Note de la traductrice : J'ai le plaisir de vous présenter une nouvelle histoire de kiaronna (la même auteur qu'Ivre de toi !) traduite par mes soins, et j'espère sincèrement qu'elle vous plaira ! La version originale est disponible sur AO3 sous le titre Just Hold On (We're Going Home) ^^ C'est une histoire en deux chapitres, mais préparez-vous à beaucoup de lecture, car ils sont trèèèès longs (et ils étaient trèèès longs à traduire aussi, ce seul chapitre fait un peu plus de 14 000 mots !) et à beaucoup beaucoup d'émotions ! N'hésitez pas à laisser des commentaires pour me dire ce que vous en pensez, ça fait des merveilles sur ma productivité de savoir que mes traductions sont lues =)
Je vous souhaite une très bonne lecture et à très bientôt !
Résumé : Ou quand Yuuri se rappelle du banquet mais Viktor non et que Yakov Feltsman s'en mêle.
"J'ai ouï dire que vous aviez arrêté de vous entraîner sous la tutelle de Celestino Cialdini et je suis ici pour vous proposer de vous entraîner avec moi, à Saint-Pétersbourg, à l'issue d'une période d'essai. J'ai seulement trois conditions : vous partagerez votre lieu d'habitation avec un autre de mes élèves, vous prendrez des cours de danse classique avec Madame Baranovskaya et vous m'aiderez à coacher Yuri Plisetsky qui refuse d'entendre mes critiques concernant ses pirouettes." Yakov fait une pause, se penche en avant et regarde Yuuri droit dans les yeux. "Je ne vous ferai pas payer d'honoraires." Et une offre comme celle-ci ne se refuse pas, alors, même si ça veut dire revoir Viktor, Yuuri ne peut rien faire d'autre qu'acquiescer.
Chapitre 1 : Amour, Cœur et Émotion
Quand son père l'a informé qu'un étranger était arrivé aux sources chaudes, ce n'était pas du tout ce à quoi Yuuri s'attendait.
"Monsieur Feltsman," couine-t-il.
"Katsuki," le salue l'entraîneur russe mondialement connu. On est peut-être en avril, mais, malgré la neige, les sources chaudes sont toujours baignées d'une agréable chaleur. Il toise Yuuri de haut en bas, s'attarde sur son ventre. "Il semble que vous vous soyez laissé aller."
Yuuri grimace intérieurement. "Ahh. Oui. Monsieur. Pourquoi êtes-vous... ?"
"J'aimerais m'habiller avant de poursuivre cette conversation," le coupe Feltsman d'un air bourru. "Et dîner. Ce serait grandement apprécié."
Dix minutes plus tard, le voilà devant son repas, Hiroko bavardant joyeusement avec des clients dans l'arrière-salle. Après avoir pris deux bouchées, il pose sa cuillère.
"C'est excellent," déclare-t-il à Hiroko, qui rougit de contentement à ce compliment. "Maintenant parlons affaire."
"A-affaire ?" répète Yuuri, incertain.
"Oui, affaire. L'un des patineurs que j'entraîne, Georgi Popovich, a pris la décision de se retirer de la compétition plutôt que de continuer à se mesurer à mes autres élèves. J'ai entendu dire que vous aviez rompu votre engagement avec Celestino Cialdini, après avoir obtenu un classement médiocre à la finale du Grand Prix et aux qualifications nationales japonaises. J'aimerais vous mettre à l'essai en vous proposant de vous entraîner avec moi, à Saint-Pétersbourg. J'ai seulement trois conditions : vous partagerez votre lieu d'habitation avec un autre des mes élèves, vous prendrez des cours de danse classique avec Madame Baranovskaya et vous m'aiderez à coacher Yuri Plisetsky qui refuse d'entendre mes critiques concernant ses pirouettes." Yakov fait une pause, se penche en avant et regarde Yuuri droit dans les yeux. "Je ne vous ferai pas payer d'honoraires."
Le patineur japonais manque de s'évanouir sur-le-champ. "Monsieur. C'est extrêmement généreux. Je me dois..."
"Tu ne dois rien du tout, mon garçon," soupire Yakov. "Tu prends les choses quand on te les donne si tu les désires vraiment. Tu ne te demandes pas pourquoi elles ont atterri sur tes genoux."
"Je comprends," lâche Yuuri dans un souffle.
"As-tu besoin de temps pour réfléchir, Katsuki ?"
Un entraîneur de renommée mondiale se pointe à sa porte et lui offre une opportunité de faire son retour dans le monde du patinage professionnel ? Après la débâcle du Grand Prix de Sotchi et son humiliation cuisante ? Il n'a logiquement aucune raison d'hésiter, aucune raison de dire non, s'il veut toujours du patinage artistique dans sa vie.
Pourtant Yuuri hésite.
Parce que Yakov Feltsman lui propose peut-être de l'entraîner, mais il entraîne aussi une autre personne. L'homme que Yuuri idolâtre. L'homme que Yuuri aime - de tellement de manières - depuis qu'il a posé les yeux sur lui, il y a de ça douze ans. L'homme à qui Yuuri a envoyé un message hésitant sur Instagram, après que Phichit l'ait harcelé avec ça pendant des jours et des jours et qu'il ait finalement réussi à le convaincre. Tout ça pour recevoir en réponse deux-trois mots manifestement rédigés par son service de communication.
Oui, Yakov Feltsman entraîne Viktor Nikiforov, et Viktor Nikiforov est cet homme qui a promis à Yuuri, au banquet de la finale du Grand Prix de Sotchi, tout ce dont il a toujours rêvé, tout ce qu'il sait ne pas mériter.
Sauf qu'il ne l'a jamais rappelé.
A la fin son amour pour le patinage - pour Viktor - gagne la partie.
Feltsman a déjà le contrat de prêt, entièrement rédigé et imprimé. Yuuri le signe sans protester et commence à préparer ses valises. Emménager avec un autre patineur, s'entraîner avec Madame Baranovskaya, s'entraîner avec Yuri Plisetsky. Des gens tueraient pour le second. Des gens mourraient en accomplissant le troisième, mais ils le feraient de gaieté de cœur. Et pour le premier - hé bien, Yuuri n'avait que Phichit comme ami à Détroit. Peut-être que lui et son futur colocataire patineur pourraient devenir amis aussi, si tout se passe bien. Il se rend alors compte que, au vu des élèves sous la tutelle de Yakov, son colocataire a de très fortes chances d'être Yuri Plisetsky lui-même. Yuuri songe un instant à prendre une arme avec lui au cas où la self-défense ne suffirait pas.
Naturellement, Minako est transportée de joie à cette nouvelle. Elle écrit une lettre à Madame Baranovskaya ("Mais tu n'as pas son adresse mail ?" lui demandent les triplées, choquées. "Tu n'envoies pas un e-mail à Madame Baranovskaya," réplique sombrement Minako) et elle serre fort Yuuri dans ses bras au moment du départ.
"Tu le mérites," dit-elle, "ne l'oublie pas."
Et c'est une deuxième chance pour la carrière de patineur de Yuuri. Et il ne la mérite peut-être pas, mais il a l'habitude de réessayer. Encore. Et encore. Et encore. Donc il suit Yakov Feltsman, part s'installer à Saint-Pétersbourg, pour patiner avec son corps, son cœur et son âme. Espérant devenir meilleur.
Yuuri ne sait pas à quoi s'attendre tandis qu'il monte les élégants escaliers de la bâtisse. Yakov lui a donné l'adresse et Yuuri a erré dans les rues sans comprendre les panneaux, écrits en cyrillique, qu'il ne sait de toute façon pas lire. Il a suivi aveuglément les directions que lui donnait son téléphone portable. Il neige même à cette époque de l'année - il semble toujours neiger à Saint-Pétersbourg, s'il en croit les photos que Viktor poste sur Instagram. Et Yuuri les croit avec ferveur.
Il n'y a que peu d'appartements dans l'immeuble où il sera logé, mais ils sont chers, et c'est difficile d'imaginer Yuri Plisetsky, ado rebelle de quinze ans, séjourner dans ce luxe. Enfin, Yuuri ne connaît rien de sa vie privée, peut-être vient-il d'une famille aisée et qu'il a l'habitude après tout, qui sait ? L'immeuble lui semble familier cependant. Il l'a déjà vu quelque part, il en mettrait sa main à couper.
Il vérifie une dernière fois l'e-mail que lui a envoyé Yakov sur son portable, s'assure qu'il est au bon endroit et au bon étage. Puis il prend son courage à deux mains, lève la main pour toquer - soudain un bruit se fait entendre de l'autre côté, un cliquetis de griffes sur le parquet et quelque chose cogne contre la porte.
"Euh," dit-il pris de court. Apparemment, Yuuri n'avait pas besoin de toquer à la porte, parce que cette dernière vient de s'ouvrir en grand et une boule de poils bouclés immense lui a sauté dessus. Elle est en train de lui lécher vigoureusement le visage; ses lunettes sont tombées sous le choc. Mais ce n'est pas grave, parce que comment être en colère face à un accueil si chaleureux ? Il caresse affectueusement la fourrure du chien, dépose un baiser sur sa truffe, rit. "Salut, toi. Comment tu t'appelles ? Tu ressembles comme deux gouttes d'eau à..." Il s'interrompt soudain.
"Je suis désolé pour elle." Une voix amusée coupe ses pensées et Yuuri lève la tête en plissant des yeux. "Tu es Yuuri, c'est ça ? Entre, je t'en prie."
L'autre homme porte un bonnet bleu, il est mince, un peu plus grand que lui. Et c'est tout ce que Yuuri parvient à discerner, rendu complètement aveugle par l'absence de ses lunettes.
"Oui, c'est moi. Pardonne-moi mais est-ce que tu aurais vu mes..." l'autre homme se penche, les ramasse et les met gentiment sur le nez de Yuuri. Et soudain tout est d'une frappante netteté. "Lunettes," s'étrangle Yuuri.
Car devant lui se tient Viktor Nikiforov, en chair et en os.
Viktor Nikiforov, l'idole de son enfance, son béguin depuis ses douze ans, là, juste devant lui, grand, souriant, sublime.
Viktor Nikiforov, avec qui il a dansé, tous deux plus qu'enivrés, à la finale du Grand Prix de Sotchi, qui a posé ses mains sur lui, partout, qui lui a demandé son numéro de portable, qui ne l'a jamais, au grand jamais, rappelé par la suite. Ce n'est pas comme si Yuuri l'avait attendu, remarque. Il savait bien, lorsqu'il s'était réveillé, le lendemain matin, avec d'horribles courbatures consécutives à sa performance de pole dance, la tête qui tournait et le souvenir clair comme de l'eau de roche de la main chaude et légèrement moite de Viktor dans la sienne, que l'autre homme ne voudrait certainement plus jamais le revoir.
Et pourtant les voilà, se tenant à moins d'un mètre l'un de l'autre, et soudain Yuuri réalise qu'il est prévu que Viktor soit son colocataire. Yakov avait dit qu'il devrait partager son appartement avec quelqu'un d'autre et Yuuri était parti du principe qu'il s'agissait de Yuri Plisetsky. L'autre possibilité ne lui avait même pas effleuré l'esprit. Il avait été si stupide.
"Tu es blanc comme un linge," la voix de Viktor interrompt ses pensées paniquées, "est-ce que tu t'es cogné la tête lorsque Makkachin t'a sauté dessus ? Je suis vraiment désolé pour elle, elle est tellement enthousiaste parfois."
"Je dois rentrer - je dois aller voir M. Feltsman dans son bureau," lâche Yuuri. Viktor lui renvoie un regard surpris.
"Je suis sûr que Yakov doit déjà être chez lui à l'heure qu'il est. Tu devras attendre demain pour le voir." Il jette un coup d'œil derrière Yuuri, aperçoit son unique valise. "Où est le reste de tes bagages ?"
La langue de Yuuri semble peser des tonnes dans sa bouche. "Euh," dit-il.
"Ne reste pas là," poursuit Viktor, les sourcils froncés. "Entre, je t'en prie. C'est ton chez-toi à toi aussi après tout maintenant." Il pose un doigt songeur sur ses lèvres. "Ah, mince, j'ai oublié de te faire faire le double des clefs. Yuri m'a volé le double que j'avais. On passera dans une quincaillerie demain, après l'entraînement."
Yuuri ne répond rien. Il n'y arrive pas. C'est comme si les mots étaient bloqués dans sa gorge. Viktor est toujours là, devant lui, s'appuyant négligemment sur le chambranle de la porte, attendant vraisemblablement une réaction. Son bonnet bleu et son jogging bas sur ses hanches le rendent plus magnifique encore qu'il ne l'est dans les magazines.
Respire. Respire. L'anglais, il connaît. Il peut parler anglais. Il n'a fait que parler anglais pendant cinq ans à Détroit.
"Est-ce que ça ira ?" Finit-il par demander, regardant Viktor dans les yeux aussi longtemps qu'il l'ose. La situation est particulièrement inconfortable après tout. Et encore plus pour l'homme devant lui : Yuuri est un de ses plus grands fans, comme il le lui a répété, encore et encore, après le banquet, entre deux confessions entrecoupées d'éclats de rire enivrés, adressés à une paire de yeux bleus écarquillés, qui consistaient principalement en tu as changé ma vie quand j'ai eu douze ans, je t'aime, tu étais si inaccessible et tu paraissais irréel et sublime, j'ai toujours voulu te rattraper et ne plus jamais te lâcher. Et cette nuit, cette unique nuit qui restera à jamais conservée précieusement dans son cœur, Viktor l'a laissé faire. L'a laissé le rattraper, le serrer fort contre lui et avait semblé n'avoir qu'une envie, qu'il ne le lâche plus jamais.
Et maintenant, il agit comme s'ils viennent tout juste de se rencontrer, après s'être vus en passant quelques fois. Yuuri suppose que, la soirée du banquet mise à part, leurs interactions se résument effectivement à ça. Il se sent stupide. Douze années d'adoration à l'idolâtrer de son côté, contre une soirée où ils étaient tous deux éméchés pour Viktor - et évidemment ce n'est pas pareil, pas équivalent et il rêve s'il a un jour pensé que ça pouvait suffire. Yuuri est certain que l'autre homme a vécu plein de soirées et nuits plus plaisantes, plus sexy, où il a pris plus de plaisir que cette fois où il a dansé le tango avec lui. Où ils ont trébuché dans le hall en riant comme des enfants, joue contre joue, avant de recommencer à danser dans la salle de bal de l'hôtel déserte qu'ils avaient trouvée par hasard. Ils avaient dansé et tournoyé lentement, et tout avait semblé prendre du sens. Le menton de l'un reposant sur l'épaule de l'autre, tournant gravement, les pâles doigts de Viktor s'immisçant sous sa veste pour caresser gentiment la peau fine de sa hanche, mais ne s'aventurant pas plus loin. L'alcool, qui l'enveloppait comme un encens capiteux apporté par le vent. Viktor, tremblant dans ses bras et se rapprochant de lui, toujours plus près à chaque pas, le serrant plus étroitement dans ses bras, l'air suppliant, dès qu'il s'éloignait pour tourner pendant leur danse, comme si Yuuri allait s'évaporer dans les ténèbres et ne plus jamais revenir. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi.
Yuuri n'aurait pas dû se rappeler de tout ça. N'aurait pas dû faire ça devant Viktor. N'aurait pas dû venir en Russie tout court, même si cela voulait dire faire une croix sur l'opportunité de s'entraîner gratuitement sous l'égide d'un des plus grands coachs de tous les temps.
Est-ce que ça ira ?
"Bien sûr," affirme joyeusement Viktor, penchant légèrement la tête sur le côté comme s'il trouvait la question ridicule. "Nous aurons fait faire tes clefs en un rien de temps, ça ne me dérange absolument pas."
Viktor lui fait une visite des lieux. L'appartement est moderne et minimaliste, et Yuuri est déjà terrifié rien qu'à l'idée de laisser des traces de main sur les murs ou de renverser les étagères en verre. Viktor lui montre où sera sa chambre d'un air enthousiaste, "en face de la mienne, tu n'as qu'à traverser le couloir si jamais tu as besoin de quelque chose," lui présente les quelques légumes qui se battent en duel dans le frigo, met en route le pommeau de douche dans la salle de bains attenante à la chambre de Yuuri pour lui montrer comment ça marche.
"Elle est plutôt capricieuse," admet-il, ayant du mal à l'éteindre. "J'avais presque oublié comment elle marchait, et pourtant je vis ici depuis pas mal de temps."
Viktor est un dieu sur la glace. Et il a l'air d'être un colocataire très agréable aussi, Yuuri a un bon pressentiment. Alors, peut-être que si Yuuri peut ravaler ses sentiments pour lui et les enterrer suffisamment profondément, s'il enfonce ses ongles dans sa peau suffisamment fort, pour que cette douleur surpasse celle qu'engendre le fait de prétendre que cette nuit n'est jamais arrivée, alors il pourra en profiter. Se laisser inspirer par son patinage, s'imprégner de la présence de Viktor près de lui, l'homme qu'il respecte et admire plus que tout. Malgré le tourbillon d'anxiété qui menace de l'engloutir, Yuuri a toujours essayé de s'échapper de ses pensées négatives.
La lampe dans la chambre d'ami ne s'allume pas. Viktor, penaud, actionne en vain l'interrupteur avec un soupir. Hausse les épaules. "Ah," dit-il. Yuuri examine la pièce plus attentivement - il n'y a pas de toiles d'araignées, mais c'est flagrant que la chambre n'a pas été habitée depuis longtemps - la peinture comme neuve, l'armoire remplie de cartons soigneusement empilés, empêchant des vêtements d'y être rangés. "Je vais les enlever," lui assure Viktor. "Cela fait si longtemps que je ne suis pas allé dans cette pièce, j'avais oublié que j'avais laissé des cartons ici."
Yuuri allume et éteint l'interrupteur quatre fois de suite de ses doigts tremblants. Il n'arrive pas à déterminer s'il est excité ou terrifié ou les deux à la fois.
"Je vais aller me coucher."
Viktor regarde sa montre. Yuuri ne reconnait pas la marque, mais cela ne l'étonne pas, compte tenu du fait que trois mois plus tôt, il n'était qu'un étudiant à la fac, qui avait gagné quelques compétions de patinage artistique et s'habillait avec des T-Shirts miteux, qu'il obtenait gratuitement auprès de son club de patinage artistique. La montre est en or. "Vraiment ? Il est encore tôt."
"Je vais me coucher de bonne heure en général," avoue Yuuri. "... Même si je ne dors pas forcément une fois dans mon lit." Il tapote son téléphone et Viktor a un petit sourire.
"J'ai essayé de voir si tu étais présent sur les réseaux sociaux," déclare-t-il et Yuuri se pétrifie. Après notre danse ? Tu m'as cherché ? Pourquoi ? Est-ce que tu voulais - "Je voulais voir à quoi ressemblait mon nouveau colocataire, après que Yakov m'ait annoncé la nouvelle. Malheureusement, ta dernière photo sur Instagram date d'il y a presque deux ans et elle est..." il ne finit pas sa phrase. Le patineur japonais réalise avec horreur sur quel compte l'autre homme est vraisemblablement tombé.
Yuuri se couvre les yeux d'une main. C'était une photo très très mal retouchée de deux hommes qui se mariaient devant l'autel, dont les visages avaient été remplacés par ceux de Yuuri et de Viktor. Il était totalement bourré quand il l'avait faite et l'avait postée, c'était une blague parce que, évidemment, Viktor n'allait jamais se marier avec lui, mais un Phichit bien éméché avait trouvé ça hilarant, ne l'efface pas, Yuuri, c'est génial ! Un jour Viktor va la voir et va se rendre que vous êtes FAITS L'UN POUR L'AUTRE !
Yuuri bourré avait acquiescé et changé le mot de passe de son compte, mot de passe que Yuuri sobre n'avait pas encore réussi à percer à ce jour. Il avait créé de nouveaux comptes et Phichit avait mis ses talents magiques d'utilisateur de réseaux sociaux invétéré à profit pour noyer ce compte dans la masse, mais il était sur Internet, et il apparaissait toujours si vous tapiez son nom dans la barre de recherche.
Oh. Merde. "Un de mes amis a piraté mon compte," ment-il, désespéré. Cet ami étant moi, avec deux bouteilles de vodka dans le sang. "C'est un vieux compte que je n'utilise plus. J'en ai un nouveau maintenant, même si je ne suis pas souvent dessus." Viktor a un petit rire.
"C'est bien ce que je pensais." Il s'étire négligemment, se cambre avec un soupir rêveur. Un geste souple, languide, qui le rend atrocement désirable - plus qu'il ne l'est déjà, c'est dire. Yuuri pense, pendant un instant, qu'il va y arriver, qu'il va pouvoir survivre à la proximité de Viktor et apprendre à apprécier l'humain derrière son idole, mais Viktor arrête de s'étirer et ouvre la bouche. "J'étais un grand fan de Lambiel quand j'étais jeune - Mila et Georgi n'arrêtaient pas de me taquiner là-dessus, à dire que je devais me marier avec lui, même si c'était complètement ridicule. Ils se sont amusés à décorer mes patins avec des cœurs et même une fois avec des photos de lui découpées dans des magazines."
Et c'est presque drôle. Yuuri se rappelle déjà de trois fois où Phichit ou Yuuko avaient fait la même chose, et il s'apprête à partager avec Viktor ces anecdotes, mais soudain sa gorge se serre. Viktor sait, sait à quel point Yuuri est désespérément amoureux de lui, il s'amuse sûrement des confessions de Yuuri bien éméché cette nuit-là au banquet, blague de ça avec ses amis russes. Le type qui a totalement foiré son programme à la finale du Grand Prix a le béguin pour moi. C'était mignon, en fait, il n'arrêtait pas de trébucher tellement il ne tenait pas l'alcool ! Il m'a suivi comme un chiot perdu au banquet, je ne sais pas ce qui est passé dans la tête des organisateurs pour qu'il le laisse entrer ! Quoi, moi, intéressé par lui ? Jamais.
"Je vais aller me coucher," dit-il et la platitude de son ton dément la panique et la honte qui le submergent en son for intérieur. Laisse-moi venir avec toi, avait supplié Viktor. Laisse-moi te rejoindre dans ta chambre. Sa tête posée sur les cuisses de Yuuri, tous les deux à moitié couchés dans la salle de bal déserte. Yuuri n'a pas imaginé cette scène. Il le sait. "Tu pourrais -" murmure-t-il, cherchant inconsciemment à ce que Viktor le rassure. Mais il s'interrompt. Viktor sait qu'il est son fan. Viktor semble déterminé à ne pas évoquer ce qui s'est passé au banquet. Viktor ne désire pas ce qu'il désirait alors, et tout est déjà si difficile et gênant qu'il est inutile d'en rajouter.
L'autre homme attend qu'il finisse sa phrase, ses doigts tapotant impatiemment sa taille. Puis quand rien ne vient, il recule d'un pas et s'apprête à partir.
"Je te vois demain matin." Un sourire poli. "Bonne nuit, Yuuri."
Yuuri ferme la porte.
Ses doigts sont sur l'écran de son téléphone avant même qu'il ne le réalise, et sans qu'il puisse s'en empêcher, il ouvre le dossier bien trop familier et parcourt les photos comme un noyé s'accroche à une bouée. Mais ça, ce désir, cette envie qui le dévore de l'intérieur - ce n'est pas un mécanisme de survie. Il n'arrive pas à sortir la tête de l'eau, pas du tout.
Le sourire de Viktor, si étincelant et sincère, sa main sur la joue de Yuuri. Dansant jusqu'à ce qu'ils soient à bout de souffle, se laissant faire alors que Yuuri le penche doucement en arrière, lui faisant implicitement totalement confiance, se rapprochant encore plus près. Comme si Yuuri était un arbre au sein d'une terrible tempête et le seul abri à des kilomètres à la ronde.
Enfouissant sa tête dans son nouvel oreiller, Yuuri éclate en sanglots.
Il se réveille lorsqu'on toque à sa porte.
"Yuuri," appelle une voix, "Yuuri."
Il a imaginé la voix de Viktor dire son nom un nombre incalculable de fois depuis cette nuit au banquet, mais rarement comme ça, impatiente et urgente et - d'accord, il l'a imaginée comme ça, mais jamais pour cette raison.
"On va être en retard. Je ne veux pas m'imposer, mais j'ai une pomme et un verre de lait prêts pour toi et Yakov va nous faire courir jusqu'à la mort si tu arrives en retard dès ton premier jour." Un silence. "Enfin, il va te faire courir jusqu'à la mort."
Yuuri ouvre la porte. "Et pas toi ?" Il se rend aussitôt compte que sa question est stupide. Viktor est l'élève favori de Yakov - l'homme doit bien lui passer quelques caprices, ou tout du moins, c'est ce que semblent indiquer les articles qu'il a pu lire dans des magazines.
Viktor rit. "Il n'arrivera pas à me convaincre que ça vaut la peine de perdre du temps d'entraînement." Puis son regard bleu se dirige vers le bas.
Yuuri réalise alors, le cœur lourd, que son T-Shirt est remonté dans son sommeil, laissant apparaître son ventre un peu trop rebondi. Il n'a pas arrêté le patinage depuis très longtemps, mais il a vite repris du poids avec tout ce stress.
"Peut-être que courir ne te fera pas de mal en fait," réfléchit à voix haute Viktor. Yuuri tressaille. Il s'habille rapidement dans sa chambre, puis rejoint Viktor qui lui tend la pomme et le verre de lait, et si Yuuri boit le lait il ne mange pas la pomme dans la voiture de Viktor, car c'est une voiture de sport à la couleur rose flashy. Et elle a certainement dû coûter plus cher que la somme de toutes les possessions de Yuuri combinées.
"Tu n'es pas obligé de m'emmener à chaque fois," dit-il en sortant de la voiture tandis que Viktor sort son sac de sport du coffre et le balance sur son épaule. "J'ai l'habitude de marcher ou de prendre les transports en commun."
Viktor met ses lunettes de soleil sur son front, hausse les épaules et lui offre un sourire béat. "On va au même endroit, non ?" Yuuri est ébloui par son aura et se trouve incapable de répliquer.
Ils sont en retard.
"Je comptais te faire courir de toute façon," grommelle Yakov, "mais tu vas me faire le plaisir d'ajouter huit kilomètres à ton parcours."
"Oui monsieur," parce que Yuuri ne peut rien répondre d'autre.
Yuuri essaye, impuissant, d'étendre sa serviette sur les sièges en cuir coûteux, tentant de limiter les dégâts que ferait le bas de son corps en sueur et dégoulinant dans la voiture luxueuse et impeccable de Viktor. Ce dernier lui jette un regard curieux et prend place au volant. Une goutte de sueur - une seule, en forme de larme parfaite - coule le long de son front, et reste accrochée de façon précaire à sa mâchoire, avant de lâcher prise et de tomber sur le T-Shirt gris de Viktor, comme un baiser mouillé, juste au-dessus de ses tétons dissimulés par le tissu. Le cœur de Yuuri s'arrête à cette vue. Il se sent pareil à un tas d'ordure qu'on aurait laissé au coin d'une rue un jour de pleine canicule.
"Assieds-toi," glousse l'autre homme. Yuuri s'assied. "Alors tu as fait du rab', hmm ?"
Yuuri jette un coup d'œil à la montre de Viktor, qui étincelle à son poignet. L'anxiété bourdonne déjà en lui. Le besoin d'aller sur la glace ou dans un studio de danse se fait plus pressant dans sa poitrine. Il n'est que six heures du soir. Yuuri aurait voulu avoir une patinoire à la place d'une chambre d'ami.
"Pas vraiment," répond-il à la place. Viktor lève un sourcil surpris mais ne dit rien. Et c'est, peut-être, la chose la plus paradoxale chez lui. Car Viktor est bavard, c'est une certitude - il n'a pas arrêté de parler sur le chemin ce matin - et pourtant le silence avec lui est relaxant, détendu, étonnamment communicatif. Le calme ne semble pas le gêner - il parait presque l'apprécier parfois.
"Apparemment Yakov a de grandes attentes à ton sujet," le cours de ses pensées est interrompu par le ton léger de Viktor. "Il n'arrêtait pas de te regarder."
Cela avait rendu Yuuri extrêmement perplexe. Yakov Feltsman était un homme très incompréhensible selon Yuuri. Quand ils avaient discuté des termes du contrat et du quotidien qui serait le sien à Saint-Pétersbourg, Yakov lui avait exposé cinq règles à suivre impérativement à la patinoire : pas de téléphone, pas d'alcool (Yuuri avait grimacé à cette mention, sachant pertinemment que Yakov avait été témoin de son état d'ébriété au banquet), pas de baisers, de chahut ou de quoique ce soit de sexuel sur la glace.
"Cela ne sera pas un problème," lui avait assuré Yuuri, étourdi. Yakov avait grogné et grommelé quelque chose en russe, comme s'il s'attendait à ce que Yuuri - Yuuri, anxieux, timide, un peu trop gros, qui avait craqué sous la pression à la finale du Grand Prix - aille séduire les patineurs à droite à gauche, puis les plaque contre la rambarde afin de mieux les peloter passionnément. Incompréhensible.
Mais la façon dont il avait regardé Yuuri et Viktor, Viktor et Yuuri - comme s'il s'attendait à ce qu'il se passe quelque chose. Quelque chose qui n'avait pas de rapport avec son patinage, non - son expression quand Yuuri avait patiné avait été totalement différente.
"Est-ce que tu t'es entraîné depuis la finale du Grand Prix, mon garçon ?" avait-il demandé d'une voix forte, une fois la majeure partie des patineurs partis, Viktor occupé dans la salle de musculation et Yuuri absorbé par la musique qu'il créait dans sa tête sur la glace. Yuuri avait tressailli.
"Je sais que je me suis laissé aller."
"Non," avait rectifié Yakov d'un ton bourru, "non, je parle de tes pirouettes et de tes sauts bien meilleurs que ceux du Grand Prix."
"Oh." Yakov allait le découvrir tôt ou tard, si jamais sa période d'essai n'était pas interrompue prématurément. "Je... suis stressé. En compétition." C'était l'euphémisme de l'année. Mais c'était suffisant.
Yakov était resté scotché à cette nouvelle, la tête légèrement penchée sur le côté, la bouche entrouverte de surprise. "Je vois," déclara-t-il au bout d'un instant. "Je... ne m'étais pas rendu compte que tu étais ce type d'athlète."
"Je suis désolé," Yuuri s'était aussitôt excusé.
"Tu n'as pas besoin de t'excuser pour ça," avait répliqué Yakov, la main levée pour l'interrompre. "J'aurais dû le deviner. Personne ne se place troisième au programme court de la finale du Grand Prix, après avoir obtenu les médailles d'argent et d'or aux qualifications précédentes, et ensuite réalise un programme libre de cet acabit, à moins de... hé !" Les larmes débordaient déjà. Celestino n'avait vu Yuuri pleurer qu'au bout de la troisième semaine, et lui avait tapoté dans le dos et tendu une bouteille d'eau, s'était ensuite assis à côté de lui sur les gradins où ils avaient discuté ensemble de la pression et des attentes des gens. Yakov avait opté pour une approche plus radicale et lui avait ordonné d'un ton brusque, intimidant, "Ne pleure pas ! Je ne suis pas en train de t'insulter. Les gens s'attendaient à ce que tu décroches une médaille à Sotchi, tu sais."
Yuuri ne s'était pas attendu à décrocher une médaille.
Yakov avait soupiré.
"Vu que tu t'entraînes à ma patinoire," avait-il dit, "tu pourras en profiter pour absorber l'arrogance de certains patineurs trop sûrs d'eux. Et t'avoir à leurs côtés leur apprendra quelque chose d'utile, en tout cas je l'espère." Puis il avait pincé les lèvres. "A ce sujet, tu feras demain la connaissance de Plisetsky."
Yuuri avait tenté de dire à Yakov qu'il l'avait déjà rencontré. Yuri Plisetsky, le garçon qui lui avait crié dessus dans les toilettes après son cuisant échec, ne devait vraisemblablement pas être très enthousiaste à l'idée que Yuuri l'aide à s'entraîner. Yakov avait balayé ses protestations d'un geste.
Yakov avait des attentes à son sujet. Yuuri n'est pas sûr de savoir encore en quoi elles consistent.
Dans la voiture avec Viktor, Yuuri rassemble son courage et fait la conversation. "Est-ce que tu connais Yuri Plisetsky ?"
Les coins des lèvres de Viktor se relèvent en un sourire amusé. C'est de mauvaise augure. "Oh ! Oui. Il est féroce. Très féroce. Adorable d'une certaine manière. Malheureusement, il ne s'est pas encore rendu compte qu'il devrait s'entraîner plus sérieusement s'il espère garder sa place une fois en Senior. On va devoir l'appeler autrement maintenant que tu es là. Yurio, ça sonne bien non ?"
Yuuri s'affaisse quelque peu sur son siège.
"Yakov veut que je travaille avec lui."
Viktor ne tente même pas de dissimuler son rire. "Je te souhaite beaucoup de chance et bien du courage, Yuuri."
Il semble finalement que Yuuri n'en ait pas besoin. Ce dont il a besoin le lendemain, en revanche, est un coin de la patinoire pour lui-même une fois son entraînement terminé, à se vider l'esprit en réalisant des figures sur la glace, à réfléchir à la manière d'améliorer ses sauts. Tandis qu'il exécute mollement une pirouette Biellmann, Yuri Plisetsky entre dans la patinoire.
"Tu penses sérieusement que tu peux m'entraîner, moi ?" L'assaille-t-il aussitôt, un index furieux pointé à quelques centimètres à peine du visage de Yuuri. Ce dernier se demande s'il avait un caractère aussi exécrable quand il était adolescent. Il en doute. Il a été élevé par des parents travaillant dans le secteur du service à la clientèle, après tout. Donc il soupire, choisit d'ignorer cette hostilité qu'il n'a rien fait pour mériter.
"Yakov a pensé que c'était une bonne idée et c'est ton coach. S'il pense que tu peux apprendre quelque chose en travaillant avec moi, il a sûrement raison." L'expression du blond s'assombrit davantage, alors même que cela semblait impossible. Yuuri tente d'adoucir ses propos. "J'ai remarqué que tu avais maîtrisé les salchows."
Yuri renifle. "Evidemment. Je suis meilleur que toi."
"Alors que dirais-tu d'un échange ? Je t'apprends quelque chose, tu m'apprends quelque chose ?"
"C'est pas vraiment équitable !" s'exclame Yuri, mais il se rapproche de Yuuri, l'air férocement déterminé. "Apprends-moi ta séquence de pas de la saison dernière."
Celle que Plisetsky avait copieusement insultée dans les toilettes ? Yuuri veut s'écrier jamais de la vie. Mais à la place il s'élance sur la glace, Plisetsky sur ses talons. Ils y sont pendant vingt bonnes minutes. Yuri est déjà familier avec les pas et sa vitesse d'apprentissage est tout simplement effarante. Puis, Yuuri remarque Yakov, un carnet à la main, les observant de l'autre côté de la patinoire.
"Oh ! Monsieur." Il s'arrête brusquement et Yuri derrière lui freine en faisant crisser ses patins. "Est-ce que vous vouliez que nous..."
"C'est ce que je voulais que tu fasses. Alors arrête de perdre du temps à me parler et continue."
Alors ils continuent, continuent, continuent.
Le premier jour de Yuuri à son studio de danse, Madame Baranovskaya lit la lettre de Minako. Sa bouche se pince légèrement. Yuuri ne pense pas qu'elle puisse le désapprouver d'une manière plus évidente.
"Tu es passable," dit-elle à Yuuri et Yuuri voit les autres danseurs écarquiller les yeux sans comprendre, dans sa panique, ce que ça peut bien vouloir dire. "C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de t'accepter comme élève. Mais je ne suis pas Minako. Je vais te briser. Tu vas changer ta manière de danser, pour moi."
Yuuri ne peut que hocher la tête, complètement perdu. Puis elle tape dans ses mains et il se perd dans la musique.
Le premier jour de repos arrive et Yuuri ne sait pas vraiment quoi faire. S'il était avec Phichit, ils seraient affalés sur leur canapé miteux et défoncé et auraient regardé des vieux films américains ou japonais, terriblement mal joués, tandis que Phichit lui aurait fait un compte-rendu des dernières nouvelles du monde de cette semaine. Ils auraient mangé du yaourt avec des fruits et auraient fait comme si c'était de la glace. Phichit l'aurait tanné jusqu'à ce que Yuuri mette Le Roi et le Patineur II sous-titré anglais mais doublé dans une langue au hasard. La version française était la version préférée de Phichit, juste après la version originale thaïlandaise qui détenait la première place. Il lui assurait à chaque fois que les chansons semblaient totalement différentes suivant la langue.
Phichit lui manque atrocement, si fort que la gorge de Yuuri se serre. Et peut-être que c'est la raison qui le pousse à errer dans le salon, à jeter un coup d'œil hésitant à l'écran plat dernier cri de Viktor et tapoter expérimentalement la télécommande du bout des doigts.
Viktor, bien sûr, choisit ce moment pour entrer une carotte à moité mangée dans la main.
"Tu veux regarder quelque chose ?"
"Non."
Viktor allume quand même la télévision. "Je crois que j'ai Netflix. Mila m'a dit d'essayer." Il s'assied sur le canapé, fait signe à Yuuri de faire de même. Yuuri s'assied à l'autre bout d'un air hésitant. "Qu'est-ce que tu aimes comme genre de films ?"
La réponse de Yuuri est assez vague aussi Viktor choisit une comédie et la met en anglais.
Le patineur japonais aime les films. Il aime bien aussi le mouvement, qu'il trouve apaisant. Pendant une scène sans beaucoup d'action, il va dans sa chambre et revient dans le salon avec un jeu de cartes. Viktor lui jette un regard curieux.
"Solitaire," lui explique Yuuri. Viktor le regarde jouer et lui fait remarquer à voix haute les opportunités qu'il trouve. Quand Yuuri pose la dernière carte, Viktor applaudit avec enthousiaste.
"Je n'avais jamais fini un solitaire avant." Silence. "Ça te dirait de jouer à un autre jeu ?"
Honnêtement, Yuuri aurait dû le voir venir. Viktor est un champion de renommée mondiale et vous ne recevez pas ce titre sans un certain attrait pour la compétition. Il frappe sans merci les mains de Yuuri au Slap Jack, le distrait en lui racontant ses exploits lorsqu'il était adolescent durant une partie de Go Fish, jusqu'à ce que Yuuri rit sans pouvoir s'arrêter et lui concède la victoire plutôt que raviver à son tour sa flamme compétitive. Ils se sont installés sur le sol du salon, le film oublié comme bruit de fond et quand Yuuri mélange à nouveau les cartes, Viktor demande à ce qu'il lui apprenne comment faire.
"On va t'apprendre à faire un mélange américain, c'est plus simple," Yuuri se sent assez courageux pour le taquiner gentiment et poursuit, "après tout tu es encore un novice." Viktor se rapproche de lui, ses mains puissantes se refermant sur le paquet de cartes et sans y penser Yuuri se penche vers lui, corrige la posture de Viktor en posant ses mains sur les siennes. "Doucement. Tu vas les éparpiller sur le sol si tu continues comme ça."
Il lève la tête et c'est une erreur parce que le visage de Viktor est bien trop proche, son expression tendre et ensommeillée et satisfaite. Et Yuuri se sent rougir - il retire ses mains comme s'il s'était brûlé, les fourre dans les poches de son sweat à capuche.
Et l'expression de Viktor n'est plus du tout ensommeillée tout à coup. "Aide-moi," demande-t-il, d'un air presque séducteur, et Yuuri souhaite plus que tout partir en courant, faire en sorte que Viktor n'entende pas son cœur marteler bruyamment dans sa cage thoracique.
"Tu dois apprendre à faire les choses par toi-même," le réprimande-t-il, mais il ne le pense pas et Viktor le sait bien.
"J'ai appris à faire ça," réplique Viktor le regard perdu dans ses pensées. "Je n'ai jamais aimé."
Yuuri veut lui demander ce qu'il veut dire par-là, mais il ne peut lutter contre ces mains pâles et parfaites. Les cartes s'éparpillent sur le tapis, volettent dans les airs, atterrissent sur le visage de Yuuri.
"Viktor !" Il rit. "Tu as fait exprès."
"C'es faux, je te le promets." De nouveau l'expression de l'autre homme se fait douce, tendre, une expression à laquelle il est impossible de résister. Yuuri n'arrive pas à le regarder dans les yeux. Donc il commence à rassembler les cartes et marmonne.
"Il existe un jeu." Viktor fredonne, interrogateur, et Yuuri poursuit, "ça s'appelle 53 Card Pick-up. Celui qui a le plus de cartes remporte la partie." Viktor se fige et Yuuri le voit du coin de l'œil ouvrir la bouche pour poser une question, mais Yuuri le devance. "Je vais gagner."
Viktor, aussi vif que l'éclair, se jette sur les cartes. Yuuri les ramène de son côté, reprenant dans sa main les cartes que le Russe tente de mettre en sécurité sous ses paumes et ses genoux.
"C'est de la triche !" proteste Viktor, haletant, "C'est scandaleux, Yuuri, que tu aies besoin de tricher pour me battre à ton propre jeu !" Ses joues pâles sont légèrement rougies sous l'affront.
"Ce n'est pas de la triche !" Rit-il en réponse.
"Si."
Et ses yeux brillent, de la même manière qu'ils brillaient au banquet, c'est la première fois que Yuuri revoit cette étincelle dans ses yeux et ça lui donne des ailes.
Il se redresse, regarde par-dessus l'épaule de Viktor, en direction de l'entrée. "Oh non," s'exclame-t-il.
Viktor se fige et lui jette un regard suspicieux, sa main sur la reine de cœur.
"Makkachin est en train de jouer avec ta nouvelle écharpe."
Viktor bondit aussitôt sur ses pieds, fait volte-face - seulement pour apercevoir Makkachin qui le regarde d'un air totalement innocent, roulée en boule près du radiateur. Yuuri peut jurer que Viktor en reste une fraction de seconde bouche bée. Mais c'est déjà trop tard pour le champion.
"Ça," déclare Yuuri, "ça c'est tricher."
Viktor le regarde - Yuuri, dans son sweat à capuche, ses cheveux dans tous les sens, étendu maladroitement sur le sol pour ramasser la dernière carte qui gît à quelques mètres de là. Il a déjà récupéré les cartes que Viktor avait cachées sous ses genoux. Une véritable pagaille. Et pourtant Viktor Nikiforov rit, un rire grave, mélodieux, sincèrement heureux.
Puis il s'accroupit, se penche. "Je pense qu'on peut dire que j'ai gagné l'ensemble des parties."
Ne le regarde pas dans les yeux. Yuuri se noie toujours dans son regard.
"Cinquante-trois cartes," dit-il d'une voix tremblante. "Ça fait cinquante-trois victoires. Plus que toi qui as gagné trois parties à Go Fish, cinq à Slap Jack et six à euchre."
"Ah, mais tu as avoué avoir triché."
Yuuri les sent avant même de réaliser consciemment leur présence, ces doigts qui caressent le creux de son poignet. Qui grimpent, curieux, le long de son avant-bras. La sensation fait naître des picotements d'électricité qui se propagent dans ses veines.
Il plonge son regard dans les yeux bleus. "Viktor ?" Les doigts arrêtent leur course, s'éloignent doucement de sa peau et Viktor s'assied sur le tapis.
"Apprends-moi à mélanger les cartes ?" Demande-t-il. Des mèches de cheveux cachent un de ses yeux, l'autre œil lui rendant son regard.
Yuuri lui tend les cartes et a le cœur au bord des lèvres devant ce déjà vu. Car Yuuri a déjà été l'objet de ce regard de la part de Viktor - de cet intérêt un peu stupéfait, de cette montée d'excitation et d'enthousiasme. Au tout début du banquet, avant que cet intérêt ne s'approfondisse, ne se cristallise en envie, en désir, en pure adoration. Au tout début du banquet, ce banquet qui s'était évaporé dans la nuit, comme cet intérêt qui n'avait été qu'une poussière de fée scintillante saupoudrée sur cette soirée, avant de disparaître une fois le jour levé.
Les doigts de Viktor sont à nouveau sur lui. "Montre-moi ?" Répète-t-il, son pouce caressant le dos de la main de Yuuri. "Yuuri, montre-moi ?"
Yuuri se mord la langue jusqu'à ce que le goût du sang envahisse sa bouche, tente de calmer les tremblements de ses mains. Lui montre.
Yakov leur présente deux vidéos.
"Viktor a chorégraphié deux programmes," explique-t-il dans un grognement. "Il ne s'identifie plus à eux et doit patiner sur ce qui a enfin ravivé son inspiration, enfin c'est ce qu'il m'a baragouiné ce matin. Je dois comme d'habitude gérer son arrogance insupportable, mais au moins vous allez pouvoir en tirer profit."
"Il les a chorégraphiés pour moi ?" Interroge Yurio.
Yakov lui lance un regard étrange. "Non." Le jeune patineur écrase aussitôt les touches de son téléphone portable. "Ton grand-père s'inquiète quand tu lui écris comme ça, tu sais."
"Je ne lui parle pas de ça," crache Yurio. "Je lui demande quelque chose qui n'a rien à voir." Yuuri pense vaguement que Yurio aurait besoin d'un ami de son âge à qui envoyer des sms et partager ses frustrations, mais ce n'est pas comme si Yuuri était bien placé pour parler. Il n'envoie des sms qu'à Phichit, Mari et maintenant Viktor apparemment, ce dernier lui ayant envoyé trois messages depuis qu'ils sont arrivés à la patinoire ce matin, alors même qu'il mange le midi avec Yuuri.
"Tu pourrais m'envoyer des sms si tu veux ?" Propose-t-il d'un ton hésitant.
La réponse est immédiate. "Fourre-toi un patin dans le cul." Ils doivent tous les deux courir jusqu'à la mort après ça.
Mais la réponse est également immédiate quelques instants plus tard, quand une photo d'un chat à poils longs apparaît sur l'écran du portable de Yuuri.
Elle paraît si contente d'être installée comme ça sur le rebord de la fenêtre, lui écrit Yuuri.
Bien sûr qu'elle adore ça, c'est un chat, reçoit-il aussitôt en réponse. Les chats sont géniaux. Envoie-moi des photos de ton stupide chien. Je sais que tu en as un.
Yuuri ne répond qu'après un long moment.
Plus maintenant, finit-il par écrire. Yurio prend autant de temps pour répondre.
Viens voir Potya alors un de ces jours, dit-il, je te ferai découvrir la vraie cuisine russe pendant qu'on y est, parce que Viktor n'a aucun goût. Pirojki. Rappelle-toi des pirojki. Tu n'as besoin que de ça dans ta vie.
Il fait très froid même en avril à Saint-Pétersbourg.
"A qui écris-tu ?" demande Viktor, une moue boudeuse aux lèvres. "Alors même que tu ne m'as pas répondu ce matin, tu es si cruel."
"J'étais en train de m'entraîner," rétorque Yuuri en riant. "Comme tu aurais dû être en train de le faire. Et j'envoie des messages à Yuri."
Le temps se réchauffe considérablement en mai, à sa plus grande surprise. Yuuri pourrait presque oublier Sotchi.
Il n'oublie pas.
Madame Baranovskaya ne fait que le gronder durant l'entraînement. Il en fait des cauchemars. Où elle figure, parmi d'autres choses.
"Si tu comptes continuer à venir t'entraîner dans mon studio," dit-elle, "alors tu devras apprendre comment danser sans erreurs même lorsque ton corps est alourdi par l'émotion."
"Je vais m'en occuper et m'en débarrasser," lui assure-t-il, honteux, "Madame. Je vais faire mieux à l'avenir, je suis désolé."
Son expression se fait encore plus ombrageuse. "Je ne te demande pas de te débarrasser de tes émotions - elles valent leur pesant d'or. Je te dis de les utiliser à bon escient."
Et ça fait des années qu'il fait ça sur la glace. Alors Yuuri fait comme elle dit. Sa chambre est assez grande et dégagée, il y a du parquet sur le sol et la nuit, en pyjama et chaussettes, il danse avec émotion. Il tente toujours de trouver assez de courage pour demander à Yakov la permission de rester à la patinoire, après les heures d'ouverture. Alors pour le moment, danser dans la chambre d'ami fera l'affaire. Plié, tour en l'air, grand jeté. Arabesque et détourné. Quand il a besoin de changer, des pas de flamenco et de tango lui viennent naturellement.
Une nuit, il ouvre les yeux, le souffle haletant, et voit Viktor : debout dans le chambranle de la porte ouverte sur le couloir, deux tasses fumantes en main, les yeux écarquillés.
"Thé," dit-il. "Avec de la confiture. Non. Le mien a de la confiture. Pas le tien."
Yuuri se redresse nerveusement, remet en place les cheveux qui lui sont tombés devant les yeux, embarrassé. Il vient de finir une chorégraphie de tango. Et ce n'est pas difficile d'imaginer que Viktor a fait le parallèle avec cette nuit au banquet lui aussi, ce qui est sûrement la raison pour laquelle il est train de tracer les contours de sa tasse du bout des doigts, l'air troublé, le regard fixé sur le corps en sueur de Yuuri. Ce dernier sirote son thé, à moitié mort de honte.
"Je, euh, j'apprécie vraiment l'attention mais en fait j'ai déjà vraiment chaud après avoir dansé -" dit-il tout bas, parce qu'il n'ose pas parler plus fort. Mais Viktor l'a quand même entendu et bondit sur ses pieds.
"Je vais te chercher de l'eau," s'exclame-t-il aussitôt. Tout plutôt que rester dans la même pièce que l'homme qui passe ses nuits à revivre leur danse au banquet, pense Yuuri.
Viktor revient quand même et manque de complètement renverser le verre d'eau, tant son geste est brusque quand il le lui donne. Mais de l'eau s'échappe quand même à cause de son mouvement trop rapide et mouille le haut du pyjama de Yuuri. Ils regardent, ensemble, l'eau imprégner le tissu. Yuuri ferme lentement les yeux tandis qu'il sent l'eau froide sur sa peau à travers le vêtement.
"Euh," souffle-t-il après un moment, "Je dois me changer."
"Bien sûr," lui répond calmement Viktor. Yuuri tortille l'ourlet de son sweat, lève les yeux.
"Euh, est-ce que tu... pourrais... ?"
"Oh," rit le Russe, "bien sûr." Il s'apprête à sortir de la pièce et Yuuri le regarde partir. Il a l'air si serein, magnifique, vêtu d'un survêtement qui a l'air doux, cher. Yuuri sait désormais que l'autre homme aime dormir torse nu.
Reste, semblent supplier l'âme, le corps, le cœur de Yuuri, reste s'il te plaît.
"N'oublie pas ton thé," est tout ce qui sort de sa bouche. Viktor se retourne, secoue légèrement la tête, un sourire chaleureux aux lèvres.
"Est-ce que ça t'arrive souvent de transformer ta chambre en studio de danse ?"
"Non," ment Yuuri.
Un gloussement amusé. Viktor penche la tête sur le côté, l'air songeur, dévastant Yuuri. "On devrait danser ensemble un de ces jours."
"Oui," ment à nouveau Yuuri. Il préférerait encore extirper son cœur de son torse avec la lame de ses patins. Certains jours vivre avec Viktor est dur. Être proche de Viktor est toujours difficile, même si ça fait battre son cœur dans sa poitrine. Mais danser avec Viktor - danser avec lui dépasserait la limite. "Bonne nuit," dit-il d'une voix qu'il espère ferme.
Viktor lui dit bonne nuit à son tour. Chaque contour de son corps semble être destiné à appeler le regard de Yuuri pour qu'il le dévore des yeux, à chaque fois qu'un sourire fait son apparition sur ses lèvres, c'est comme si Yuuri était le témoin de quelque chose d'intime qui lui coupe le souffle. Et ça lui brise le cœur. Lui brise le cœur, lui brise le cœur, lui brise le cœur.
"C'est ça," dit Madame Baranovskaya un après-midi quand Yuuri revit ce moment dans sa tête durant l'entraînement, revit ce déferlement d'émotions et cette douleur qui enserre sa poitrine. Même cinq pénibles heures passées sur la glace ce matin n'ont pas suffi à dissiper son tourment, donc il s'abandonne, il se permet de se briser de l'intérieur au lieu de passer son temps à s'inquiéter de se briser de l'intérieur, et c'est quelque chose qu'il ne peut faire qu'en dansant. "C'est comme ça que tu dois danser pour moi."
Cela fait maintenant deux mois qu'ils sont colocataires, et pendant l'un de leurs jours de repos, Viktor entre en coup de vent dans sa chambre, penche sur le côté son visage parfait, un de ses yeux cachés par ses cheveux argentés et déclare "on sort."
Yuuri porte des chaussettes dépareillées et un short de sport. "On va au traiteur chinois au coin de la rue ?"
Viktor secoue la tête. "Non, non. On va au -" et il prononce ensuite des mots qui ne sont pas anglais. Quelque chose de chantant, de français, de cher. Il doit voir le regard que Yuuri lui lance, parce qu'il ajoute ensuite élégamment, "Je t'invite bien sûr."
"Je ne peux pas accepter," proteste Yuuri.
"Ça me fait plaisir," plaide Viktor. "Ce serait un rendez-vous avec moi ?"
Yuuri sait que ce n'est pas ce que Viktor veut dire par-là, que 'rendez-vous' dans sa bouche est un mot sans connotation romantique d'aucune sorte, juste une manière de parler. Dans le monde professionnel, on emploie ce mot pour parler d'entretiens et de réunions après tout, et après plusieurs minutes de silence confus, ce même mot se fraye un chemin dans son cerveau encombré par la difficulté de parler anglais. "Un rendez-vous ce sera, alors. Mais tu ne vas pas m'empêcher d'essayer de commander les plats les moins chers."
Le restaurant est exactement comme Yuuri le craignait. Coûteux, chic, et le propriétaire s'arrête à leur table pour discuter aimablement avec Viktor pendant plusieurs minutes tandis que ce dernier hume son verre de vin rouge. Yuuri a failli renverser le sien sur la nappe immaculée quelques instants plus tôt.
Viktor insiste évidemment pour qu'ils prennent un apéritif et le propriétaire des lieux pour qu'ils dégustent un dessert. Ils marchent côte à côte sur le chemin du retour, rassasiés, et Yuuri frissonne dans le froid. Viktor s'arrête de marcher, place leurs paumes l'une contre l'autre, enlace leurs doigts.
"C'est mieux ?" demande-t-il.
Ce n'est pas mieux. Ça ne fait que lui donner envie de quelque chose d'impossible, que raviver le feu sur des braises rougeoyantes.
Il avait ardemment désiré tenir la main de Viktor dans la sienne après le banquet. Il avait imaginé tenir sa main chaque jour depuis cette soirée, et son cœur se serrait à chaque fois d'une manière si douloureuse qu'elle surpassait de loin le simple amour qu'il portait à son idole d'enfance, qu'il n'aurait jamais imaginé pouvoir être surpassé. Yuuri avait regardé des interviews et les courtes vidéos postées sur Instagram par Mila, Georgi et Viktor lui-même, juste pour pouvoir se sentir plus proche de l'autre homme, désespéré de l'avoir près de lui. Donc il ne retire pas sa main. Il dit juste, "oui." Parce que c'est mieux que ce qu'il a vécu ces derniers mois. Mais ce n'est pas mieux.
Dans le hall d'entrée de leur appartement, Viktor délace leurs doigts. Commence à enlever l'écharpe enroulée autour du cou de Yuuri et Yuuri a la lèvre inférieure qui se met à trembler tandis que son esprit est paralysé sous le choc. Une fois l'écharpe soigneusement accrochée au porte-manteau, Viktor pose ses mains sur les épaules de Yuuri, masse légèrement les muscles tendus.
"C'était super." Yuuri hoche la tête. C'était super pour lui aussi, une fois que Viktor lui ait montré - sans le juger - quel couvert utiliser quand. "C'était un rendez-vous génial, pas vrai ?"
Yuuri attend qu'il s'éloigne pour enlever son manteau à son tour. Sauf qu'à la place le pouce de Viktor commence doucement à caresser sa nuque. Concentre-toi sur ta respiration. Respire.
"Est-ce que tu es d'accord ?"
"Que..." Yuuri n'arrive même pas à le dire, tellement cela lui semble inconcevable. "L'écharpe ?"
Viktor a un petit rire. "Ça," développe-t-il et ses lèvres effleurent le front de Yuuri. Un petit geste. Doux. Tendre. Qui déchire Yuuri de l'intérieur. Il se hisse sur la pointe des pieds et Viktor se penche et Yuuri désespéré l'embrasse sur la bouche désespérément.
Ils se sont aussi embrassés au banquet, dans la salle de bal. Gentiment, en silence, la seule musique étant celle que créaient leurs lèvres, bougeant en rythme. Je vais t'embrasser jusqu'à ce que tu ne puisses plus respirer, lui avait promis Viktor, quand on sera tous les deux sobres. Un mois après le banquet, après s'être accroché à cet espoir, après avoir espéré pendant bien trop longtemps, Yuuri avait finalement, finalement accepté le fait que Viktor ne le pensait pas.
Il mordille la lèvre inférieure de Viktor et ce dernier ouvre la bouche dans un petit gémissement de plaisir et Yuuri l'embrasse alors langoureusement comme il l'a imaginé le faire tant de fois.
Viktor s'écarte bien trop vite, défaisant rapidement les boutons de son manteau et de celui de Yuuri. "Allons sur le canapé ?" Sa voix est douce, satisfaite, son sourire tendre, ses lèvres rouges cerise là où Yuuri les a mordues.
Ils s'embrassent, s'embrassent encore et encore, emmêlent leurs langues et laissent l'empreinte de leurs doigts sur la nuque de l'autre. Les baisers deviennent progressivement moins urgents, plus doux et Viktor finit par s'installer confortablement contre lui, la tête sur son torse.
"Je n'avais jamais imaginé," dit-il et les mots vibrent contre le cœur de Yuuri, "que ça arriverait lorsque je t'ai vu sur le seuil de ma porte."
Il avait pensé qu'ils ne s'embrasseraient plus jamais, qu'ils ne seraient plus jamais aussi proches l'un de l'autre ?
"Pendant si longtemps j'ai été... désespéré. La vie est tellement remplie de toujours les mêmes choses et j'étais en train de devenir l'une d'entre elles. Sotchi a été le point de rupture - tout était si vide, si morne." Yuuri peut quasiment sentir son souffle se bloquer dans ses poumons. Sotchi. Le banquet. Viktor pensait que ça avait été morne. "Et maintenant tu débarques dans ma maison et c'est -" il s'interrompt et rit, pose un baiser amusé sur le bout du nez de Yuuri, embrasse sa peau qui frissonne "- tout est... c'est presque trop beau. Trop commode. Comme si ça avait été orchestré par quelqu'un, tu vois, même si c'est impossible bien sûr. Juste... commode."
"Commode," répète Yuuri.
En effet, ça doit être commode, d'avoir quelqu'un comme Yuuri chez lui, quelqu'un qu'il peut embrasser et qui le regarde avec une affection débordante et désespérée. Yuuri sent les larmes lui monter aux yeux.
Viktor sursaute lorsqu'il les voit, paraît au bord de la panique. "C'était une discussion trop sérieuse pas vrai. C'est pas grave, on n'a pas à en parler tu sais. Je n'en parlerai plus. Je ne veux pas que tu crois que je te mette la pression."
Et la vérité, c'est qu'il n'a pas la pression. Ne se sent pas obligé. Yuuri a initié leur premier baiser, a voulu l'embrasser, a aimé ça parce que c'était comme rejouer les événements de cette soirée au banquet, profiter de quelque chose de silencieusement intime, c'était se sentir instantanément proche de lui à nouveau. Il s'est laissé prendre au fantasme de Viktor qui le désirait, qui avait besoin de lui.
Et ce fut le cas, pour cette soirée. Sur ce canapé étroit. Comme cette nuit-là au banquet.
Maintenant Viktor était en train de dire qu'il n'en parlerait plus. Comme au banquet. Et c'est de la faute de Yuuri, parce qu'il est trop sensible et attaché et obsédé par Viktor depuis son enfance.
Il veut se lever, mais le corps de Viktor pressé contre lui le repousse contre les coussins. Lorsqu'il voit que Yuuri ne le regarde plus dans les yeux, que ses épaules tremblent, Viktor se redresse souplement et s'assied sur le bord du canapé. Il l'observe et attend.
"C'est bon," dit Yuuri. "Je comprends."
Et une expression d'étrange vulnérabilité s'empare du visage de Viktor. "Vraiment ?" demande-t-il doucement.
Le plus jeune patineur acquiesce, se lève, va dans sa chambre. Quand il en sort pour aller dans la salle de bains dans le couloir se brosser les dents, Viktor est là, occupé à caresser Makkachin à ses pieds. Mais son regard est fixé sur lui, concentré. Comme s'il attendait Yuuri.
Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi. Cette nuit-là. Quand ils ont dansé ensemble, valsé ensemble, puis, au lieu de suivre des chorégraphies, ils ont créé la leur, dansé des mouvements qui n'appartenaient qu'à eux, chaque pas tissant un nouveau secret partagé d'eux seuls.
Je t'ai attendu pendant si longtemps. Et Yuuri n'a osé que rêver d'entendre pareil aveu.
"Bonne nuit," dit Yuuri. Viktor lui offre un sourire radieux, ébouriffe une dernière fois la fourrure de Makkachin.
"Bonne nuit."
Yuuri s'attend à ce qu'ils n'en parlent pas le lendemain matin. Qu'ils fassent comme si de rien n'était. Et c'est le cas, pendant la première demi-heure - tous deux sont assis dans la cuisine, Viktor mâchonne un bout de banane tout en tapotant sur son téléphone, son coude sur l'épaule d'un Yuuri encore ensommeillé.
Ils n'en parlent pas davantage sur le chemin, dans la voiture de sport rose flashy de Viktor. Ni dans le parking.
Puis, Viktor récupère le sac de sport de Yuuri sur la banquette arrière et le balance sur son épaule.
"J'ai envie de le porter pour toi," annonce-t-il et il dépose un baiser sur la joue de Yuuri.
"Non !" vocifère quelqu'un et avant que Yuuri n'ait le temps de réagir, Yuri Plisetsky s'interpose entre eux avec toute la férocité dont peut faire preuve un adolescent de quinze ans. "Je refuse d'assister à ça pendant l'entraînement ! C'est mon coach alors toi -" il étire gracieusement son bras aussi loin que ses articulations le lui permettent "- t'as pas intérêt à t'approcher à moins d'un bras de lui !"
Viktor sourit. "Bien sûr, Yurio." Il recule placidement d'un pas. La longueur du bras de Yuri. Sauf que Yuri est petit. Et malheureusement pour lui, Viktor le dépasse d'une bonne quinzaine de centimètres et n'a aucune difficulté à tendre la main pour caresser tendrement la joue de Yuuri.
"Je te hais," siffle Yuri, résigné. "J'arrive pas à croire que Yakov a pensé que c'était une bonne idée."
"De quoi ?" lui demande Viktor d'un air distrait. Il effleure doucement de son pouce les cernes de Yuuri, une légère moue inquiète sur ses lèvres parfaites. Yurio lève les yeux au ciel, marmonne quelque chose en russe que Yuuri n'arrive pas à comprendre, avant de remettre en place le sac qui avait glissé de son épaule et de partir en tapant du pied d'un air rageur. Yuuri est vaguement admiratif : il n'avait jamais vu quelqu'un taper du pied aussi gracieusement. "Oh. En parlant de Yakov. Ça ne te dérange pas si je lui dis ?"
Yuuri cligne des yeux, pris de court. "Lui dire quoi exactement ?"
"C'est vrai que moi non plus je ne sais pas vraiment comment on devrait le formuler. Il n'a pas apprécié la fois où je suis sorti avec l'un des danseurs sur glace à la patinoire, il a dit que ça nous distrairait plus qu'autre chose." Viktor sourit et c'est lumineux, aveuglant, cela rend Yuuri horriblement confus. "Mais je vais travailler encore plus dur pour t'impressionner, maintenant. Je suis sûr qu'il approuvera."
Yuuri ne sait toujours pas ce qu'ils sont censés dire à Yakov.
Son incertitude demeure même quand il est trempé de sueur et ne rêve que d'une douche à la fin de la journée, les hurlements de Yakov résonnant toujours dans ses oreilles. Viktor le rejoint, prend sa main dans la sienne. Salue Yakov d'un geste enjoué alors qu'ils s'apprêtent à partir.
"Ne crois pas que tu vas t'en tirer comme ça," gronde Yakov.
"Yakov," soupire Viktor. "Yakov, Yakov, Yakov. Je sais ce que tu vas dire."
"Vraiment."
"Oui," affirme Viktor. "J'ai même fait une liste des avantages et des inconvénients dans le but de te convaincre."
"Tu n'as pas à me convaincre."
"Et j'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'y a pas d'inconvénients à cette situation, Yakov ! On ne boit pas ensemble, enfin pas encore, et je vais lui apprendre comment améliorer ses sauts et il va m'apprendre ses pirouettes et on fera un carton sur la glace tous les deux !" il s'interrompt, serre plus étroitement la main de Yuuri dans la sienne, avant de percuter les paroles de Yakov. "... On n'a pas à te convaincre ?"
"Non, Vitya. Enfin." Il pointe du doigt Yuuri, qui déglutit difficilement et désire ardemment qu'ils aient cette discussion en russe, comme ça il aurait eu une excuse pour ne pas comprendre. "Cependant, les règles dans cette patinoire s'appliquent toujours."
Yuuri fait une liste mentale. Pas de téléphone. Okay. Phichit n'arrête pas de se plaindre qu'il ne peut pratiquement plus lui parler par sms d'ailleurs. Pas d'alcool. Okay. Il n'a pas touché une goutte d'alcool depuis Détroit.
Pas de rapports sexuels.
Il baisse le regard et ses yeux se posent sur leurs mains enlacées. "Monsieur !" glapit-il et il retire vivement sa main de celle de Viktor. Ce dernier affiche aussitôt une moue boudeuse et Yuuri le fixe d'un air éberlué, avant que Yakov ne reprenne.
"Peut-être que désormais vous deux sortirez enfin de votre torpeur et serez les patineurs inspirés et ridiculement passionnés que je sais que vous êtes au fond de vous."
"Monsieur," répète Yuuri, désespéré. Il y a erreur. Leur entraîneur agit comme si une soirée passée à s'embrasser (dont Yakov ne soupçonne même pas l'existence), une seule soirée, encore, et une matinée à se tenir la main possèdent une signification mystérieuse et spéciale. Mais Yuuri sait que ça ne veut rien dire. Il ne sait pas combien de temps l'affection durera cette fois - oui, ils étaient tous deux sobres, mais bientôt Viktor se lassera et passera à autre chose, encore, et il ne veut pas que son nouvel entraîneur ait connaissance de quelque chose d'aussi éphémère et embarrassant et -
"Respire," dit Viktor, à côté de lui. "Respire, Yuuri, il approuve."
Et peut-être que Viktor a l'habitude de faire des choses comme ça. Flirter avec les autres patineurs. Regarder quelqu'un et parler à cette personne comme si elle était le centre de son monde, comme si Yuuri était la pluie et le soleil et l'incomparable sensation de glisser sur la glace réunis - mais seulement pour une soirée.
Ils retournent à la voiture. Viktor allume la radio, dodeline de la tête en rythme avec les accords de piano et la voix mélodieuse du chanteur. "Ça s'est bien passé, je trouve."
La nuit tombée, quand Yuuri a trouvé refuge dans la chambre d'ami et est en train de jouer à sa 3DS, désireux de se distraire, Viktor toque à la porte. Il pénètre dans la pièce, une mystérieuse boîte finement décorée dans la main et un peigne dans l'autre. "J'ai besoin d'occuper mes mains." Donc Yuuri s'assied sur le sol, une fois que Viktor ait posé un doigt sur ses lèvres, pensif, puis ait récupéré un coussin pour qu'il s'installe confortablement. Le Russe s'assied au bord du lit et commence à peigner les cheveux courts de Yuuri, fredonnant d'un air rêveur quelques mélodies, comme s'il parlait dans son sommeil. Et ça berce Yuuri - il éteint son jeu, soupire et s'abandonne à ses marques d'affection. Profite tant que ça dure. "Tu mets du gel pour les compétitions non ?"
"Mm hmm." Et ça fait du bien, ça lui procure des picotements de plaisir dans tout son corps et Yuuri ne peut s'empêcher d'anticiper le prochain coup de peigne, les yeux fermés.
"Les championnats nationaux japonais et russes sont si proches," se plaint Viktor, sa voix résonnant agréablement dans les oreilles de Yuuri, "Je ne pourrai pas te coiffer à ce moment-là."
Et ça le rend mal-à-l'aise, ce que ces paroles impliquent. Parce que ça voudrait dire que Viktor va être à ses côtés pendant les mois à venir, va être là, près de lui, intime et affectueux comme il l'a été ces derniers jours. C'est comme une promesse. Et Yuuri ne peut pas supporter ce genre de promesses sous-entendues, il ne peut plus. Il penche la tête en arrière, lève une main, la pose sur la joue de Viktor et ce dernier ronronne si doucement que Yuuri manque de ne pas l'entendre.
"Est-ce que je peux ?" Demande-t-il. Viktor se penche pour que Yuuri puisse effleurer ses cheveux. "Désolé. Les gens doivent tout le temps t'embêter avec ça."
Viktor fredonne et pose son front sur celui de Yuuri. Yuuri qui caresse les cheveux à la base de la nuque de Viktor.
"Mm. Pas depuis que je les ai coupés." Un silence. "... Et les sponsors ne me demandent jamais s'ils peuvent toucher, en vérité."
Yuuri ne peut pas voir ses yeux de là où il est. Il aimerait pourtant. Alors, à la place, il effleure tendrement la nuque de Viktor, jusqu'à ce dernier fonde sous ses caresses, qu'il étreigne ses épaules de ses bras, lèvres contre l'oreille de Yuuri.
"Je suis désolé," dit doucement Yuuri. "Je suis désolé, Viktor."
Et ils restent comme ça, sans bouger, pendant plusieurs minutes, juste eux, leurs respirations, Viktor se détendant progressivement contre Yuuri, s'imprégnant de la chaleur émanant de son dos.
"Reste avec moi cette nuit." La voix de Viktor est basse, rauque. Les vibrations voyagent de son oreille à sa gorge, son cœur. Yuuri ferme violemment les yeux, tressaille et Viktor se redresse, passe une dernière fois sa main dans les cheveux noirs. "Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je veux juste dormir à côté de toi."
Et c'est tentant, atrocement tentant, de dormir à côté de Viktor, comme si ça pouvait le faire rester près de lui le lendemain matin et le surlendemain matin, chaque matin, tous les matins.
"D'accord," dit Yuuri.
Une fois qu'ils sont dans le lit, Viktor s'approche incroyablement près, pose la tête sur son torse, glisse une jambe entre les siennes. Quand Yuuri est certain que Viktor est endormi, l'air paisible et insouciant, il enfouit son visage dans les cheveux de Viktor et laisse échapper une larme. Puis une autre. Et encore une autre. Avant qu'il ne sombre à son tour dans le sommeil.
Yuuri ose une fois poser la question à Yurio.
"Viktor ?" Yuri se renfrogne aussitôt. "Viktor dit toujours des trucs qu'il ne pense pas. Enfin, peut-être qu'il les pense au moment où il les dit, mais après il oublie."
"Des trucs qu'il ne pense pas," s'étrangle Yuuri, et Yuri exécute une pirouette gracieuse, totalement inconscient de ce que ces mots provoquent en Yuuri.
"Oui," soupire-t-il, "ce crétin oublie toujours plein de choses. Ou alors il s'en rappelle mais il fait comme s'il ne s'en rappelait pas juste parce que ça l'arrange. C'est difficile à dire avec Viktor. Il n'arrivera jamais à honorer une promesse de sa vie."
"Je vois," dit Yuuri. Il ne voit pas, en fait, parce des larmes brouillent sa vision et que la glace de la patinoire n'est plus que blanc flou et brun sale. "Je dois aller aux toilettes."
"Mais bien sûr," répond Yuri, la voix cassante, mais pourtant il accompagne Yuuri aux toilettes, l'attend à la porte - et Yuuri se l'imagine, les bras croisés, triturant sa queue de cheval d'un air impatient. "C'est quoi ton problème, idiot ? On n'est pas en compétition là."
Et mettre son problème en mots serait déjà bien assez difficile, sans qu'en plus il ne doive expliquer quelque chose qui le concerne intimement à un adolescent de quinze ans aux accès de rage spectaculaires.
"C'est, ah, c'est rien."
"Les gens ne disent pas souvent que Viktor Nikiforov, c'est rien," renifle Yuri d'un air amusé, "Je suis content que tu dises ça. Quoi, il t'a fait une promesse à toi aussi ?"
Yuuri ouvre la porte des toilettes, se frotte violemment les yeux. "Un truc comme ça. Au banquet de l'année dernière." Il lève les yeux, se mord la lèvre. "Est-ce que Viktor t'a jamais... parlé du banquet de Sotchi ?"
Yuri le fusille du regard, mais Yuuri l'a rarement vu mettre si peu de verve à l'ouvrage. "Il y a une règle tacite qui dit de ne pas parler du banquet à Viktor."
Un rougissement brûlant s'empare des joues du Yuuri. "Ohhhh, mon Dieu. Est-ce que lorsqu'on a dansé ensemble, c'était si embarrassant que ça ?"
"Hah ? Non." Yurio donne un coup de pied dans le mur carrelé des toilettes. "Tu ne l'as pas vu avant le banquet. Quoique, tu habites avec lui, alors t'as déjà dû avoir l'occasion de le remarquer. Viktor se comporte comme un vrai raté parfois." Un autre coup de pied. Les mots 'raté' et 'Viktor Nikiforov' n'ont jamais été associés dans l'esprit de Yuuri, bien que Yuuri ait souvent assimilé le mot 'raté' à lui-même en son for intérieur. La chasse d'eau d'une des toilettes fuit et c'est comme si elle pleurait. Yurio poursuit. "Il est dérangé... dans sa tête. Et c'est devenu dix fois pire après Sotchi. Yakov pensait que... hmph, ouais. On a tous vite compris que ne pas lui parler du banquet ou de la finale du Grand Prix était pour le mieux. Même Christophe Giacometti, ce type qui révèle tout à tout le monde, y compris ses fétiches ou ce qui est caché sous ses horribles costumes moulants, a capté qu'il valait mieux ne pas en parler."
La peur que ressent Yuuri s'estompe un bref instant, remplacé par l'inquiétude. "Est-ce qu'il va bien ? Est-ce que je devrais... faire quelque chose ?"
Yuri lui jette un regard noir. "Il va beaucoup mieux cette saison, ouais. Et je ne veux tellement pas entendre les détails de comment tu as fait."
"Moi," répète Yuuri, mais c'est demandé si faiblement, de manière si incertaine, qu'il n'est pas sûr que ça compte comme vraie question.
"Ugh, arrête ça, c'est dégueulasse, on ferait mieux de retourner s'entraîner," dit Yuri, "Je veux que ma séquence de pas soit encore plus rapide que la tienne."
Yuuri pose les mains sur ses yeux, prend une inspiration tremblante. "Ça n'arrivera jamais tant que tu n'arrêteras pas de faire reposer trop de poids sur ta jambe droite et d'être déséquilibré. Je sais que tu peux corriger ça."
"La ferme," grogne Yuri. Ses séquences de pas se sont améliorées de manière spectaculaire. Yuuri, pour sa part, arrive enfin à exécuter un quadruple salchow en entraînement.
Il a la patinoire pour lui seul la nuit désormais, à la suite d'une discussion hautement inconfortable et interminable avec Yakov. Il prend le bus après le dîner quelques fois, pour ne pas déranger Viktor, et patine jusqu'à ce que ses nerfs se calment sous l'effort de ses muscles. Déchiffre, On Love: Eros. Cette performance qu'il n'a pas encore nommée, la chorégraphie que Yakov lui fait faire. Il pense aux dîners passés en compagnie de Viktor, aux tendres baisers, et n'ose jamais espérer.
La nuit, personne ne peut le voir s'entraîner sur son nouveau saut.
Quelques jours après avoir parlé à Yakov, Mila Babicheva rentre de son camp d'entraînement d'été aux Etats-Uni. Elle remarque Yuuri et Viktor assis près l'un de l'autre dans un coin, dégustant des bentos que le Japonais a préparés le matin-même, et s'approche d'eux avec un sourire complice.
"Alors c'est enfin arrivé."
"Qu'est-ce qui est arrivé ?" Demande Yuuri, sur ses gardes, l'anxiété montant en flèche dans sa poitrine. Il déteste cette imprécision qui semble planer tel un brouillard sur chacune de ses interactions sociales ces derniers jours.
"Vous..." elle fait un geste évocateur. Ses ongles sont ornés d'un vernis bleu électrique et Yuuri les regarde, fasciné, voleter dans l'air comme des libellules.
"Sortez ensemble," complètement joyeusement Viktor. Yuuri fait tomber ses baguettes. L'une d'elles roule sous le banc sur lequel ils sont assis. Viktor rit, lui donne un petit coup amusé et désigne la main droite de Yuuri agrippée à la baguette qu'il a réussi à garder. "Je voudrais bien te voir manger comme ça, tiens. Je suis sûr que, même avec une baguette, tu resterais plus habile que moi." Yuuri espère que la main qui tient cette baguette ne tremble pas, espère que son état de choc n'est pas totalement évident.
"Hé bien, après la finale du Grand Prix, j'imagine que ce n'était qu'une question de temps." Elle pose ses yeux sur Yuuri, l'air doux. "J'étais si contente lorsque j'ai entendu que Yakov t'avait proposé de venir t'entraîner à notre patinoire."
"Après la finale du Grand Prix ?" répète Viktor, enjoué et curieux. "Ah, je veux dire, bien sûr qu'une fois que Yakov a vu Yuuri patiner, même si cette performance n'était pas sa meilleure, il ne pouvait résister !"
"Quelqu'un ne pouvait pas résister en effet," rétorque-t-elle, l'air rusé. "Peut-être même deux personnes ?"
"Sortir ensemble," déclare Yuuri avec raideur. Un faible écho à la déclaration de Viktor quelques instants plus tôt - il faut si longtemps à Yuuri pour digérer ce qu'il vient d'entendre, pour accepter qu'il n'a pas rêvé ces mots.
Mila glousse, lui tapote l'épaule. "Il faut être deux pour sortir ensemble, bien sûr. Bien, je ne vais pas interrompre votre petit rendez-vous romantique plus longtemps ! Ne prenez pas de risques !"
Yuuri ne peut pas ne pas prendre de risques. Car il est en danger. Il est en train de faire une crise cardiaque. Mila s'en va après leur avoir lancé un dernier sourire effronté. Une fois celle-ci partie, Yuuri prend une profonde inspiration et pose brutalement son bento sur le banc.
"On sort ensemble ?" siffle-t-il. Viktor a la bonne grâce de paraître ébranlé. Sa bouche s'ouvre mais aucun son ne sort, ses lèvres parfaites tremblent et ses doigts pâles s'agrippent à son bento. Ça brise le cœur de Yuuri et c'est totalement injuste.
"Ah, juste, pendant si longtemps j'ai - on n'arrête pas de sortir tous les soirs ensemble et après notre discussion avec Yakov, j'ai pensé que -" Le Russe déglutit, secoue la tête. "Je me suis laissé emporter, je suis désolé. Tu veux appeler ça comment ?" Yuuri le fixe, tente de comprendre. Viktor lui offre un sourire étrange, croise son regard. "Est-ce que tu veux garder tes options ouvertes ? Sortir avec d'autres personnes ?"
"Non," dit Yuuri.
"Merci," Viktor laisse échapper une respiration tremblante. "Alors on peut appeler ça comme tu le souhaites, Yuuri."
Yuuri serre légèrement ses genoux, regarde la patinoire d'un air déterminé. "Je ne vois pas à quoi ça sert," rétorque-t-il et il essaie tellement de faire en sorte que sa voix ne se brise pas, "Je sais que ça ne va pas durer. Tu n'as pas à faire comme si ça allait durer." Ne le fais pas pour moi. Ce sera encore pire quand tu me quitteras une nouvelle fois.
Il y a un silence, un silence assourdissant, un silence auquel Yuuri n'est pas habitué. Viktor peut être silencieux, peut s'asseoir dans le salon avec Yuuri et ne pas parler pendant des heures, confortablement installé à lire un livre ou à jouer sur son téléphone. Mais le Russe aime tapoter un rythme imaginaire sur l'accoudoir, apprécie communiquer ce qu'il ressent par le biais de soupirs rêveurs à chaque fois qu'il finit un chapitre. Il prend plaisir plus récemment à tracer des arabesques sur la peau de Yuuri, mettant les jambes de Yuuri sur lui quand ils s'assoient tous les deux sur le canapé, comme une couverture. Et Yuuri veut ça, maintenant, le désire férocement. Mais Yuuri veut tellement de choses, dans ce monde, et ses désirs sont trop vifs, trop puissants pour être contenus par son cœur. Et ça le fait juste saigner de l'intérieur.
Et ce silence n'en finit pas, il s'étire et s'étire, terrible, et Yuuri ne peut supporter de poser les yeux sur ses jointures blanches à force d'être serrées sur le tissu de son pantalon.
"Vous voilà," s'exclame Yakov dans un grognement, apparaissant dans leur champ de vision. "Ça fait quarante-cinq minutes que vous êtes en pause-déjeuner. J'ai accepté que vous sortiez ensemble, Vitya, pas accepté que vous vous éclipsez pour vous marier dès que j'ai le dos tourné."
A côté de lui, Viktor se lève. "Yakov, tu me connais ! Je passe tout de suite à la case mariage. On arrive."
Plus tard, quand ils accrochent leurs manteaux dans l'entrée de leur appartement, Viktor croise son regard et dit,
"Donc... une situation temporaire. C'est ce que tu veux." Puis, plus faiblement, "Je peux te donner ce que tu veux, Yuuri. Je suis bon à ça."
Yuuri essaie de ne pas se mettre à trembler. Peut-être que Viktor trouve ça amusant. De devenir le rêve de quelqu'un, pour une nuit, quelques jours, de faire des promesses, de dire pour toujours et Je t'ai attendu pendant si longtemps comme si leur romance était réelle.
"Tu n'as pas besoin de changer en quelque chose que tu n'es pas pour moi. Sois juste Viktor." Parce que peu importe si les promesses de Viktor sont ridicules, s'il n'honore pas la majeure partie d'entre elles, Yuuri sait qu'il y a d'autres facettes de sa personnalité qui sont authentiques, humaines. Son esprit de compétition passionné et sa joie lorsqu'il gagne une partie de cartes, la manière qu'il a de câliner Makkachin, de peigner les cheveux de Yuuri, des choses merveilleuses. Qui le rendent encore plus attirant que les promesses. Des choses offertes à Yuuri, si précieuses, même si elles ne sont à lui que pour un temps éphémère.
"Même quand tu es cruel," dit Viktor, "même quand tu es cruel, tu es bon avec moi, Yuuri. Ce n'est pas fini."
Le patineur japonais va dans sa chambre, hébété, et se demande vaguement, entre deux crises d'anxiété, pourquoi Viktor appelle cruauté un simple instinct de conservation.
Note de l'auteur :
Hum. Désolée de vous faire un tel cliffhanger ? Ça fait longtemps que cette histoire est dans mes fichiers en attente d'être publiée.
J'ai enfin ENFIN compris ma leçon en tant qu'auteur et j'ai presque fini de rédiger le deuxième et dernier chapitre de cette fanfiction, il faut juste que je le mette en forme et rajoute une scène ou deux par-ci par-là.
Merci d'avoir lu et merci pour vos éventuels commentaires futurs ! Je vous aime, les gens et je le jure, je suis en train de bosser sur mes autres histoires en cours ;)
OVERCOME CHIHOKO
ET TOUS CES MALENTENDUS ARGH
J'ai un tumblr et vous méritez de passer une excellente journée
