Il fait un temps à ne pas mettre un oni dehors. Et pourtant Nobunaga a ouvert en grand la fenêtre qui donne sur l'ouest. Mine sait bien pourquoi: il veut profiter de la vue sur le lac Biwa et lui en faire profiter. Mais le brasier posé au centre de l'étage parvient à peine à tiédir l'atmosphère, et Nobunaga n'est vêtu que d'un haori sans manches par-dessus son yukata. Mine voudrait lui suggérer de se couvrir davantage, de fermer la fenêtre ou de redescendre à un étage mieux chauffé, mais elle ignore comment s'y prendre.
-C'était une belle partie de chasse, n'est-ce pas ? dit Nobunaga avec entrain.
-Oui, ue-sama, approuve la jeune fille.
-Est-ce que tu aimes la chasse, Mine ? s'enquiert le seigneur.
La jeune fille réfléchit. Elle ne s'est jamais posé la question jusque là : suivre Nobunaga lorsqu'il partait chasser faisait partie de son travail, rien de plus.
Elle aime monter à cheval. Elle se retrouver dans la nature. Et puis – c'est le côté carnivore de l'oni qui s'exprime en elle – elle aime traquer le gibier et le manger.
-Oui, ue-sama, j'aime la chasse, répond-elle.
Nobunaga paraît satisfait de l'entendre.
« Nous ferons une nouvelle partie d'ici quelques jours » dit-il avant d'enchaîner : « Qu'est-ce que tu aimes faire pour te distraire, Mine ? ».
La question déstabilise la jeune fille. Ces derniers temps, son maître lui pose beaucoup de questions sur elle-même, sur sa famille, sur son clan. Mine a toujours autant de mal à s'y habituer.
-Pour me distraire ? répète-t-elle machinalement.
-C'est cela, réplique Nobunaga avec un peu d'impatience. Que fais-tu de ton temps libre ?
-Je m'entraîne, répond la jeune fille. Je discute avec mon frère et mes camarades. J'écris à mes parents.
Son maître détourne son regard vers la fenêtre ouverte. Il fait quelques pas pour se diriger vers l'embrasure.
-Tu passes beaucoup de temps avec Ranmaru, j'ai l'impression, remarque-t-il.
-Je m'entraîne à la lance avec lui. C'est un lancier hors pair, explique Mine.
-Comme l'était son père, commente Nobunaga.
-Ran m'a aussi donné des leçons d'étiquette et de calligraphie quand je suis arrivée à Azuchi, ajoute la jeune fille.
-Et que penses-tu de lui ?
-il est sérieux, intelligent, entièrement dévoué à son travail et particulièrement compétent sur le sujet.
-Et en dehors du travail ?
-Il est gentil mais un peu dans la lune. Bōmaru a l'habitude de dire que son frère est d'une intelligence supérieure, mais que dans certains domaines c'est une buse.
Jusqu'ici, Mine a réussi à répondre de manière formelle. Mais lorsqu'elle prononce la dernière phrase, une pointe d'amusement transparaît dans sa voix. Elle se morigène intérieurement pour son manque de professionnalisme.
-Est-ce que cela te dérange ? demande Nobunaga.
-Non, pas du tout. Ranmaru est un ami loyal et dévoué. C'est l'essentiel à mes yeux.
Nobunaga se retourne et fait quelques pas pour se rapprocher de Mine. Il s'assied en face de la jeune fille, l'air satisfait – encore plus satisfait qu'au début de leur conversation. Mine ignore ce qu'elle a dit qui a mis le seigneur de si belle humeur. Mais si complimenter Ranmaru le réjouit autant, elle le fera volontiers, autant de fois qu'il le faudra. Ran le mérite.
-Tu parles peu de toi-même, remarque Nobunaga. Je suis obligé de te poser des questions précises si je veux des renseignements sur toi.
C'est vrai que Mine se livre peu, contrairement à Tamotsu qui raconte sa vie à qui veut bien l'entendre. Même avec ses proches, elle préfère écouter plutôt que parler. Elle trouve cependant la réflexion injuste venant de Nobunaga. Il arrive à son maître de faire connaître sans ambages son opinion, mais la plupart du temps il s'attend ce que son entourage devine ses pensées.
-J'ignore ce qui vous intéresserait, ue-sama, explique-t-elle. Vous avez déjà beaucoup de choses à penser, et bien plus importantes que celles que je pourrais vous raconter.
-Tu es intelligente, observatrice, tu as un jugement rapide et sûr. Tes réflexions ne pourraient-elles pas être utiles ? Pourquoi les garder pour toi ? réplique Nobunaga en s'emparant de la bouilloire sur le brasero.
Alors que le seigneur s'apprête à verser le saké qu'elle contient dans les coupes disposées devant Mine et lui, la jeune fille l'interrompt, confuse :
-Arrêtez, ue-sama, ceci est ma tâche !...
Puis elle pousse un cri horrifié et pose ses mains sur sa bouche.
-Mes excuses les plus profondes, ue-sama ! s'écrie-t-elle en se prosternant jusqu'au sol. Je ne voulais pas vous donner d'ordres !...
A sa grande surprise, un petit rire lui répond.
-Si je comprends bien, pour te voir agir de manière inconvenante, il faut que j'agisse moi-même de façon déplacée ? commente le seigneur avec amusement. Bien, puisque c'est ton travail, sers-nous le saké.
Il abandonne la bouilloire entre les mains de son page. La jeune fille s'empresse de lui obéir, désireuse de rattraper son impair. C'est une vraie chance pour elle que son maître soit de bonne humeur aujourd'hui.
