Grandeur et Déchéance III - Quitte ou Double - Chapitre 1


Trois paires de cernes au dessus d'un bol de café fumant : voilà à quoi ressemblait depuis quelque temps un petit-déjeûner dans la maison sur la crête. Chacune décorant joliment une expression différente. La première, d'abord, ne parvenait pas à masquer complètement une colère trop longtemps contenue. La cause ? Les deux autres. L'une oscillant entre la rêverie et le manque de sommeil, l'autre arborant l'air à demi-idiot d'un bonheur béat.

On aurait entendu voler un papillon.

Un grognement sourd vint interrompre ce bel état végétatif.

- Il reste du café ?

Lysandre, accoudée à la table la main en coupe soutenant un menton qui semblait peser des tonnes, sursauta. Après un instant de flottement, elle tourna vers Yorgios un regard peu amène, visiblement mécontente d'avoir été arrachée à ses pensées par cet empêcheur de somnoler en rond. Avec des gestes de zombie, elle se leva, attrapa la cafetière et remplit la tasse du vieil homme de liquide aux reflets de velours sombre et dont l'odeur embaumait toute la pièce.

- Souhaitez-vous autre chose, Monsieur ?, minauda-t-elle d'un ton exagérément déférent.

- Ouais. Du sommeil, répliqua sèchement Yorgios.

Lysandre était trop fine mouche pour ne pas comprendre l'allusion, et trop maline pour l'affronter de face. Aussi se contenta-t-elle de lui renvoyer un sourire radieux, ce qui énerva Yorgios d'autant plus. Il se tourna vers Kanon, et comprit immédiatement qu'il était inutile d'insister. Le jeune homme, le regard aussi vif qu'une huître de huit jours sur un étal de poissonnier, trempotait un morceau de pain dans le bol posé devant lui – ou plutôt à côté, mais il ne s'en apercevait même pas, l'esprit totalement ailleurs. Pas la peine de compter sur lui pour remettre de l'ordre dans le cours des choses.

Car rien n'était plus comme avant.

Finie la philosophie sous l'oranger, finies les discussions sur tout et rien avec Kanon, finies même les chamailleries avec l'inflammable Lysandre. C'était le bon vieux temps, soupira mentalement Yorgios. A présent, tout fichait le camp. La cause de ces journées bouleversées ? Un bruit. Que dis-je : le bruit. Le bruit en général, et celui qui lui gâchait ses nuits en particulier. LE bruit. Celui émanant de la chambre d'à côté, et émis par deux tourtereaux égoïstes qui ne respectaient même pas son sommeil. Et ça l'énervait prodigieusement. A tel point, même, qu'il allait devoir prendre les mesures qui s'imposaient, même si ça lui fendait le coeur.

Il repoussa le banc, se leva d'un bond, oubliant dans sa rage de simuler la énième rechute de lumbago qui lui valait d'avoir pris pension à demeure depuis près de deux mois, et se précipita vers ce qui était devenu sa chambre.

- Puisque c'est ça, je vais faire mes bagages !, s'exclama-t-il, courroucé.

- Oh quelle bonne idée, lâcha Lysandre dans son dos.

Kanon, toujours affalé sur un coude devant son bol, une expression pas vraiment à la hauteur de son intelligence sur le visage, ne réagit même pas.

Lysandre sourit.

- Bon débarras, murmura-t-elle.

Et ses lèvres s'étirèrent en un sourire étrange.


Les leçons de grec, interrompues par l'incompatibilité de la présence de Yorgios et de l'amour-propre de Kanon, reprirent. L'apprentissage de sa langue maternelle à l'écrit n'était pas pour le jeune homme un chemin jonché de pétales de roses, mais lorsqu'il sentait flancher sa volonté, il s'enfermait dans la chambre redevenue vide de son frère, en tête-à-tête avec la lettre que Saga lui avait écrite, essayant de deviner ce qu'elle contenait. Peut-être rien. Ou, au contraire, peut-être son contenu suffirait-il à détruire le semblant de bonheur qu'était devenue sa vie. Quelquefois il se disait qu'il serait sans doute plus sage de brûler cette lettre sans la lire, mais il ne parvenait pas à s'y résoudre. C'était la seule chose palpable qui lui restait de son jumeau, après tout. Saga ne faisait jamais les choses pour rien. S'il l'avait écrite, il avait sûrement une raison. Restait à savoir laquelle. Et à chaque fois, lorsque la lettre lui brûlait les doigts et troublait son esprit, il la reposait religieusement sur le bureau, là où il l'avait trouvée, et ressortait de la chambre, écartelé entre la curiosité et l'appréhension.

Il avait traversé des moments critiques dans son existence. Il se revoyait sur la plage, juste après l'effondrement du royaume sous-marin, avec au-dessus de lui l'ombre de Sorrento bien décidé à l'exécuter comme le traître qu'il était. Une sentence de mort du Sanctuaire était toujours envisageable, et même les choses semblaient traîner en longueur de ce côté-là, il restait le cas Milo, qui ne pardonnerait jamais. Il le connaissait assez pour le savoir, sa soif de venger Camus ne s'éteindrait qu'avec lui. Et pourtant, il devait se rendre à l'évidence, ces menaces qui pesaient sur lui lui importaient infiniment moins que ce que pouvait contenir ce simple morceau de papier cacheté.

Cela dit, c'était agréable de savoir lire. Beaucoup plus qu'il ne l'aurait imaginé. Au delà d'un point de vue strictement linguistique, les premières leçons n'avaient pas été transcendantes. Quand on touchait la trentaine, les aventures d'un lapin et d'un hérisson paraissaient puériles – seulement voilà, Lysandre avait eu beau retourner toutes les librairies d'Athènes, elle n'avait réussi à trouver aucun manuel d'apprentissage de la lecture destiné à un public adulte. A croire qu'il était interdit à toute personne ayant raté le coche de l'école d'avoir une seconde chance ! Fidèle à elle-même, elle avait explosé de rage et de déception devant un livre dégoté il ne savait où, si bien que Kanon, touché par ses efforts pour lui venir en aide, avait préféré prendre les choses avec le sourire. Conclusion, le lapin et le hérisson étaient devenus ses " meilleurs copains ", comme il s'amusait à les appeler.

Puis était venue l'heure de passer à quelque chose de plus consistant. Les virées à Athènes prirent rapidement des allures d'aventures et les librairies de cavernes au trésor. Lysandre le laissait libre de ses choix – souvent motivés par la couverture de l'ouvrage plus que par son contenu au début. Ce qui lui causa une belle frayeur un lendemain de shopping. Il était nonchalamment allongé sous l'oranger, un livre tout neuf dans une main, un dictionnaire à portée de l'autre pour pallier à toute éventualité. A chaque mot inconnu, il furetait avec frénésie dans celui-ci, retournait à son livre jusqu'à la prochaine embûche, se replongeait alors dans le dictionnaire, et ainsi de suite. Au bout d'une demi-heure, il fut en nage, et passablement perturbé.

Lysandre, qui l'observait tout en étendant le linge au soleil, s'inquiéta de sa mine déconfite.

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

Ils se tutoyaient à présent. Au vu de la façon dont ils occupaient leurs nuits, le vouvoiement n'était plus très adapté à la situation.

- Je n'y comprends rien !, gémit Kanon en réprimant un hoquet.

Lysandre leva un sourcil d'étonnement.

- Montre ?

Il le lui tendit. Elle le parcourut un instant avec une expression de perplexité presque comique, avant de le lui rendre.

- T'en fais pas. T'es pas le seul.

Et retourna à son linge, l'abandonnant tout dépité avec son beau livre orné d'une bande rouge proclamant fièrement " Prix Goncourt ".


Allongé dans la pénombre, il écoutait Lysandre respirer. Elle devait faire un cauchemar, ou un rêve peu agréable, car de temps à autre elle se débattait dans son sommeil. Il hésita un moment : ne valait-il pas mieux la réveiller ? Après avoir pesé le pour et le contre, il décida de ne rien faire, et comme pour lui donner raison elle parut se calmer. Il s'extirpa avec précaution du lit, mais elle dût le sentir bouger, car elle s'agita à nouveau et se tourna du côté du mur.

- Non ... je ne veux pas, je ne veux plus..., balbutia-t-elle d'une voix lourde de sommeil.

Kanon se figea dans son mouvement, intrigué par le ton de sa voix. Ce n'était pas sa façon habituelle de s'exprimer, mais plutôt une supplication. Il sourit, et après avoir effleuré du bout des lèvres une épaule d'un blanc nacré qui luisait doucement dans la pénombre, il remonta le drap sur elle et sortit sur la pointe des pieds.

Il aimait ce moment de la journée où le jour naissait. C'était pour lui un moment plein d'espoirs, où tout était possible, jusqu'à ce que la réalité brutale et implacable de la journée ne vienne tout balayer. Lorsqu'il émergea sur la terrasse, un lapin détala de sous l'oranger, et Kanon le vit qui s'immobilisait quelques mètres plus loin, ayant pris conscience qu'il ne courrait aucun danger. Il s'assit sur les marches et bâilla. En bas, dans la vallée, les premiers rayons de soleil accrochaient les toits rouges de Rodorio et les cîmes gris-vert des oliviers étaient enlacées par une mince écharpe de brume, comme autrefois. C'était leur premier réflexe du matin, autrefois, à Saga et à lui, de venir ici s'asseoir un moment et contempler le monde qui s'éveillait autour d'eux.

Saga avait-il gardé cette habitude, lorsqu'il avait été seul ? Kanon eut l'espace d'un éclair ce rêve fou que Saga allait surgir là, au coin de la maison, et s'asseoir à côté de lui, comme si rien ne s'était passé, comme s'il n'y avait pas eu toutes ces drames et tout ce sang. Il respira profondément, pour chasser les larmes qui montaient à ses yeux. Saga ne reviendrait jamais, il pouvait bien l'attendre un an, dix ans, mille ans. Plus jamais. Sa seule richesse, maintenant, c'était les souvenirs ... et la lettre que Saga avait laissée derrière lui.

Lorsque Lysandre se leva, une heure plus tard, elle le trouva assis sur les marches, le front sur les genoux, comme accablé par un poids trop lourd.

- Kanon ? Ca va ?

Il releva la tête, mais ne la regarda pas. Au contraire, il semblait à la jeune femme qu'il fuyait son regard, comme s'il voulait lui cacher ses larmes. Mais sa voix le trahit.

- Tiens.

Il lui tendit un bout de papier clair. Lysandre reconnut la lettre de Saga, elle l'avait déjà vue maintes fois entre les mains de Kanon. Mais cette fois-ci c'était différent. Le sceau de cire rouge était brisé.

- Lis, dit-il seulement.

A suivre ... ( eh oui, encore ! ).

Note à destination des lecteurs étrangers qui ignoreraient ce qu'est le prix Goncourt. C'est le prix littéraire le plus prestigieux en langue française, qui récompense des trucs illisibles ( et encore je suis gentille ) du genre de ceux qu'on nous force à avaler à l'école. De quoi dégoûter la moitié des ados d'ouvrir un livre un jour de leur plein gré. Je me suis toujours posé la question ( et je me la pose encore, mais comme je suis bête à mes heures perdues et que j'en ai visiblement encore à perdre, je me la pose encore ): pourquoi ne nous fait-on pas lire des bouquins intéressants et sympas ? Vive Dumas, mais franchement, Camus ? - Albert de son petit nom, que le magnifique, craquant, sexy même si pas trop souriant chevalier du Verseau ne se sente aucunement visé, même s'il semble qu'il ait été nommé ainsi à cause de l'écrivain, le pauvre, c'est à traîner Maître Kurumada devant un tribunal - vous avez vraiment envie de vous éclater à lire un truc qui commence par " Aujourd'hui, maman est morte " ?

Voilà, je suis soulagée de dire ce que j'avais sur le coeur depuis le collège, ah ça vaut bien un psy et ça coûte moins cher. Maintenant, libre à celui qui le veut de se faire une entorse des méninges de lire le dernier Goncourt, je le lui abandonne avec plaisir ... Monsieur Houellebecq, lauréat de cette année, ne sera peut-être pas content de mes commentaires, mais je doute fort qu'il lise ma modeste prose. Comme je ne lis pas non plus la sienne, on est quittes, ahah !