finalement, le deuxième jumeau aimait faire la cuisine. Il se débrouillait même très bien et cela l'aidait à s'intégrer parmi les autres Chevaliers depuis leur résurrection. Le Gémeaux s'en réjouissait secrètement. Malgré son caractère de cochon et ses dehors un peu hargneux, Kanon se mêlait aux autres, contrairement à Saga qui préférait rester dans l'ombre, sa culpabilité en bandoulière.

Il se leva, s'habilla avec les premiers vêtements qui lui tombèrent sous la main, chipa un paquet de Camel dans le grand sac en plastique que son cadet cachait sous son lit et quitta la chambre.

Les deux frères déjeunèrent ensemble en parlant de banalités. Ils aimaient ça. Ils oubliaient leur passé, leurs erreurs, leurs rancœurs en adoptant des habitudes de vieux couple. C'était pour eux une sorte d'avant-goût. Quand ils vivraient comme un vieux couple pour de bon, un couple de frères, de vieux garçons, alors tout irait bien. Ils se souriaient, racontaient des blagues, discutaient de la pluie et du beau temps et n'évoquaient ni leurs pensées profondes ni leurs rêves. Ils n'avaient pas encore suffisamment confiance en eux-mêmes et en l'autre pour en arriver là. Ça viendrait, du moins ils l'espéraient.

Kanon partit au village après le petit-déjeuner pour faire quelques courses. Le garde-manger avait besoin d'être rempli. Saga se moqua un peu, traita son frère de parfaite petite femme d'intérieur, ce qui lui valut un froncement de sourcils qu'il trouva cocasse. Resté seul, le Gémeaux tourna un peu dans son temple avant de décider de sortir à son tour. Il irait aux arènes assister à l'entraînement des novices. Voir tous ces mioches se taper dessus dans la terre battue lui éviterait de réfléchir.

Il traversa le temple du Taureau qu'il trouva vide, sans grande surprise. Aldébaran devait s'occuper de ses apprentis, deux marmots espiègles qui lui donnaient du fil à retordre. Il s'attendait à ne voir personne dans la maison du Bélier, Mû étant sensé se trouver encore à Jamir, mais il fut surpris de sentir dans le temple le cosmos de l'Atlante.

Il était revenu.

Saga le trouva debout près de la colonne qui dissimulait l'accès aux appartements privés du maître des lieux. Il portait un de ses habituels pantalons afghans et un large pull marron au col effiloché qui avait connu des jours meilleurs. Le natif de Jamir adressa au Gémeaux son habituel petit sourire énigmatique.

« Bonjour, Saga, dit-il.

— Salut. Je ne savais pas que tu étais revenu.

— Je suis arrivé cette nuit. Tu veux une tasse de café ? »

Saga accepta, sans trop savoir pourquoi. Peut-être était-il guidé par les réminiscences de ce rêve récurrent dans lequel il voyait Mû enfant. Côtoyer l'adulte lui apporterait éventuellement des réponses aux questions qu'il était incapable de formuler.

La cuisine de l'Atlante était, comme celle de tous les temples d'ailleurs, chichement meublée. Une table, quelques chaises, un placard et une cuisinière à gaz. Une trappe au sol conduisait dans une cave où on pouvait entreposer des produits frais. La lumière chiche du jour qui se levait entrait dans la pièce par un soupirail, près du plafond. Mû ouvrit le placard, sortit une tasse et un pot de café instantané.

« Je n'ai que ça, dit-il avec un vague sourire d'excuse. Je ne suis pas là assez souvent pour avoir du vrai café.

— Ça ira très bien, répliqua Saga, tout à fait habitué à ce jus de chaussette. »

Après tout, le seul chevalier d'Or à savoir faire le café correctement était Deathmask, Italien et fier de l'être. Il préparait un breuvage capable de réveiller un cadavre. Un comble pour l'homme qui savait envoyer n'importe qui dans le puits des morts.

Le Gémeaux haussa les sourcils en voyant la tasse que Mû posa devant lui : en plastique jaune avec un Mickey dessus. Qui eut cru que le sage chevalier du Bélier planquait de la vaisselle aussi incongrue dans sa cuisine ?

« C'est la tasse de Kiki, fit l'Atlante à qui le regard sceptique de Saga n'avait pas échappé.

— Tiens, où est-il, au fait ? »

Mû ne se déplaçait jamais sans cet affreux marmot turbulent collé à ses basques.

« Je l'ai laissé à Jamir. Son entraînement est quasiment terminé et il va rester tout seul là-bas pendant six semaines. S'il arrive à tenir, il pourra prétendre à une armure.

— Ah.

— En attendant, je vais rester ici. Mon maître m'a laissé entendre que ma place était au Sanctuaire à présent. »

L'évocation de Shion laissa dans la gorge de Saga un goût bien plus amer que celui du café. Il cacha sa gêne derrière la ridicule tasse jaune et un silence s'installa. Mû jeta un regard impénétrable à son frère d'armes, puis il se leva pour fouiner à nouveau dans son placard. L'instant d'après, il posa un vieux transistor à piles sur la table et la voix nasillarde de Mick Jagger s'éleva dans la petite cuisine. Le Gémeaux n'était pas un fan absolu des Rolling Stones, préférant massacrer Paranoid de Black Sabbath sur une vieille guitare, mais il apprécia l'attention de Mû. La musique avait le don, outre d'adoucir les mœurs selon le proverbe, de meubler les silences gênants.

Après tout, le chevalier du Bélier était dangereusement doué pour sentir les variations d'humeur dans les cosmos. Le malaise de Saga ne lui avait certainement pas échappé. D'ailleurs, son regard perçant était fixé sur lui. Le gardien du troisième temple essaya de détendre l'atmosphère avant que Mû ne lui pose des questions :

« J'ai un bouton sur le nez ?

— Tu as les yeux cernés, rétorqua l'Atlante, impénétrable. »

Cette simple affirmation lui renvoya ses songes en plein visage mais il se contenta de hausser les épaules. Il ne voulait pas en parler, surtout pas à l'objet desdits rêves qui se trouvait juste en face de lui. Il savait que tout cela cachait quelque chose mais il souhaitait découvrir seul de quoi il en retournait. Il se frotta les yeux dans l'espoir futile de faire disparaître tout signe de fatigue avant de sortir une excuse toute faite : une mauvaise nuit. Il finit sa tasse de café, reposa sa tasse et remercia son hôte avant de prendre congé.

« Tu descends aux arènes ? lui demanda Mû.

— Oui, c'est ce que je compte faire, en effet.

— Je t'accompagne. »

Le ton ne souffrait aucune réplique même si le chevalier du Bélier s'était exprimé avec sa douceur habituelle.

Saga se prépara donc à passer la matinée en compagnie de ses propres rêves.

oOØOo

La terre battue des arènes était sèche et les apprentis qui s'affrontaient de façon plus ou moins pataude avaient des traces rouges plein leurs vêtements. Ils s'égayaient dans la poussière comme autant de petits cochons dans leur fange, se couraient après en riant ou se toisant avec le plus grand sérieux sous le regard des chevaliers chargés de l'entraînement. De temps à autre, une lumière jaune plus ou moins vive émanait d'un mioche qui parvenait à enflammer son cosmos. Cette lueur attirait les regards un moment puis l'entraînement reprenait.

Saga n'accordait aucune attention à ce spectacle. Du coin de l'œil, il observait le profil de Mû qui semblait à première vue l'ignorer superbement.

La brise du matin agitait la longue chevelure parme attachée dans le dos par un lien de coton rouge. Son visage exprimait une sérénité à calmer la plus violente des tempêtes. En y regardant de plus près, le Gémeaux se demanda si les deux points de vie qui tenaient lieu de sourcils à son frère d'armes ne s'étaient pas éclaircis avec le temps, passant du vermillon au rose foncé. Dans son rêve, ces petites taches avaient attiré son attention. Elles s'étaient plissées sur le front de l'enfant qui luttait contre les larmes après être tombé, jusqu'à ce qu'elles se détendent pour redevenir rondes et parfaites au contact du mouchoir qui avait essuyé le petit visage.

Tant d'années écoulées depuis… Près de deux décennies. Saga était plus troublé que jamais par cette réminiscence qui néanmoins lui était bien plus agréable que les cauchemars hantant ses nuits avant de finir sous Lysanxia.

On pouvait figurer parmi les plus puissants chevaliers d'Athéna et prendre un cachet d'anxiolytiques tous les soirs pour dormir tranquillement. Etrange paradoxe. Saga ne put retenir un léger rire sans joie.

Mû tourna la tête vers lui.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je réfléchissais. »

Le regard de l'Atlante se fixa à nouveau sur les arènes et ne posa aucune question. Le Gémeaux eut l'impression d'un voile de pudeur jeté sur ses pensées, comme si Mû voulait préserver son intimité. Une étrange émotion s'empara de lui à cette idée, émotion à laquelle il ne sut donner un nom et qui lui fit presque aussi peur que les pulsions de l'Autre, bien longtemps auparavant.

Fixant son regard droit devant lui, il s'efforça de faire le vide dans son esprit. La méthode Shion pour ne penser à rien. Ça fonctionnait, de temps en temps.

Tomber sur Mû en se rendant à l'entraînement des novices et l'avoir à ses côtés toute la matinée lui apparaissait comme un nouveau rouage de la Grande Machination du Destin.

Mû, l'incarnation de ses péchés. Le chevalier aux convictions droites, à la foi inébranlable et au cœur profondément bon. Son opposé, lui qui s'était laissé posséder par un monstre aux ambitions malsaines, qui n'avait pas eu la force de lutter et qui avait commis tant de crimes sur des principes douteux.

Il maudit l'Autre et donc se maudit lui-même.

Deux ans après être revenu des Enfers et avoir reçu le pardon de sa Déesse, le poids de la culpabilité était toujours aussi lourd. C'était pénible.

Les cachets magiques, les sourires et la méthode Shion pour se vider la tête ne faisaient pas tout. Il manquait encore la pièce maîtresse du puzzle et elle semblait perdue, comme une aiguille dans une botte de foin.

Le regard de Saga se posa sur un nuage que la brise faisait folâtrer dans le ciel bleu. Si seulement cette masse blanche pouvait tout emporter...

Il eut un moment l'impression que c'était le cas. Regarder le ciel le plongea dans une sérénité qu'il n'avait pas connue depuis très longtemps. Les couleurs du monde lui semblèrent plus vives, plus belles, et il se sentit en paix, même si cette sensation lui semblait curieusement aussi agréablement furtive que celle qui s'emparait de lui quand il se défonçait gentiment avec son frère et quelques autres.

C'était étrange.

Il sentit soudain un mouvement à côté de lui. Mû se leva et s'en alla sans un mot.

Alors Saga eut froid. Ce fut aussi brutal que désagréable.

Qu'est-ce que ça signifiait ?

Il alluma une cigarette en espérant que son malaise s'envolerait avec la fumée. Peine perdue : à l'intérieur, il se sentait aussi gris et froid que la cendre qui apparaissait au bout de son mégot.

oOØOo

L'après-midi traîna en longueur. Une réunion ennuyeuse à mourir eut lieu au palais du Pope et à laquelle Saga ne prêta pas grande attention. Il constata d'ailleurs qu'il n'était pas le seul. Dans un coin, Aiolia et Milo, qui semblaient prendre des notes avec le plus grand sérieux, faisaient en réalité une partie de combat naval sous l'œil à la fois amusé et consterné de Camus. Deathmask bâillait à s'en décrocher la mâchoire sans se cacher, Aphrodite avait un magazine quelconque ouvert sur les genoux et Kanon suivait des yeux un insecte qui crapahutait sur le sol de marbre. Seuls Mû, qui comme d'habitude avait l'air de ne pas y toucher, Shaka et son rictus supérieur d'homme le plus proche des dieux, et Shura toujours à cheval sur ses principes, donnaient l'impression d'être attentifs à ce qui se disait. De toute façon, pensa Saga en regardant Milo essayer de regarder la feuille d'Aiolia pour voir où il avait placé son sous-marin, tout ça n'était que de la routine, aucune crise à l'horizon, pas de quoi en faire un fromage. De chèvre, ajouta-t-il mentalement en voyant Shura fusiller du regard le chevalier du Cancer qui se curait le nez dans un geste infiniment malpoli.

Il évitait de regarder Mû. Sa présence le mettait mal à l'aise depuis qu'ils avaient assisté ensemble aux entraînements des novices. Quand le natif de Jamir se trouvait dans son champ de vision, il ne pouvait s'empêcher de superposer à l'image de l'adulte le visage enfantin qui hantait ses rêves. Cela devait bien signifier quelque chose mais plus il y réfléchissait, moins il comprenait. Il en vint à envisager de parler à quelqu'un. Peut-être Kanon, dans un premier temps. Ensuite Shion, éventuellement. Après tout, le moment de la « consultation » ne tarderait plus. Cette idée ne plaisait pas vraiment à Saga mais comme il n'appréciait guère ces espèces de rendez-vous médicaux suite auxquels il n'avait plus qu'à aller à la pharmacie du village commander ses boîtes de médicaments, autant essayer d'en tirer parti.

Ou pas.

Car la clairvoyance de Shion le mettait mal à l'aise, en plus de devoir faire face à l'homme qu'il (ou l'Autre, après tout, c'était la même chose) avait tué. Le Pope savait tout de la culpabilité qui le rongeait, de sa soif de rédemption, de ses angoisses profondes et des difficultés qu'il avait à se faire une nouvelle place au Domaine Sacré après tout ses crimes. La place de Chevalier des Gémeaux ne faisait pas tout. Saga avait envie de s'intégrer en tant qu'être humain mais il n'y parvenait pas, fuyant plus ou moins ses frères d'armes pour différentes raisons. Ceux qu'il avait blessés. Ceux qu'il avait roulés dans la farine en se glissant dans la peau du Pope. Ceux qui savaient depuis le début et qui l'avaient suivi pour leurs propres ambitions.

Son regard croisa celui de Deathmask qui se grattait la tête et qui lui adressa un sourire carnassier.

Le Chevalier du Cancer, l'homme le plus proche de l'Autre.

Le souvenir de leurs étreintes lui parut infiniment malsain. Sa part d'ombre l'avait poussé à partager la couche de ce psychopathe. En temps normal, il n'aurait jamais toléré ça, même si depuis leur résurrection, l'Italien s'était sacrément calmé. Ses lubies consistaient à présent à ingérer des litres de café, à lire des romans d'horreur toute la journée et à terroriser les apprentis. Il ne semblait avoir aucun regret au sujet de ce qui s'était passé et tentait d'assouvir ses pulsions autrement puisque les combats à mort n'étaient plus d'actualité.

Néanmoins, il semblait s'en sortir. Pourquoi lui, Saga, n'y parvenait pas ?

Il poussa un soupir qui se bloqua dans sa gorge quand il sentit les yeux de Mû fixés sur lui.

oOØOo

La réunion terminée, les jumeaux redescendirent quelques milliers de marches pour regagner leur temple. Ils n'échangèrent pas une parole dans un premier temps. Kanon semblait vaguement préoccupé et Saga appréciait en silence le fait de se retrouver dehors après quelques heures passées dans le soporifique palais du Pope.

C'était comme sortir de prison.

En quittant la maison du Lion, qui était vide puisqu'Aiolia était resté au temple du Scorpion pour régler son histoire de combat naval avec Milo, l'ancien Dragon des mers décocha un coup de coude bien senti dans les côtes de son frères.

« Je suis sûr que tu n'as pas prêté une seconde de ton attention à ce qui s'est dit pendant la réunion.

— Tu peux causer, répliqua Saga. Tu n'as pas arrêté de regarder cette bestiole qui rampait par terre.

— J'avais envie de l'écraser, ricana Kanon en prenant des airs psychotiques.

— De toute façon, tout ce blabla est allègrement passé au-dessus de la tête de la majorité d'entre nous…

— Là n'est pas la question, Saga. J'ai juste constaté que… quelque chose te mettait mal à l'aise.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Je suis ton frère. Ton jumeau, plus précisément. Quoiqu'il se soit passé entre nous, quelles que soient les erreurs qu'on ait pu commettre, on a poussé en même temps dans le ventre de notre mère. Ça crée un lien. Et ce lien, il me dit que tu ne vas pas bien. Non que tu aies tenu une forme éblouissante ces temps derniers, mais on dirait que quelque chose s'est aggravé depuis ce matin. »

Saga rentra la tête dans ses épaules. Il causait du souci à son frère. Il s'en voulait. Kanon n'ajouta aucun commentaire. Ils regagnèrent leur temple en silence.

oOØOo

La théière trônait sur la table de la cuisine entre les tasses et le sucrier. La petite boîte en porcelaine contenant la résine de cannabis était ouverte. C'était un rituel. Si le thé et un joint permettait aux deux frères de se détendre, ils semblaient avoir décidé dans un accord tacite que ce serait aussi valable pour crever un abcès.

Ils avaient fini de jouer… pour le moment.

Avec des gestes précis, Kanon mélangea un peu de résine fondue aux brins de tabac dans la feuille de papier à cigarettes. Il roula le joint et le mit de côté, le temps de servir le thé à la menthe brûlant et bien sucré.

Pas un mot ne fut échangé jusqu'à ce que la fumée odorante se répande dans la cuisine du temple des Gémeaux.

Saga tira une bouffée pour se donner le courage de parler.

« Mû est revenu.

— Et alors ?

— Je rêve de lui la nuit depuis un certain temps. C'est une scène du passé qui se rejoue. On était des gamins, à l'époque. Il a quatre ans, il monte les marches à toute vitesse et il s'étale devant notre temple. Je me penche sur lui, je lui essuie la figure avec un mouchoir, il s'en va… et je me réveille. À chaque fois, j'ai une idée bizarre au bord de l'esprit, je ne sais même pas si j'ai pensé ça en vrai à l'époque, mais je me réveille toujours avant et je n'arrive jamais à savoir ce qui m'est venu en tête à ce moment-là. C'est frustrant. »

Kanon écouta son frère sans l'interrompre. Il récupéra le joint, ferma les yeux tandis que la fumée faisait un aller retour dans ses poumons et médita sur ce qu'il venait d'entendre.

« Le voir à la réunion t'a renvoyé tes rêves en pleine face, c'est ça ?

— Je l'ai vu avant, rectifia Saga. Quand tu es descendu au village ce matin, je suis allée aux arènes pour l'entraînement des petits et… c'est là que je l'ai vu.

— Hum… »

Le chevalier des Gémeaux resta silencieux un moment. La drogue commençait ses effets, lui procurant détente et réconfort, un peu comme quand il avait suivi du regard ce nuage, le matin même. Il se demanda ce qui avait pu se produire et attendit que le joint soit entièrement consumé pour raconter l'anecdote à son frère. Ce dernier pinça les lèvres, se leva pour ouvrir le soupirail et aérer la cuisine avant de se débarrasser des reliefs de leur consommation illicite.

« Je ne connais pas bien Mû, finit-il par dire. Après tout, je ne l'ai pas fréquenté pendant des années vu le temps que j'ai passé loin du Sanctuaire. Néanmoins, c'est un Atlante.

— Et alors ?

— Ces gens-là ont un pouvoir d'empathie nettement plus élevé que le tien ou le mien. Mû a dû sentir toutes ces choses qui te tracassent et dont tu ne parles jamais et… il a pu étendre son cosmos sur toi pour te soulager. »

Saga déglutit et sentit, sous la masse de ses cheveux, ses oreilles devenir toutes rouges. Il détourna le regard et Kanon sourit.

« Je n'y connais pas grand-chose, mais vu ta tête, on dirait que tu viens de tomber amoureux… on dirait une vraie jeune fille.

— Crétin. Ne dis pas n'importe quoi. D'abord, tu es défoncé. »

L'ancien Dragon des mers haussa les sourcils et ne répondit pas. Le Gémeaux ne sut quelle conclusion tirer de ces paroles… à part que c'était une grosse ânerie, bien sûr.

oOØOo

Kanon quitta le temple des Gémeaux après le repas du soir. Saga le suspecta d'aller boire un verre avec l'inénarrable petite bande composé de Milo, Camus et Aiolia. Ces trois-là étaient quasiment inséparables et, le chevalier eût-il eu l'esprit mal tourné, il se serait demandé qui couchait avec qui. Leur relation semblait composée d'un mélange d'amitié et de ménage à trois. Pourquoi pas, après tout. On pouvait défendre l'Amour et en être privé pour finir par se consoler avec ce qu'on avait sous la main. Resté seul, Saga se prépara un thé, avala son cachet d'anxiolytique et fouina dans sa pile de 33 tours — le bien matériel auquel il tenait le plus — pour écouter un peu de musique. Bien malgré lui, il repensa au transistor cabossé de Mû qui crachouillait des chansons des Rolling Stones et il secoua la tête pour chasser le souvenir.

Il avait peine à l'admettre mais depuis la remarque douteuse de Kanon sur les jeunes filles amoureuses, penser à l'Atlante lui était plus gênant que jamais.

Les yeux clos, il se concentra sur les riffs de guitare électrique et sur la voix pointue d'Ozzy Osbourne.

All day long I think of things

But nothing seems to satisfy

Think I'll lose my mind

If I don't find something to pacify…

S'il appréciait ce morceau, outre pour l'ambiance musicale, c'était parce que les paroles lui rappelaient des sentiments familiers.

Can you help me ?

Are you for my brain ?

Oh yeah…

Il lui arrivait, en écoutant la chanson, de sortir sa vieille guitare et de jouer par-dessus. Néanmoins, cette fois-là, il se concentra sur le texte, comme jamais.

I need someone to show me

The things in life that I can't find

I can't see the things that make true happiness

I must be blind…

Les paroles de Kanon lui revinrent à l'esprit. Mû a dû sentir toutes ces choses qui te tracassent et dont tu ne parles jamais et… il a pu étendre son cosmos sur toi pour te soulager. Pourquoi aurait-il fait ça ?

Le morceau se termina et Saga sentit une cosmo énergie s'approcher de chez lui. Il regarda la pendule et constata qu'il était vingt-et-une heure. Qui pourrait bien vouloir traverser son temple à une heure pareille ? Sans dire que les chevaliers se couchaient avec les poules, sorti des petites réunions entre amis comme celle à laquelle s'était rendu Kanon, on quittait rarement le Sanctuaire en soirée. Curieux et perplexe, Saga quitta la maison des Gémeaux pour accueillir le mystérieux visiteur.

Bien malgré lui, il songea qu'il s'agissait peut-être de Mû.

Sauf que ce n'était pas lui.

Grand, musclé, le visage plein de santé malgré son âge avancé, Shion se montra et s'arrêta à quelques pas de lui.

« Je suis content de te voir, Saga. Je voudrais te parler. Tu me laisses entrer ? »

Sans répondre, le chevalier des Gémeaux s'écarta pour laisser passer son supérieur hiérarchique, l'homme qu'il avait jadis tué, qu'il avait connu vieillissant et légèrement décati mais qui, depuis la résurrection, affichait la forme d'un homme de trente ans.

Comme d'habitude quand il faisait face au grand Pope, Saga se sentit mal à l'aise, mais ce dernier ne lui en tint pas rigueur.

« Tu as encore fumé un joint avec ton frère, constata Shion sur le ton de la conversation. Je t'ai pourtant dit plusieurs fois que ça faisait mauvais ménage avec les médicaments. Tu continues à les prendre, au moins ? »

Question rhétorique. La boîte de Lysanxia traînait sur la table de la cuisine à côté de la théière.

« Vous êtes venu me faire la morale ? demanda Saga, qui se refermait sur lui même autant qu'il le pouvait.

Par Athéna, qu'il détestait la clairvoyance du Pope…

— Du tout, répliqua l'intéressé. Je voulais juste te transmettre un message.

— C'est-à-dire ?

— J'ai parlé à Mû après la réunion de cet après-midi. Il sent, plus que tout autre, que tu ne vas pas bien. Il a aussi l'impression que tu les fuies. Il souhaiterait t'aider mais il ne te croit pas capable d'écouter ce qu'il aurait à te dire.

— Et alors ?

— Et alors, je suis venu te convaincre de le laisser faire, de le laisser t'approcher. Il s'inquiète vraiment pour toi. Nous t'avons tous pardonné, Saga. Tout ce qui s'est passé n'était pas entièrement de ton fait.

— Si. L'Autre, c'est moi.

— Non. Tu ne te souviens plus de ton arrivée aux Enfers, après ton affrontement avec le jeune Pégase ? Quand tu m'as vu, tu es tombé à genoux, tu as pleuré et tu m'as demandé pardon. J'ai su alors que finalement, celui que tu appelles l'Autre avait perdu. C'était ta personnalité profonde, Saga, qui demandait mon absolution. Comme aujourd'hui, c'est ta personnalité profonde qui souffre de tes crimes, qui culpabilise.

— Ça ne changera rien à tout ce qui s'est produit.

— C'est vrai. Tu dois seulement apprendre à te pardonner à toi-même, à te débarrasser de cette culpabilité. Mû pense pouvoir t'aider à le faire. Il faut juste que tu fasses un effort, que tu laisses mon disciple aller vers toi. Je déteste supplier les gens, mais pour lui, pour toi, laisse Mû t'assister… Laisse-le te permettre de trouver cette rédemption à laquelle tu aspires tant. »

Saga baissa la tête. Il réfléchissait à toute vitesse. L'évidence était là, toute proche, mais il avait besoin d'être seul pour y faire face, pour la regarder dans les yeux et pour l'accepter.

À croire que tout était écrit.

Shion sourit. Visiblement, le cours de la pensée du Gémeaux ne lui avait pas échappé. Ce dernier n'eut même pas envie de s'en agacer même si la présence de l'Atlante le gênait. Le Pope le sentit. Il partit quelques instants plus tard.

Saga laissa la cuisine éclairée pour que Kanon ait un peu de lumière quand il rentrerait, puis il alla se coucher. Blotti en caleçon sous la couette, il laissa son esprit battre la campagne.

À croire que tout était écrit. Ses rêves, sa rencontre fortuite avec Mû… Il avait cherché la rédemption mais celle-ci était entre les mains du chevalier du Bélier. Il lui faudrait faire face à lui-même, à cet homme qui l'inquiétait un peu malgré sa grande bonté mais il savait que l'on n'obtenait rien sans rien.

Il lui fallait entamer le plus important combat de sa vie.

Il s'endormit avec une paradoxale impression d'apaisement et d'angoisse.

Le rêve revint, toujours le même. L'enfant de quatre ans qui court, qui tombe à plat ventre à l'entrée du temple des Gémeaux. Le maître des lieux qui se penche, essuie la frimousse poussiéreuse. Le petit visage froissé qui se détend, le sourire.

Et les petites taches rondes et roses, sur son front…

Saga se réveilla. C'était là que se trouvait la réponse.

Dans les deux points de vie sur le visage de Mû.

À suivre…