Les Fugitives

Partie 1

La sentence tomba et résonna dans la salle du trône quasiment vide. Même Frigga n'était pas là, chassée à demi par son époux. Thor, cet imbécile qui avait crié partout qu'il était son frère et qu'il l'aimait, avait fui sans même le regarder une dernière fois, avant de disparaître entre les épaisses colonnes.

Ces colonnes étaient à l'image du Palais. A l'image de la civilisation Ase. Épaisses, dures, inamovibles, mais finement gravées afin de faire oublier leurs cœurs grossiers de pierres brutes, recouvertes d'or pour occulter le gris morne de leurs âmes. Comme Loki les exécrait ces colonnes. C'était elles qui cachaient les courtisans avides de commérages. C'était à l'abri de leurs ombres que Loki avait subi ses premières brimades. C'était leur majesté qui l'écrasait depuis qu'il était enfant.

Il se tenait droit devant Odin, un sourire railleur aux lèvres, une dernière tentative de demander un peu d'attention, une dernière farce, un dernier crachat à la figure de ce vieil imbécile. Tel père, tel fils, disaient les Midgardiens. Il y avait du vrai là-dedans. Thor était presque la copie conforme de son père. La seule chose qui le différenciait d'Odin était ses fréquentations féminines. A l'âge de Thor, Odin était déjà marié à Frigga. Le fils aîné était arrivé très tard, l'infertilité du couple royal avait été longtemps au centre des préoccupations de la cour, jusqu'à ce que, en deux cents ans de temps, ils aient deux fils.

Deux fils. Quelle blague. A quel moment avait-il été traité de la même manière que Thor ? Cela va peut-être vous surprendre, mais la réponse était : jamais. Quand Thor refusait d'aller prendre ses cours d'écriture et de lecture avec son précepteur, ce n'était pas bien grave, il allait finir par s'y intéresser. Par contre, que Loki demande à ne pas suivre un apprentissage des armes trop avancé, c'était un drame, une sorte de trahison. Comment osait-il vouloir suivre sa propre voie ?

Loki en frissonnait encore de rage rien que d'y penser.

La sentence était tombée donc, et Loki ne faisait que sourire, parce que c'était la dernière chose qui lui restait dans ses bagages de Dieu de la Malice. Son sourire énervant, crispant. Plus de Magie, plus de liberté de circuler. Odin savait pertinemment ce qu'il faisait, en ôtant à Loki tout ce qu'il aimait et appréciait. Il était donc désormais seul avec lui-même, dans une grande cellule blanche, meublée avec goût et confort … et sans aucune distraction. Rien. Pas un livre, pas un lecteur holographique, pas de musique. Rien. Odin espérait-il que Loki soit en face à face avec sa conscience ? Sans doute. Mais cela ne fonctionnerait pas. Trop de rage brûlait encore. Trop de tourments l'agitaient. Trop de peine lui vrillait la poitrine.

Un an auparavant, il avait espéré mourir en tombant du Bifröst. Et il l'avait vraiment regretté ensuite. Lui qui ne baissait pas les yeux devant Odin, avait été obligé d'embrasser le sol devant le Titan Fou et son sceptre. Il essayait de ne pas trop y penser.

En quelques jours, Loki se rendit compte qu'Odin avait peut-être raison quelque part. Sans distraction, il n'avait plus que ses souvenirs à ressasser toute la journée, sans autre interruption que ses deux repas quotidiens. Le garde qui les déposait ne parlait pas, et Loki n'avait pas essayé d'engager la conversation. Il n'était pas encore désespéré.

Il avait encore un peu d'espoir. L'espoir que sa mère vienne, lui parle, essaie de le comprendre. Il voulait juste que quelqu'un le comprenne, comme un enfant. Mais il ne devait pas trop espérer, l'espoir était mauvaise conseillère, il l'avait appris à ses dépends.

Trois jours. Voilà trois jours qu'il était dans sa cellule qui l'empêchait de produire le moindre effet magique, et il aurait tout donné pour un livre, même un traité du maniement du marteau de guerre. Il récitait à longueur de journée, à voix basse, tout ce dont il pouvait se rappeler (et il y en avait beaucoup), mais ce n'était pas vraiment une distraction.

Loki avait une excellente mémoire. Une mémoire extraordinaire. Sans effort, il pouvait retenir le contenu de n'importe quel livre ou n'importe quelle leçon. Ses professeurs n'avaient jamais tari d'éloges sur lui, mais c'était bien le seul domaine où il dépassait Thor et qui n'intéressait personne, surtout pas son père. Qui voudrait d'un Prince ou d'un Roi incapable de manier la hache de guerre ? Personne à Asgard. Ces idiots de guerriers décérébrés.

Loki s'était fourvoyé en pensant pouvoir conquérir la Terre. Pas qu'il ait eu spécialement envie de gouverner ce monde ridicule où le moindre de ses sujets ne vivrait pas plus vieux que quelques dizaines d'années. Mais il était un monstre, et c'était ce que les monstres faisaient, n'est-ce pas ? Tenter d'éradiquer une planète, et d'en asservir une autre. Et les monstres, on les tuait, ou on les mettait en cage. Mais on ne les adoptait pas. Qu'est-ce qui lui avait pris ? A Odin ? A quel moment, l'idée d'élever un enfant Jötunn, en lui faisant croire qu'il était un Ase, était une bonne idée ? Jamais ! Alors, pourquoi ?

Cette question, plus que toutes les autres, torturait Loki du matin au soir, et parfois même la nuit, depuis un an. Il n'en pouvait plus de se demander ce qui avait traversé la tête d'Odin pour monter un tel mensonge autour de son existence entière. Il en voulait au vieux Roi, vraiment. Il enrageait de ne pas arriver à lui faire comprendre sa colère et sa haine. Et pire que tout, il en voulait à sa mère d'avoir accepté une telle folie. C'était extrêmement douloureux, car il aimait profondément sa mère. Elle avait été la seule à l'encourager dans la voie de la Magie, à l'assurer de sa fierté et de son amour. Qu'elle ait pu lui cacher pendant plus d'un millénaire sa véritable ascendance, cela le dépassait. Il redoutait de la revoir, comme il l'espérait de tout son cœur. Il était terrifié par un rejet de sa part, et était persuadé qu'il ne s'en remettrait pas.

La colère qu'il nourrissait envers son frère était différente. Plus amère, plus noire, plus profonde. S'il était en colère contre ses parents de lui avoir menti, il haïssait Thor qui le rabaissait depuis des siècles. Il était loin le temps où les deux frères partageaient une complicité joyeuse et tendre. Depuis l'entrée de Thor en apprentissage, l'aîné n'avait plus que les armes et la guerre à l'esprit, raillant son frère si frêle comparé à lui. Pas que Loki ait jamais été un pacifiste, mais trop, c'était trop. Cela avait été pire encore lorsque Odin avait fait de lui son héritier pour le trône. 'Connais ta place mon frère' avait alors été une sorte de leitmotiv. Si au début, Loki s'était promis d'être le poil à gratter dans les habits du futur roi, une sorte de conscience présente mais discrète, il avait vite abandonné l'idée. Thor n'avait pas compris les actions de Loki et l'accusait régulièrement et ouvertement de jalousie à son égard.

Jalousie. C'était à la fois vrai, et à la fois faux. Loki jalousait sa capacité à se faire des amis en quelques secondes. Il entrait dans une pièce, et la lumière ne brillait plus que pour lui, attirant tous les regards, les sourires. On l'enviait, on voulait être à ses côtés. Loki aussi aurait voulu avoir des amis fidèles et loyaux comme Sif et les trois guerriers, prêts à tout pour leur ami et leader. Loki ne jalousait pas le trône, l'héritage, il jalousait l'attention d'Odin. Il ne jalousait pas Mjöllnir, il jalousait la reconnaissance des autres que l'arme magique apportait.

Loki était un homme de l'ombre. Il n'essayait pas d'attirer la gloire à lui comme le faisait Thor. Il agissait discrètement, et souvent ses actions passaient inaperçu. Il en était à la fois content et déçu. Personne ne saurait jamais que c'était grâce à lui que Freya n'avait pas été mariée de force à un géant. Personne ne saurait jamais que si Thor et ses amis étaient encore en vie, c'était de nombreuses fois grâce à ses pouvoirs magiques. Personne ne saurait jamais que si Mjöllnir était toujours à la main de Thor, c'était parce qu'il était là pour veiller.

Une personne avait su autrefois, tout ce que Loki faisait pour Thor, pour le trône et pour Asgard. Une personne l'avait soutenu avec conviction et discrétion. Tout comme lui, cette personne préférait l'ombre à la lumière et avait quelques talents en Magie. Il avait été son professeur, puis son époux, pour la sauver d'un mariage arrangé avec une brute épaisse qu'elle détestait de toute son âme.

Sigyn avait été sa femme durant deux siècles, puis ils avaient décidé d'un commun accord de se séparer. Ils n'avaient pas rompu le mariage, car être mariée à un Prince d'Asgard conférait une place sociale non négligeable pour sa femme. Ils n'avaient jamais été amoureux, mais ils étaient très vite devenus amis et complices. Elle était sa confidente, il était le sien. Elle vivait désormais avec leur fils, Narfi, à l'extérieur de la capitale d'Asgard, dans la petite bourgade de Aliodoherid, à une heure ou deux à cheval du Palais. Avant sa chute entre les branches d'Yggdrasil, il essayait d'être présent dans l'éducation de son fils, un enfant de trois petits siècles. Il lui apprenait la Magie, mais surtout à dissimuler ses pouvoirs aux yeux des autres. Il ne voulait pas que son fils subisse les mêmes discriminations que lui.

Soudain, alors qu'il se remémorait les contours de son visage, la réalisation lui fit un choc. Son fils était alors à moitié Jötunn. Si Sigyn apprenait cela … comment réagirait-elle ? Elle aimait Narfi de tout son cœur, mais cela suffirait-il ?

Il devait absolument parler à Sigyn, lui avouer sa véritable nature, la supplier de ne pas abandonner Narfi. Il était idiot. C'était lui le monstre qui abandonnait son enfant, en étant emprisonné. Sigyn ne le rejetterait pas, il en était sûr, mais elle ne devait pas le découvrir par accident. Qui sait qui pourrait être mis au courant en même temps ? C'était trop dangereux pour Narfi, et Loki refusait de prendre le risque.

Il tenta de refréner ses angoisses, attendant que le garde qui lui apportait son repas le soir arrive.

« Dites à Odin que je souhaite lui parler de toute urgence. »

Le garde ne répondit pas, et Loki ne s'y attendait pas. Mais de longs instants plus tard, alors que le Prince déchu n'avait pas touché une miette de son dîner, Odin apparut devant sa cellule. Celle-ci était ouverte sur un côté, permettant aux gardes de garder un œil sur les prisonniers, et le pan de mur était remplacé par un champ de force magique. Doré bien sûr. Évidemment.

« Les gardes m'ont fait part de ta demande. Souhaites-tu t'amender, reconnaître tes erreurs et demander pardon au peuple d'Asgard et de Midgard ? »

Loki lui jeta un regard vénéneux qui ne fit pas frémir une seule seconde le vieux Roi.

« Je souhaite parler à ma femme, dit-il.

- Refusé, dit Odin en faisant demi-tour.

- Narfi doit savoir qui il est ! S'exclama-t-il. Il doit savoir qu'il est … que je suis …

- Pourquoi lui faire porter un tel fardeau si jeune ? Répondit Odin en se retournant. Il n'est pas nécessaire de lui dire quoi que ce soit pour le moment.

- Oh, c'est vrai, cracha Loki, me mentir toute ma vie a été une telle réussite ! Répétons cela sur mon fils ! Quelle bonne idée !

- Ne rends pas les autres responsables de tes erreurs, tonna Odin d'une voix forte.

- Je vous rends responsable de vos propres erreurs, répliqua Loki. Tout ce que je souhaite, c'est de ne pas les répéter avec mon propre fils. »

La lassitude l'envahit d'un coup.

« Si vous refusez me laisser la voir, au moins expliquez-leur. Ou envoyez Thor, quelqu'un. Ne les laissez pas dans l'ignorance. S'il vous plaît. »

Odin toisa Loki longuement, pour enfin hocher la tête et repartir sans un mot de plus.

Dans sa cellule, Loki s'effondra à demi sur lui-même, vaincu par l'indifférence froide de celui qui fut son père. Autrefois.


En une semaine, il avait eu le temps d'apprendre énormément de chose sur l'organisation de la prison. Il était un peu excentré des autres cellules, ce qui lui donnait une vue d'ensemble profitable. Il savait qu'il était nourri exactement six minutes avant les autres prisonniers le matin, et quatre le soir. Il savait que son repas venait directement des cuisines royales (une attention de sa mère, très certainement) et il était apporté par les deux mêmes gardes, un le matin, et l'autre le soir.

Il connaissait aussi l'heure exacte d'arrivée des nouveaux prisonniers. Souvent, il se félicitait d'être de lignage royal, n'ayant pas la moindre envie de partager sa cellule avec l'un de ces criminels crasseux et brutaux. Asgard était une planète sûre, mais le système judiciaire y était strict, voire impitoyable. Les Einherjars, les gardes royaux, patrouillaient partout, arrêtant les petits voleurs comme les grands criminels.

Il connaissait également par cœur les rondes des gardes, leurs heures, combien de temps ils mettaient à faire leur parcours, les heures de relèves.

Mais ce soir-là, la patrouille avait une minute de retard. Il n'y prêta pas plus attention que cela, jusqu'à ce que, dans un grésillement discret, le champ de force magique disparaisse.

Loki, en bon opportuniste, ne se posa aucune question et sortit de sa cellule. La chance voulait que la position excentrée de sa prison par rapport aux autres le dissimulait aux regards. Sitôt sorti, il sentit des picotements dans tout son corps, signe que sa Magie se réveillait. C'était agréable et un sourire fleurit sur ses lèvres.

« Loki, appela une voix derrière une colonne. Par ici ! »

Sans une hésitation, et reconnaissant le propriétaire de la voix, il suivit l'ombre en cape sombre à travers les couloirs du palais. Sans un mot, et surtout, sans utiliser la Magie pour être les moins repérables possible, les deux silhouettes sortirent du Palais par une petite porte dérobée qui servait habituellement aux serviteurs.

A l'abri dans un renfoncement de l'architecture, l'ombre retira la capuche de sa cape et Loki vint l'enlacer avec force.

« Que fais-tu ici ? Pourquoi prendre tout ces risques ?

- Ta mère est venue me voir hier, répondit Sigyn. Elle avait des tas de choses à me dire, te concernant. Est-ce que c'est vrai ? Tu es un Jötunn ? »

Loki recula d'un pas et baissa la tête.

« Oui, c'est vrai, dit-il simplement. Je l'ai appris lorsque le Père de Toute Chose a banni Thor sur Midgard. Je ne le savais pas avant Sigyn, je le jure. Jamais je ne t'aurais caché une chose pareille.

- C'est ce que la Reine m'a dit. Tu manques à ton fils, Loki.

- Il me manque aussi, répondit le Prince un peu rassuré. Mais … je comprendrais que tu refuses que je le vois à nouveau.

- Tu es agaçant, souffla-t-elle. Penses-tu vraiment que je te fais évader pour t'interdire de voir Narfi ? Non, pas du tout. Tu vas venir avec nous. Nous allons disparaître quelque part, sur un autre monde, afin que nous puissions tous les deux élever notre fils ensemble. J'ai tout préparé, tout organisé. J'ai trouvé un endroit où nous établir, et …

- Attends, attends. Tu veux dire que tu as organisé mon évasion et notre fuite en une journée ?

- Bien sûr que non ! Répliqua la femme en lui jetant un regard noir. J'y pense depuis ton incarcération. Et que t'ai-je déjà dit à propos de mettre en doute mon efficacité ? »

Loki eut un sourire attendri. Pris d'un élan de tendresse pour sa femme, il l'enlaça doucement. Elle n'était pas beaucoup plus petite que lui, une demi-tête de moins seulement. Il passa une main dans ses cheveux, respirant son odeur. Elle était sa seule alliée dans cet univers, et il venait de douter d'elle. Il était impardonnable.

« Et où as-tu trouvé l'endroit parfait pour élever notre fils ? Demanda-t-il.

- Sur Midgard mon Prince, le taquina-t-elle. Exactement l'endroit où personne ne s'attendra à te voir. »

Loki la regarda, se demandant si elle avait perdu la raison.

« Réfléchis Loki, insista-t-elle. Personne ne s'attend à ce que, sitôt évadé, tu retournes sur Midgard, d'autant que tout le monde pensera que si tu y retournes, tu tenteras de conquérir ce Royaume une fois encore. Le Gardien ne peut nous voir grâce aux bijoux que tu nous as confectionné, lors de notre mariage et à la naissance de Narfi. Un royaume c'est grand, les Einherjars mettront des années avant de retrouver notre trace, et se lasseront avant d'y arriver. »

Loki dut admettre que ce n'était pas une mauvaise idée. Ils seraient bien plus anonymes sur Midgard, qui ne les connaissaient pas (à part lui, mais il avait d'autres cartes dans sa manche), que sur Vanaheim ou Alfheim. Les autres Royaumes étaient bien trop inhospitaliers, voire carrément hostiles, pour être envisagés.

« Où est Narfi, demanda-t-il sans répondre.

- Il est déjà là-bas.

- Seul ?

- Narfi n'a plus cinquante ans tu sais, répliqua-t-elle avec un sourire. Il a trois siècles maintenant, tu vas devoir t'y faire. Il est tout à fait capable de rester seul à la maison pendant une heure ou deux.

- Et si nous avions été pris ?

- Qu'il soit ici ou là-bas n'y aurait rien changé. Là-bas, je lui ai donné une liste de chose à faire si nous ne sommes pas rentrés avant une certaine heure. Je ne suis pas partie sans m'assurer que tout ce passerait bien pour lui. Pour quel genre de mère me prends-tu ?

- Excuse-moi, marmonna Loki. »

Sigyn avait un caractère affirmé et ne se gênait jamais pour lui faire sentir quand il était insultant. Elle eut une moue amusée et lui prit la main. Dans la pénombre du soir, leurs deux ombres se dépêchèrent d'atteindre une faille entre les mondes, et de disparaître du Royaume Doré.


Voilà la première partie de ma nouvelle fanfiction. Cela fera peut-être bizarre à certain, mais dans la suite, Loki aura son apparence de femme, et sera genrée au féminin.

Si cela peut vous rassurer, Obviously Enough a beaucoup aimé (et a corrigé les coquilles orthographiques parfaitement honteuses qui parsemaient ce texte).

J'espère en tout cas que cette première partie vous a plu !

A bientôt !