Part 1: Dan « Lonely Boy »: « You're the Star of Dan's book » / « How do you kill a feeling? »
Il fixe sur Elle ses yeux noirs, ses yeux à la pupille couleur d'horreur, ses yeux aux mille teintes sanglantes peinant à décrire ne serait-ce que d'un fin trait de lumière la courbure de l'iris. Ses yeux qui engloutissent, dévorent, consument par l'effet d'une brise glaciale. Ses yeux qui vibrent et se durcissent lorsqu'un regain de sang est apporté par les veinules, elles-mêmes battantes là où la paupière se plisse, incapable de demeurer lisse au milieu de tout le souci enduré par les nerfs. Ses yeux qui font de l'élégante vitrine transparente contre laquelle se pressent de sombres exhalaisons, entre autres amères vapeurs de vengeance et arômes de luxure, un repaire à machinations. Ses yeux, enfin, qui apparaissent délectables lorsqu'ils osent découvrir un peu de leur complexion, si prompts à jeter sur leur monde béni de trahison un épais rideau de velours, brodé avec goût et richesse, afin de donner à tout ce qui s'en approche et s'y trouve piégé, une apparence de magnificence et une promesse d'infini. Ce regard la possède alors qu'elle semble si minuscule, si humble et si vide au fin fond de ces prunelles qui la scrutent et qui, faute de capturer une quelconque substance, immortalisent un sentiment de désespoir, une image belle et dramatique jusque là uniquement imprimée sur les traits de Bla…
Ce mot, ce dernier petit mot sans importance, inachevé, perdu dans une foule d'autres expressions plus poignantes, est maintenant inscrit sur l'écran, ainsi que tout autre, en lettres noires, attrapant le regard de l'écrivain, jusqu'alors à peine conscient de ses divagations. Ces trois petits caractères ne sont que la fin d'une longue incohérence, sans doute le début d'une autre. Et cette aberration est honteusement étalée comme toute autre histoire digne d'être racontée, à cela près qu'elle n'est pas destinée à demeurer ainsi sur le papier, criant une terrible et répugnante vérité, indigne d'un homme doté de doigts assez fins pour écrire de jolies choses. Il faut qu'il efface tout cela, qu'il recommence depuis le début, que cela finisse par être entièrement honnête et admirable à la fois.
Il recule légèrement sur sa chaise, se sentant à l'étroit devant son ordinateur, confronté à son quinzième échec de la soirée et à l'insurmontable fatigue de son esprit, rendu davantage inquiet qu'alerte par le secours de cinq tasses de café. Sa main se referme sur la hanse de la sixième lorsqu'il constate pleinement son état, altéré dans l'effort de la création et toujours affecté par la résonance du souvenir. Il porte le breuvage fumant à ses lèvres, laissant ses yeux capturer quelques bribes de cette histoire ébauchée, qu'il se sent toujours incapable d'inventer. Et tout est douloureux, du bout de sa langue meurtrie par le passage du café brûlant aux longs vers entremêlés de sa litanie, de la tension involontaire de sa mâchoire au grand égarement de son âme blessée par la signification et la tessiture de chaque mot. En réalité, il n'est pas précisément en train d'expérimenter un tel malaise mais il a conscience de le sentir parfois, dissimulé dans ses fibres à l'instar de la honte. Il est hurlé à lui-même alors qu'il est assis, contemplant les prémisses d'une œuvre qu'il estime déjà triste et lamentable. Il se surprend à être Dan Humphrey vivant comme Dan Humphrey a toujours vécu, et même jouant un peu mieux son personnage, tout assidu qu'il est à bien réciter toutes ses diatribes sur la noblesse de son pessimisme, sur l'inévitable retour aux sources , sur l'indéfectibilité des liens qui nous attachent au passé. Il ressent la froideur des mots plus que quiconque et tandis que d'autres verraient en l'étrangeté de l'intimité qu'il a décrite l'attrait hypnotisant de la passion, il parcourt chaque ligne aussi furtivement que dans un rêve, dans un intolérable vertige sensoriel. Il ne conserve rien de ses impressions mais se convainc à chaque seconde que le dernier mot ne peut être laissé intact, ne déployant qu'à moitié ses échos dans son cœur, n'envahissant que trop peu ce moment de silence de son fabuleux miroitement.
Il ne parvient qu'à enjoindre sa main à épouser l'arrondi des touches, à caresser la troublante délicatesse du son qu'il souhaiterait faire éclore, ce « i » iridescent, avalé dans un souffle par le narrateur, lésé dans sa pure consonance par la lettre qui devrait aussitôt le suivre. Le « r » s'insérait plus aisément selon lui dans un poème tissé de rage et de fureur plutôt que dans un haïku lumineux, pétillant du mot « regard », s'affirmant du mot « sourire « et atténuant sa dernière syllabe dans la tendresse et la fragilité d'un chant de colibri. C'est ainsi qu'il renonce à ce nom pour son héroïne, s'imaginant déjà harassé, sans doute torturé, quand il viendrait à clore la scène sur un effroyable bris de verre, suivi d'un appel dans un tournoiement d'éclats cristallins. Il ne voulait pas sentir ce nom rendu plus organique que jamais pénétrer encore plus profondément dans cette ambiance, dans cet air épanoui et enrichi par le fracas, dans ce temple dédié à la chair, à l'injuste aspect matériel des choses. Il ne voulait pas pouvoir l'épeler alors que le plus vivant, le plus précieux des élixirs se répandait par petits jaillissement de colère, simplement rouge et brillant sur les débris, comme s'il n'y avait rien de plus s'échouant avec le sang et les larmes, pas même un soupçon de rêve, pas même un regret, pas même un regard chaleureux venu effacer de la joue et de la mémoire de sa muse le long récit de ses afflictions.
Dan n'ose plus regarder son écran, comme il n'ose plus penser à ce qu'il prévoyait d'y inscrire. Pourtant, il est certain que tout ceci serait dit avec sincérité, ce qui est la condition essentielle à tout succès littéraire mais pas la plus aisée à respecter. Il lui est nécessaire, à cet instant précis, d'abandonner, de plonger tout ce qui l'entoure dans l'obscurité, pour qu'il n'y ait nul éclat extérieur, nul monde inconnu ou ignoré se riant de ses idées. Mais avant de s'écrouler sur son lit et de se lover dans la rassurante conviction de toute l'estime qu'il est en droit d'avoir pour son idéalisme, il écrit à quel point son héroïne souffre, à quel point ses yeux sont humides et affadis, à quel point il ne désire plus ne serait-ce qu'évoquer une mèche de ses cheveux ou un sanglot de sa bouche. Et quand il relit ce qu'il qualifierait d'hymne à la beauté gâchée, en même temps qu'éternelle satire de ce qu'il contemple et abhorre chaque jour en voyageant à travers les rues de l'Upper East Side, il est vivement surpris, cruellement trahi par ces mots :
« Finalement, dans son immense amour des choses qui se froissent et s'abîment entre ses doigts, Charlie Trout l'avait brisée, elle qui avait l'habitude de ne laisser rien ni personne la mépriser, elle qui s'irradiait instantanément de lumière et de poésie lorsque chaque part d'elle-même, réassemblée naturellement avec les autres, avait plus de pouvoir et de sens qu'une comète entrant dans l'atmosphère terrestre une veille de fin du monde. »
Et ceci est l'unique chose qu'il peut supporter dans toute l'étendue de son travail de la nuit, l'unique constatation qui s'instille dans ses entrailles assez profondément et assez instinctivement pour qu'il puisse risquer un soupir mélancolique et pour qu'il puisse tolérer de former les cinq lettres les plus intéressantes qu'il ait jamais rencontrées ici-bas : Blair, et de ne plus les quitter de la nuit, seul et ému au milieu du loft où tant de fantômes vivent encore.
