Titre : La règle de trois

Auteur : Saturne

Coach : Jackallh

Résumé : Castiel est un trentenaire secret et solitaire. Lorsqu'il cède aux conseils de son frère et essaye de s'ouvrir aux autres, il le fait d'une manière peu ordinaire. Un lien profond va se créer avec Dean, un homme qui lutte contre la maladie tout en endossant les problèmes de sa famille.

Note de l'auteur : Cette fanfic est un cadeau d'anniversaire pour le génial Cinensis. BON ANNIVERSAIRE ! :D Ce qui ne devait être qu'un court OS tout mignon a muté en une histoire de huit chapitres, d'après mon plan. Je m'interdis formellement de dépasser les dix chapitres. Si vous vous demandiez ce que ça donne quand j'essaye d'écrire du fluff et une trame basique, vous avez votre réponse ici !

Je tiens à remercier mon coach Jackallh qui supporte mes humeurs de diva avec un calme exemplaire et Skadia qui est devenue ma consultante officielle en médical.

Avertissement : Destiel. Il est question dans cette histoire de la maladie de Lyme, de bisexualité et d'asexualité. Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, la romance n'est pas le thème central de mes écrits et j'aime donner à peu près autant d'importance à tous les personnages. Et pour que les choses soient claires : IL N'Y A PAS DE SEXE DANS CETTE HISTOIRE donc si vous cherchez du porn destiel vous pouvez passer votre chemin.

Bonne lecture !

oOo

Chapitre 1 : Castiel

.

.

Il pleuvait ce soir-là. Si tant est que l'on puisse qualifier de pluie cette bruine froide, à peine plus que du brouillard. Insuffisante pour ouvrir un parapluie, mais bien assez pour détremper les trottoirs de Portland.

Les flaques lovées dans les aspérités du béton de Salmon Street reflétaient les silhouettes des piétons pressés de rentrer chez eux. L'éclat des lampadaires y tremblotait dans le ciel d'encre.

Un pied s'écrasa dans une flaque, détruisant le reflet. L'eau éclaboussa la chaussure noire et glissa par gouttelettes sur le cirage. L'ourlet du pantalon humide collait au mollet, épousant le renflement ferme du muscle.

Le pied resta sur place, sans prendre garde à l'eau qui s'infiltrait dans la chaussure. Les pans du trench-coat d'un beige délavé s'immobilisèrent en enveloppant la silhouette de l'homme dont les manches trop larges recouvraient entièrement les poignets. La cravate bleue oscilla encore un moment sur son torse avant de se reposer sur la chemise blanche.

Figé comme une statue au pied d'un immeuble à la façade d'un gris clair, l'homme était plongé dans une zone sombre, à distance égale entre deux réverbères. Les ombres sur son visage se déplacèrent comme des lézards lorsqu'il leva lentement la tête vers le sommet du bâtiment – l'éclairage de la rue dévoila son regard.

Ses pupilles rétractées s'ornaient d'un cercle bleu qui s'assombrit lorsqu'il fronça les sourcils. Ses yeux s'étaient focalisés précisément sur une fenêtre du sixième étage. Elle était allumée et une silhouette imprécise s'y découpait – elle s'éclipsa et la lumière s'éteignit aussitôt.

Ignorant la bruine qui parsemait de perles d'eau ses cils et ses sourcils, l'homme pinça les lèvres d'un air contrarié avant de baisser la tête, ses cheveux humides se dressant en épis indisciplinés sur son crâne.

Ses doigts tapèrent d'un geste sûr le digicode de la porte et il s'engouffra dans l'étroit hall de l'immeuble. Il passa devant les boîtes aux lettres sans leur accorder un regard et se dirigea droit vers l'ascenseur qui se trouvait déjà à son niveau.

Il pressa le bouton du sixième étage en se raidissant, le menton haut et le regard fixe. Ce fut sans hâte et avec un soupçon de réticence qu'il déboucha au sixième étage et marcha droit vers la porte de gauche. Même à travers l'épaisseur de l'acier, le hurlement de la musique disco était distinct et les basses vibraient si bien dans le sol qu'il sentit la plante de ses pieds bourdonner.

La clé tourna dans la serrure, mais le familier son mécanique fut étouffé dans le vacarme qui s'amplifia lorsqu'il poussa la porte et entra dans l'appartement. Les lumières étaient éteintes, mais un rai de lumière multicolore filtrait sous la porte du salon, là où hurlait la musique.

Il referma soigneusement la porte derrière lui et ôta son trench-coat trempé sans se hâter pour le suspendre au porte-manteau comme à son habitude. Des perles d'eau gouttaient de ses cheveux et se faufilaient dans son cou lorsqu'il pénétra dans le salon.

Les rares meubles, la télévision, son vélo d'appartement et le canapé avaient tous été poussés dans un coin, et au centre de la pièce trônait une barre flambant neuve de pole-dance. Une jeune femme brune en sous-vêtements y tournoyait habilement. Elle coinça la barre entre ses cuisses pour se renverser en arrière et lui adresser un clin d'œil suggestif en se passant la langue sur les lèvres.

L'homme ne manifesta aucune surprise. Pour toute réaction, il leva les yeux au plafond et jeta un regard désapprobateur à la boule de disco qui y scintillait en tournant, projetant partout des points colorés. La danseuse agrippa fermement la barre et se remit à danser et virevolter comme si elle ne pesait guère plus que sa chevelure brune qui se déployait dans l'air à chacun de ses mouvements.

Mais sans lui accorder un second regard, il se dirigea droit vers l'armoire poussée contre le mur, et pressa le bouton OFF de sa radio.

Aussitôt, les deux imposantes enceintes cessèrent de vibrer sous l'effet des basses, et un silence de mort s'abattit dans le salon moucheté de points lumineux. Il entendit dans son dos la jeune femme se laisser glisser le long de la barre et reposer ses pieds nus au sol.

« Balthazar.

Sa voix rauque trancha le silence d'un ton austère tandis qu'il posait ses clés sur l'étagère. Il n'eut pas besoin de se retourner pour savoir que Balthazar venait de sortir de sa cachette et se tenait derrière lui. Il pouvait sentir son regard sur sa nuque.

- Castiel, articula Balthazar d'une voix nonchalante. Je me souviens de ton prénom, tu te souviens du mien. N'est-ce pas merveilleux ?

Castiel crispa la mâchoire à la raillerie évidente et se retourna d'un bloc pour faire face à l'intrus.

Appuyé contre l'encadrement de la porte en tenant le pied d'une flûte de champagne entre le pouce et l'index, Balthazar esquissait un mince rictus. Une lueur de tendresse moqueuse éclairait ses yeux tandis que les bulles dorées crépitaient entre ses doigts.

- Tu aurais pu appeler avant de venir, soupira Castiel avec exaspération. Tes manières sont déplorables.

Il jeta un regard en coin à la danseuse qui se tenait maintenant adossée à la barre en observant leur échange avec un amusement manifeste. Balthazar émit un bref rire en haussant les épaules et s'avança vers lui à pas lents. Il le contourna en conservant soigneusement deux mètres de distance entre eux tandis que Castiel le suivait des yeux, aussi immobile qu'une statue.

- Cassie Cassie Cassie... Ne sois pas si rabat-joie. Tu ne m'aurais pas donné le double de tes clés si tu ne voulais pas une petite surprise de temps en temps pour pimenter ta vie morne.

- Je ne t'ai rien donné. Tu m'as volé mes clés l'an dernier pour t'en faire un double.

- Détails que tout cela. L'important, c'est que je suis venu rendre visite à mon petit frère et que tu pourrais te montrer un peu plus enthousiaste. Je vais finir par mal le prendre !

Castiel redressa le menton en transperçant son frère de son regard fixe qui mettait mal à l'aise tant de gens – il scruta et analysa chaque détail pendant quelques longues secondes de silence pesant. Malgré son sourire et sa posture nonchalante, les traits de Balthazar étaient tirés, et il n'avait encore bu aucune goutte du champagne qu'il tenait à la main visiblement plus pour garder contenance qu'autre chose.

- Tu n'as même pas regardé le cadeau que je t'ai amené ! reprit Balthazar en désignant la danseuse d'un geste théâtral de la main. Je te présente Meg, ma toute nouvelle danseuse... n'est-elle pas délicieuse ?

- Était-ce vraiment nécessaire ? soupira Castiel en roulant des yeux d'un air désabusé.

Pour toute réponse, Balthazar claqua des doigts avec emphase. En un mouvement coulé, la danseuse se détacha de la barre pour s'approcher d'un pas chaloupé, la dentelle rose de ses sous-vêtements se démarquant dans la pénombre mouchetée de lumières. Elle marchait d'un pas assuré, et dégrafa son soutien-gorge sans une ombre d'hésitation, le laissant tomber à ses pieds avec un sourire carnassier. Il y avait quelque chose de moqueur et défiant dans ses yeux sombres. Un parfum sucré l'enveloppa lorsque la jeune femme se hissa sur la pointe des pieds pour passer ses bras autour de son cou, sa poitrine nue pressée contre lui. Elle était si petite que, même la tête renversée en arrière, elle peinait à frôler le menton de Castiel du bout de son nez.

- Quand tu m'as parlé de ton frère de trente balais encore puceau, Balthy, je m'attendais à tout sauf à ce joli morceau...

La voix de Meg roulait dans sa gorge avec des intonations basses et traînantes, et l'une de ses mains se glissa contre son torse pour agripper sa cravate et essayer de le faire se baisser de force.

- Celui-ci, je te le déniaiserais bien gratuitement.

Castiel qui n'avait pas bronché jusque là réagit si rapidement que Meg en fut déstabilisée. Il attrapa son poignet et libéra sa cravate en jetant un regard noir à son frère :

- Ton obsession pour ma virginité devient vraiment malsaine, Balthazar. Tu m'avais promis de ne plus m'amener tes employées.

- Oh, ça... Que veux-tu ? J'ai menti.

- C'est très embarrassant, articula Castiel d'une voix rauque en éloignant la danseuse de lui d'une main ferme mais douce sur son épaule. Tu sais que je n'aime pas ça.

- Oh, tu finiras bien par aimer. Je dois juste trouver la bonne. En tant que grand frère, il est de mon devoir de m'assurer que tu es heureux. Je ne peux pas décemment te laisser rater toutes les joies de la vie et rester reclus comme un ermite !

- Je n'ai pas la même conception des joies de la vie que toi.

- Tu vas encore prétendre que pédaler sur ton vélo en regardant de la merde à la télévision suffit à ton bonheur ? Réponds-moi franchement en me regardant dans les yeux : es-tu heureux, Cassie ?

Meg haussa les sourcils bien haut sur son front lorsque Castiel tourna ostensiblement le dos à son frère et ôta sa veste noire pour la poser sur les épaules nues de la danseuse.

- Mettez ça, vous devez avoir froid. J'ai éteint le chauffage en partant au travail ce matin.

Meg cligna des yeux en le regardant avec surprise, mais sans pour autant perdre son regard vaguement moqueur.

- Awww, susurra-t-elle en resserrant la veste autour de sa poitrine nue. Il est adorable. Je le ramènerais bien chez moi pour décorer ma chambre.

Derrière elle, Balthazar s'était accoudé à l'écran plat de la télévision poussée dans le coin du salon, et observait d'un air fataliste le champagne pétiller dans la flûte. Il faisait tourner lentement le liquide doré, les points lumineux de la boule de disco parcourant son visage.

- Je dois m'avouer un peu découragé. J'étais sûr et certain que celle-ci te ferait un peu d'effet. Meg est ma meilleure danseuse et aucun client ne lui résiste.

- Balthazar, pourquoi es-tu venu aujourd'hui ? soupira Castiel d'un ton morne.

Castiel devait subir les attentions indésirables de Balthazar à chaque fois qu'ils se voyaient, mais aujourd'hui, c'était différent. Il le connaissait assez bien pour savoir au premier coup d'œil que son frère n'était pas tout à fait dans son état normal.

Balthazar porta finalement le verre à ses lèvres et prit une gorgée, puis une seconde, et le vida complètement comme pour éviter de répondre sur le champ. Accoudé à la télévision, il haussa finalement les épaules avec quelque chose d'un brin défensif et dramatique :

- J'ai besoin d'une raison pour rendre visite à mon petit frère, maintenant ? Tu ne veux pas aussi que je remplisse un formulaire et que je te fasse une demande écrite avec accusé de réception trois mois à l'avance ?

- Tu ne me rends pas visite. Tu as déplacé mes meubles, changé ma lampe pour cette chose, installé une barre de pole-dance et amené une strip-teaseuse. Ça t'a sans doute pris des heures. Que cherches-tu à faire, Balthazar ?

Le faux sourire de Balthazar s'estompa et il posa son verre vide à côté de la radio désormais éteinte. Meg, elle, s'éloigna en boutonnant la veste et s'engouffra dans la cuisine, aussi à l'aise que si elle était chez elle. Castiel entendit la porte du frigidaire s'ouvrir.

Balthazar, lui, regardait désormais par la fenêtre, les mains plongées dans ses poches. Il baissait les yeux vers la rue comme il l'avait sans doute fait en voyant arriver Castiel tout à l'heure.

- Tu sais quel jour on est, Cassie ?

Castiel s'était douté que c'était la raison de sa présence ce soir, mais entendre la confirmation le fit se raidir. Il leva les yeux vers la boule scintillante qui continuait de tourner sur elle-même dans le silence, la gorge trop serrée pour répondre. Ce fut Balthazar qui poursuivit pour lui, toujours tourné vers la fenêtre :

- Ça fait aujourd'hui quinze ans que Samy est mort.

Castiel s'humidifia les lèvres en cherchant ses mots. Quinze ans que Samandriel avait perdu la vie... Les années n'avaient jamais émoussé la lame de la culpabilité. Il lui semblait encore voir son regard s'éteindre et son corps s'affaisser dans ses bras.

Dans la cuisine, le bruit d'une bouteille de bière décapsulée retentit avec un pshitt sonore.

- Je...

Sa voix rocailleuse s'étrangla et il se racla la gorge en reprenant tant bien que mal le contrôle de ses émotions :

- … je suis allé ce matin sur sa tombe. J'apprécie le sentiment, mais tu n'avais pas besoin de venir me voir. Je vais bien.

- Et qu'est-ce qui te fait penser...

Balthazar pivota sur ses talons pour lui refaire face, la fenêtre en cadre nocturne derrière lui.

- … que moi, je vais bien ? Je n'ai pas pu me résoudre à aller sur sa tombe depuis quinze ans.

Son sourire était à peine perceptible, mais profondément triste. Rares étaient les moments où son frère ne se cachait pas derrière son masque d'ironie et de nonchalance, si bien que Castiel en fut déstabilisé. Il resta sans voix un moment, et vit du coin de l'œil que Meg s'était assise à même la table de la cuisine, ses pieds nus posés sur une des chaises, et les observait en buvant sa bière à grandes gorgées.

Le fait d'avoir un public joua certainement dans le revirement de comportement de Balthazar. Celui-ci retrouva son rictus supérieur et écarta le pan de sa veste pour pêcher son téléphone portable dans la poche intérieure – dévoilant ainsi son t-shirt au décolleté en V plongeant qui laissait voir les quelques rares poils blonds sur son torse.

- Vois-tu, Cassie, je ne serai pas toujours là pour m'occuper de toi. J'ai été patient, mais ça suffit. Tu as trente ans, je ne te laisserai plus t'isoler du monde comme un ermite. Meg et moi on t'amène au club, et on n'en sortira pas tant qu'on n'aura pas trouvé une femme à ton goût. Ou un homme, peu importe. Je vais ordonner une soirée de folie rien que pour toi.

Castiel fronça les sourcils en se renfrognant. Il devait se lever tôt le lendemain matin pour travailler. Ce club, il le connaissait bien trop à son goût, et il évitait autant que possible de fréquenter ce lieu de perdition sur lequel régnait son frère en roi.

- Je n'ai pas besoin de toi pour nouer des liens avec d'autres personnes, Balthazar. Je suis parfaitement capable de m'en charger seul. J'ai déjà beaucoup d'amis.

Il avait espéré prononcer ces mots d'un ton sévère qui imposerait le respect, mais il eut l'impression de sonner puéril face à son grand frère. En effet, Balthazar arqua un sourcil goguenard en le toisant de haut comme il le faisait souvent pour tourner son interlocuteur en ridicule :

- Oh vraiment ? Et qui donc, je te prie ?

Castiel le fusilla du regard en haussa le menton avec défi :

- Uriel.

- Quoi, ton collègue ? Ça ne compte pas, vous ne vous êtes jamais vus en-dehors du travail ! Et un ami, c'est donc ta définition de beaucoup ?

Castiel sortit les mains de ses poches et croisa les bras en plissant les yeux.

- Uriel est un bon ami, je n'en ai pas besoin d'autres. Je m'entends aussi très bien avec la nouvelle stagiaire, Anna.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Que vous vous dites bonjour, aurevoir et merci ? Que vous discutez de la météo de temps en temps ?

Castiel referma la bouche, mortifié. C'était exactement ce qu'il s'apprêtait à dire.

Meg émit un sifflement faussement impressionné depuis la cuisine avant de susurrer d'une voix rauque :

- Hé bien, le pauvre chou est encore plus un cas désespéré que tu me l'avais dit...

Balthazar immobilisa son pouce sur son portable, comme en pleine réflexion, et inclina la tête sur le côté en se caressant sa barbe de trois jours :

- Très bien, alors. Je te laisse une dernière chance pour me le prouver, Cassie. Tu as deux mois pour nouer un lien profond avec quelqu'un, n'importe qui, et je te laisserai en paix. Dans le cas contraire, je prendrai les choses en main à ma façon. »

oOo

Ce fut avec une atroce migraine et une nausée persistante que Castiel se rendit au travail le lendemain matin. La douche qu'il avait prise et le trajet à pied dans l'air froid de l'aube l'avaient tout à fait dessoûlé, mais à présent qu'il se trouvait debout dans la tiédeur et la lumière vive de la pharmacie, il lui semblait que l'étau se resserrait autour de son crâne. Des cernes se creusaient profondément sous ses yeux et ses cheveux se dressaient en épis indisciplinés – il n'avait pas eu le temps de se coiffer.

Sa voix était plus grave et rocailleuse que d'ordinaire lorsqu'il souhaita une bonne journée à une cliente qu'il venait d'encaisser. Une fois qu'elle eût franchi les portes vitrées coulissantes, il s'accouda au comptoir et se massa les tempes en soupirant, et se fit la promesse solennelle de ne plus jamais boire ni céder aux caprices de Balthazar. Il avait déjà bien failli échouer dans ses études pharmaceutiques avec les fêtes dans lesquelles son frère le traînait constamment en lui reprochant d'être trop sérieux et de ne pas prendre le temps de vivre. Quand il était jeune, travailler après une nuit blanche avait été facile, mais maintenant qu'il avait atteint la trentaine... ce n'était vraiment, vraiment plus de son âge.

Il ne comprenait pas comment Balthazar, à presque quarante ans, parvenait à maintenir ce rythme sans en pâtir. Il préférait ne pas savoir. Ce n'était pas exactement un secret, certaines substances illicites circulaient dans le club de Balthazar et Castiel était loin d'être naïf.

« Dure nuit, hein ?

À la voix grave qui articula ces mots avec lenteur, Castiel entrouvrit ses yeux injectés de sang qu'il n'avait pas réalisé avoir fermés, et la lumière vive amplifia sa migraine. Une épaisse main à la peau sombre poussait un verre d'eau sur le comptoir vers lui. Puis deux cachets qu'il reconnut tout de suite comme des médicaments contre la migraine et la nausée.

- Merci, Uriel.

Castiel plaça les cachets sur sa langue et but l'eau fraîche d'une traite. Uriel récupéra le verre vide directement dans sa main et se remit à cocher les éléments de la livraison de médicaments qu'ils avaient reçue ce matin.

- Encore ton frère, je suppose.

Ce n'était pas une question, mais Castiel hocha de la tête – avant de s'interrompre aussitôt pour ne pas aggraver la douleur qui lui broyait la cervelle. Heureusement, à cette heure-ci et en pleine semaine, il n'y avait pas encore beaucoup de clients.

- Oui, répondit-il platement en s'accoudant au comptoir. Il était chez moi avec une de ses... employées... quand je suis rentré hier soir, et je n'ai pas réussi à les faire partir avant que mon réveil ne sonne. Mes voisins ont appelé la police et maintenant j'ai une amende pour tapage nocturne à régler.

- Tu devrais faire comme moi avec ma sœur et couper les ponts. Raphaëlle est avocate en Australie et moins on se voit, mieux on se porte tous les deux.

- Je ne peux pas. Balthazar est... je ne peux pas.

Uriel haussa les sourcils avec un rictus à mi-chemin entre amusement et mépris qui creusa les plis sur son front. Dans la continuité de son crâne lisse et parfaitement rasé, sa nuque épaisse débordait de sa blouse blanche lorsqu'il lui tourna le dos pour classer sur l'étagère les vitamines et aspirines bien en vue pour les clients, la promotion inscrite en gros.

Castiel fixait son large dos en hésitant, les paroles que son frère lui avait répétées toute la nuit tournant en boucle dans son crâne douloureux.

- Uriel... On se connaît depuis très longtemps, toi et moi... Presque depuis toujours...

- Sept ans et trois mois, corrigea son collègue d'une voix neutre et peu intéressée.

- Je crois pouvoir dire que nous sommes... amis, en quelque sorte.

La main de Uriel s'immobilisa alors qu'il calait soigneusement une boîte d'aspirine pour que la marque soit bien visible, et jeta un regard indéchiffrable à Castiel par-dessus son épaule.

- Tu vas plus mal que je ne le pensais, Castiel. Tu peux rentrer chez toi, Anna te remplacera et je te couvrirai auprès de Zachariah.

Castiel pinça ses lèvres craquelées et sèches en fronçant les sourcils.

- Non, je voulais seulement te proposer... qu'on se voie en-dehors du travail. Peut-être pour boire un verre dans un bar.

Uriel émit un rire grave qui dévoila ses dents blanches, et secoua la tête, l'ironie évidente sur son visage épais.

- Je crois que tu as bien assez bu comme ça.

Soudain, une main s'abattit sur l'épaule de Castiel, puis sur celle de Uriel. Tous deux tournèrent la tête vers Zachariah qui les observait avec un large sourire hypocrite.

- Hé bien, qu'est-ce que je vois là ? Alors comme ça, on papote pendant les heures de travail ? Oh, mais je vous en prie, ne faites pas attention à moi, continuez donc votre passionnante conversation... vous voulez peut-être que je vous serve du thé et des gâteaux ? Qu'on ferme la pharmacie pour que vous parliez tranquillement de vos sentiments ?

- Non, boss, répondit Uriel en serrant la mâchoire.

Castiel se contenta se baisser les yeux en reprenant le tri des ordonnances et factures du mois précédent. La main de Zachariah quitta son épaule, et Castiel vit du coin de l'œil Anna qui accueillait avec un sourire jovial un client qui venait d'entrer.

- Parfait ! Parce que voyez-vous, je viens de surprendre notre petite stagiaire en train de glousser comme une dinde au téléphone dans l'arrière-boutique, alors je voudrais rappeler quelques règles élémentaires : je ne veux pas de retards, pas de pauses non prévues dans le planning, pas de portable et surtout pas de papotage ! Et toi, Castiel, fais-moi le plaisir de refaire ta cravate, on dirait un vrai débauché.

Castiel baissa la tête pour constater qu'en effet sa cravate était de travers. Il avait nouée à la va-vite en chemin. Il n'avait jamais été très doué pour créer un bon nœud, mais là, elle pendait de manière complètement inégale, le pan le plus fin de tissu atteignant sa braguette. Embarrassé, il entreprit de la défaire et s'appliqua à la nouer correctement.

Zachariah eut un sourire mielleux en les scrutant de ses petits yeux porcins enfoncés dans leur orbite.

- Et souriez un peu, c'est une pharmacie, pas une morgue ! On est pas bien, là, mh ?

Leur supérieur hiérarchique tourna sur ses talons, sa blouse blanche se déployant dans le mouvement, et il disparut dans l'arrière-boutique. Il était assez rare qu'il s'occupe lui-même d'accueillir les clients, occupé comme il l'était à longueur de journées à contacter les laboratoires pharmaceutiques pour obtenir des avantages, réductions, et partenariats traquant ainsi le plus offrant. Ça, et épier le moindre de leurs mouvements et même chronométrer leurs pauses et passages aux toilettes comme l'avait découvert Castiel deux ans plus tôt – il inscrivait tout dans un fichier Excel et générait même des graphiques de statistiques pour mesurer leur efficacité et leur rentabilité.

Pendant qu'Anna prenait l'ordonnance que son client lui tendait et qu'elle disparaissait dans les travées de médicaments stockés à l'arrière-boutique, Uriel jeta un œil par-dessus son épaule pour s'assurer que Zachariah était bien parti et n'était pas resté caché pour les épier, puis se pencha pour murmurer gravement :

- Tu devrais changer de serrure. Vu les fréquentations douteuses de ton frère, un jour ce n'est pas lui que tu trouveras en rentrant chez toi, mais des voleurs ou pire encore.

S'emmêlant les doigts sur sa cravate qu'il n'arrivait plus à nouer tant sa migraine lui martelait le crâne, Castiel secoua très lentement la tête pour ne pas brusquer son cerveau douloureux ni aggraver ses vertiges :

- Je n'ai rien à voler, ça m'est égal. Tu ne m'as pas répondu. Acceptes-tu qu'on se voie en-dehors du travail ? Si tu ne veux pas boire, nous pourrions faire autre chose. Regarder un film, ou nous promener.

- On se voit déjà tous les jours ici, quel besoin as-tu de me voir encore dans un autre lieu ? Qu'est-ce que ça peut foutre, le décor ?

- C'est ce qu'il faut faire entre amis, paraît-il.

Uriel plissa les yeux, son visage s'assombrissant avec répulsion.

- C'est ridicule, renifla-t-il de mépris. C'est lui qui t'a foutu ça dans la tête, hein ? Je t'ai déjà dit de ne plus écouter les conneries de ton frère ni de te définir par rapport aux autres. Tu n'as pas à singer la majorité pour te fondre dans la masse. Tu veux des amis ? Fais-le à ta manière.

Castiel baissa les yeux sur son écran et ouvrit un fichier de commande sur le disque dur commun, les sourcils froncés. Regarder l'écran lumineux lui fit plisser les yeux et lui sembla que des épingles chauffées à blanc s'enfonçaient dans son crâne, mais il grinça des dents et surmonta la douleur.

- Tu as sans doute raison.

- Évidemment que j'ai raison, et je n'ai pas besoin du sceau d'approbation de ton frère pour le savoir. Zachariah a raison, on est là pour travailler, réserve tes doutes pour l'heure du déjeuner.

Sur ces mots, Uriel s'éloigna d'un pas lourd pour contourner le comptoir, un carton de crèmes hydratantes et compléments alimentaires sous le bras. Tout en préparant une commande de vaccins pour la grippe, Castiel le regarda atteindre l'autre bout de la pharmacie et ranger les boîtes avec ce même sérieux dans son travail dont il faisait preuve depuis qu'ils se connaissaient.

Son regard dériva sur le client d'Anna qui attendait, un coude appuyé sur le comptoir tandis que sa main libre massait son genou gauche d'un air absent. Le jeune homme en blouson de cuir brun observait les gels antibactériens et pastilles pour la toux qui trônaient devant lui. Il semblait avoir la vingtaine passée, les traits de son visage parfaitement symétriques, et un pli soucieux se creusait sur son front entre ses sourcils froncés.

Castiel se désintéressa du jeune homme aux allures de mannequin qui tapotait désormais le comptoir de ses doigts avec une impatience croissante. Anna était sans doute en train de chercher les bons médicaments. La jeune stagiaire rousse n'était là que depuis un mois et peinait encore à trouver ses repères – malgré son sérieux et ses compétences, elle avait une tendance à se laisser distraire qui importunait prodigieusement Zachariah. Castiel reporta son attention sur son écran et remplit les cases avec la date et le code de leur pharmacie, puis le nombre d'unités nécessaires pour le vaccin.

Une sonnerie de téléphone rompit le silence et Castiel vit dans la périphérie de la vision le client pêcher son portable dans la poche de sa veste en cuir.

- Hey, Sammy.

Le diminutif de son défunt frère dans la bouche de cet inconnu lui fit l'effet d'un seau d'eau froide. Ses doigts se figèrent sur le clavier et il leva vivement la tête pour le dévisager, sa migraine oubliée.

L'homme ne semblait pas avoir remarqué son trouble. Lourdement appuyé contre le comptoir, il pressait son téléphone contre son oreille et son visage s'était adouci.

- Non, je suis au garage. Je répare un pare-choc défoncé, là.

Aucune trace d'hésitation dans sa voix. Il mentait avec une aisance qui suggérait que ce n'était pas la première fois. Son sourire s'accentua, lumineux et sincère, et il émit un rire en se redressant un peu.

- Sérieux ? T'as déjà des offres d'emploi alors que t'as même pas encore ton diplôme ? Ça, c'est mon petit frère !

Castiel se força à arracher son regard de l'inconnu, une sensation de nostalgie enflant douloureusement son cœur. Samandriel aussi avait été un élève brillant qui aurait sans doute mené une carrière ambitieuse s'il avait vécu. Il baissa les yeux sur le clavier et traça le contour des touches de ses doigts sans réussir à rester rationnel. Il savait pertinemment qu'il ne s'agissait pas de Samandriel, mais tous ses sens étaient maintenant tournés vers le client et sa conversation avec ce petit frère que lui n'avait pas perdu.

Des claquements de talons qui s'approchaient se firent entendre.

- Attends, je dois te laisser, Bobby m'appelle et Benny est occupé avec un client... Ouais, je te rappelle ce soir. Étudie bien, Sammy.

Castiel tourna la tête pour voir Anna arriver avec l'ordonnance en main et deux boîtes de médicaments qu'il ne parvint pas à identifier à cette distance. Ses cheveux d'un roux flamboyant voilant à moitié son visage, elle les posa devant le client et bipa les code-barres avec un sourire bienveillant mais professionnel :

- Il n'y en avait plus en rayon, mais vous avez de la chance, j'en ai trouvé dans les cartons de commandes récentes, ça m'a juste pris un peu de temps pour enregistrer dans la base, et... vous payez par carte ou chèque ?

Le sourire de l'homme se transforma – la tendresse adressée à son frère disparut pour laisser place à quelque chose de plus séducteur lorsqu'il lui tendit sa carte. Sa posture s'était sensiblement modifiée – il bomba le torse – pour afficher une assurance un peu exagérée.

- Je vous donne un sac ? demanda Anna en encaissant.

- Non merci, mais un numéro de téléphone, je ne dirais pas non.

Anna haussa les sourcils avant d'esquisser un sourire énigmatique en poussant les médicaments et le ticket de caisse vers lui.

- Bien essayé, mais je ne le donne pas si facilement.

Il ne sembla pas mal prendre le rejet. Il haussa les épaules avec un rire amusé qui le rajeunit de plusieurs années.

- Qui ne tente rien n'a rien, hein ?

Lorsque le client empocha les boîtes, son regard croisa très brièvement celui de Castiel qui n'avait cessé de le fixer sans ciller depuis de longues secondes. Il le suivit encore du regard lorsqu'il sortit de la pharmacie avec un léger boitement dans ses jambes arquées. Son genou gauche semblait le faire souffrir.

Une fois que les portes vitrées automatiques se furent refermées, Castiel le regarda jusqu'à ce qu'il monte dans une voiture noire d'un modèle ancien. Elle était garée à moitié sur le trottoir, ce qui aurait pu lui valoir une amende.

- Tu as entendu ça ? ricana Anna en venant se placer près de lui. Il avait pas froid aux yeux, celui-là !

- J'ai entendu, confirma Castiel sans la regarder.

- Il était pas mal. J'aurais peut-être dû lui donner mon numéro, ne serait-ce que pour faire taire mes parents. Ils me demandent à chaque repas si j'ai trouvé quelqu'un et...

- Tu as oublié de lui demander son assurance santé. Tu lui as fait payer le plein tarif.

Anna se plaqua la main devant la bouche en écarquillant les yeux.

- Merde, j'ai oublié ! D'habitude ils nous le signalent ou c'est déjà enregistré dans la base, alors je n'y ai pas pensé... Oh, ta cravate est de travers, Cas'. Attends, laisse-moi faire. J'ai l'habitude, à force de faire celle de mon père.

La voiture démarra et disparut de son champ de vision pendant que les doigts habiles d'Anna lui défaisaient sa cravate pour la lui refaire en quelques gestes fluides. Alors seulement Castiel baissa la tête vers elle :

- Qu'est-ce qu'il a acheté ?

- Quoi ?

- Le client. Qu'y avait-il sur son ordonnance ?

Anna lissa la cravate bleue parfaitement nouée et lui rajustant le col de sa blouse blanche comme l'aurait fait une mère.

- Euh... des antibiotiques. Pourquoi ? »

Castiel ne répondit pas, tournant un regard songeur vers la rue où circulaient voitures et passants dans Portland qui s'éveillait.

oOo

Trois jours plus tard, lorsque Castiel franchit le seuil de son appartement après une journée éreintante de travail, ce fut pour trouver toutes les lumières allumées et du bruit provenant du salon. La télévision était allumée et le son poussé au maximum.

Il suspendit son trench-coat au porte-manteau avec un soupir de consternation. D'habitude, Balthazar espaçait ses indésirables visites de quelques semaines au moins, et il avait bien promis de le laisser en paix deux mois le temps de nouer des liens humains de lui-même. Peut-être que Uriel avait raison, et qu'il devrait changer la serrure de sa porte pour avoir droit à un peu de tranquillité.

Mais lorsqu'il s'engouffra dans le salon, il fut surpris de constater qu'au lieu de son grand frère, c'était la danseuse de l'autre jour qui se trouvait confortablement installée sur son canapé et enroulée dans un plaid.

Meg se trouvait en effet affalée de tout son long à boire au goulot d'une bouteille de bière, et ce fut à peine si elle lui jeta un coup d'œil peu intéressé en remarquant sa présence. Sa main pendait du canapé, plongée dans un bol de cacahuètes posé à même le sol.

« Il n'y a plus rien à manger dans ton frigo, tu devrais faire les courses plus souvent !

Elle avait quasiment hurlé ces mots pour couvrir le son de la télévision – de toute évidence, elle regardait un de ces reality-shows que Castiel lui-même suivait à ses heures perdues.

Il grimaça lorsqu'à cet instant précis des cris hystériques jaillirent de l'écran plat, et sans hésiter il enroula le câble de la télévision autour de son pied pour tirer d'un coup sec, arrachant brusquement la prise du mur. Le silence retomba comme une chape de plomb dans le salon moucheté de points lumineux. Castiel n'avait pas encore pris le temps de décrocher la boule de disco ni de désinstaller la barre de pole-dance.

- Où est Balthazar ? demanda-t-il d'une voix rauque en scannant les alentours d'un regard suspicieux.

Il n'y avait nulle trace de son frère. S'agissait-il d'une mauvaise plaisanterie ?

- Il n'est pas là, joli cœur, ricana Meg d'une voix traînante tandis qu'elle enfournait une poignée de cacahuètes dans sa bouche. Je suis venue seule.

Tout en mâchant bruyamment, elle repoussa le plaid jusqu'à ses pieds nus et se leva en abandonnant son cadavre de bière sur le canapé immaculé. Castiel haussa les sourcils en détaillant sa tenue. La danseuse portait une de ses chemises blanches qu'il achetait par paquets entiers, et un de ses pantalons noirs – visiblement, elle s'était servie dans sa penderie. Elle flottait tellement dans les vêtements que ses pieds étaient enveloppés dans le tissu, et les manches cachaient ses mains.

- J'ai fait un double du double de tes clés que Balthazar garde dans son tiroir. Il n'a même pas remarqué leur disparition le temps de deux heures.

Castiel se raidit et crispa la mâchoire en la toisant de haut.

- Qu'est-ce que tu fais ici, Meg ?

- Aww, tu sais que ça me fait des choses quand tu prends cet air de mâle dominant ? Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Appeler la police ?

Meg eut un rire de gorge comme si cette seule perspective était grotesque, et s'arrêta juste devant lui avec un rictus de défi.

- J'aimerais ne pas en venir à de telles extrémités. Rends-moi la clé et quitte l'appartement immédiatement ou je porterai plainte.

- Oh, je suis terrifiée, ironisa-t-elle en lui lissant la cravate avec condescendance. Bou-hou, tu vas pleurer auprès de la police, j'ai peur.

- Tu devrais, en effet.

- Laisse-moi t'expliquer la situation, puisque tu ne sembles pas saisir... susurra-t-elle d'un ton bas et dangereux. Appelle la police, et je leur dirai que tu m'as payée et dénoncerai joyeusement Balthazar. Tu prendras cher pour prostitution, ton frère pour proxénétisme, et moi, je ne serais qu'une pauvre victime de ce monde d'hommes répugnants... Mais comme tu dis : inutile d'en venir à de telles extrémités, mh ?

Castiel dut admettre sa défaite et roula des yeux en poussant un soupir résigné. Il s'éloigna en retirant sa veste noire qu'il déposa sur le dossier d'une chaise dans la cuisine, Meg sur ses talons.

- Que me veux-tu ? demanda-t-il en sortant une boîte d'un placard en hauteur que la danseuse n'aurait jamais pu atteindre.

- Tu m'intrigues, Clarence.

- Castiel, corrigea-t-il froidement en se retournant vers elle.

- Je préfère Clarence, plus facile à retenir, balaya-t-elle en haussant les épaules. Qu'est-ce que c'est que ces prénoms dans votre famille, d'ailleurs ?

Castiel ouvrit la bouche pour répondre, mais Meg ne lui en laissa pas l'occasion, elle enchaîna en le scrutant comme s'il était un spécimen rare ou une énigme à résoudre :

- Tout autre homme aurait au moins reluqué ma poitrine, ne serait-ce qu'inconsciemment. Mais pas toi. Ça a réveillé ma curiosité. J'ai cuisiné ton frangin, mais il ne sait pas quelle étiquette te coller non plus...

- Bien. Je n'aime pas qu'on me colle des étiquettes.

Il resta de marbre lorsqu'elle se hissa sur la pointe des pieds en le fixant droit dans les yeux.

- Es-tu gay, Clarence ?

- Non. Je ne m'intéresse pas à tout cela, c'est tout.

- Oh, vraiment ? Alors si je fais ça... ça ne te fera rien ?

Elle esquissa un sourire lascif en avançant la tête, vraisemblablement pour initier un baiser. Mais pour toute réaction, Castiel lui saisit le menton et lui fourra d'autorité un cookie dans la bouche qu'il venait juste de pêcher dans la boîte. Et l'observa sans sourciller manquer de s'étouffer – Meg fut contrainte de mâcher activement, les joues pleines, et d'avaler sa bouchée. Meg écarquilla les yeux en perdant son air prédateur et récupéra les miettes au coin de ses lèvres du bout de la langue.

- Mh ! C'est délicieux !

Elle baissa les yeux sur la boîte et y cueillit un second cookie qu'elle enfourna dans sa bouche en mâchant avec enthousiasme, arrachant une ombre de sourire orgueilleux à Castiel.

- Merci. Je les fais moi-même pour les donner à mes collègues chaque semaine.

- Oublie tes collègues, je mets la priorité dessus à partir de maintenant.

Il lui abandonna la boîte sans discuter. Meg ne semblait pas avoir l'intention de partir de sitôt, et il en eut la confirmation quand elle referma la boîte en s'essuyant la bouche d'un revers de manche.

- J'ai commandé une pizza, elle devrait bientôt arriver. Tu aimes la pizza, Clarence ?

- Oui.

- Parfait. Parce que c'est toi qui vas payer le livreur. »

oOo

Castiel enveloppa la pompe à lait et la crème hydratante contre les vergetures dans le sac en annonçant le prix. Il dut se répéter par trois fois en haussant le ton pour que sa cliente l'entende par-dessus les vagissements stridents de son nouveau-né. Les traits tirés et les yeux soulignés de cernes, la femme berçait nerveusement son bébé dans ses bras en le pressant contre ses seins lourds qui tachaient de lait son t-shirt. Elle sortit son portefeuille en tapotant le dos du nourrisson rougeaud qui finit par hoqueter entre ses sanglots et se taire.

« Attendez une seconde, je dois avoir assez de monnaie...

Par-dessus le comptoir, Castiel pouvait voir ce qui devait être la sœur aînée du bébé – une fillette blonde de cinq ans environ – tirer avec une insistance agressive la manche de sa mère.

- Arrête, Stacy, tu vois bien que maman est occupée avec le monsieur.

Aussitôt, la fillette lâcha le vêtement de sa mère pour jeter un regard noir à Castiel, sa lèvre inférieure recourbée en une moue boudeuse. Mal à l'aise, le pharmacien tenta un sourire maladroit en agitant ses doigts comme pour la saluer.

Mais de toute évidence, il ne savait pas mieux s'y prendre avec les enfants qu'avec les adultes. La petite Stacy se renfrogna et le fusilla du regard tandis que sa mère fouillait dans son portefeuille tout en berçant son bébé.

Castiel cessa de remuer les doigts lorsque la fillette tendit une main potelée en le regardant avec défi, et reversa sur le comptoir le bocal rempli de pastilles au miel pour la gorge. Les bonbons en forme d'abeilles roulèrent sur toute la surface et tombèrent en pluie sur le sol. Castiel perdit son sourire et un air blessé s'imprima sur son visage malgré lui. La jeune mère, elle, ouvrit de grands yeux furieux et se mit à réprimander à hauts cris sa fille qui se mit à pleurer, bientôt doublée du bébé en un concert de braillements. Paralysé sur place, Castiel jeta un regard de détresse en biais vers ses collègues comme pour les appeler au secours.

Uriel qui était occupé à servir une montagne de médicaments à leur habituée hypocondriaque se contenta d'un rictus narquois pour tout soutien moral. Zachariah, lui, se tenait adossé aux vitamines un calepin en main et l'observait en écrivant. Sans doute analysait-il les réactions de Castiel en situation de crise, et s'il ne répondait pas aux critères, il serait encore bon pour un pénible et humiliant stage de formation à l'accueil.

- Allons, madame, ce n'est pas grave... Tenez, prenez ceci...

À l'instant où Castiel lui tendait un mouchoir avec un air qu'il espérait assez compatissant, la femme éclata en sanglots en l'acceptant. Elle se moucha bruyamment en berçant son bébé qui se calmait à nouveau, et lâcha dans un murmure brisé :

- Je suis désolée, mais je suis tellement fatiguée... Je n'en peux plus...

- Ne vous excusez pas, il n'y a pas de mal.

Devrait-il contourner le comptoir et la consoler avec une étreinte ? C'était ce que les gens faisaient, n'est-ce pas ? C'était sans doute ce qu'aurait fait Anna. Anna savait toujours exactement comment réagir dans n'importe quelle situation.

Castiel n'avait plus serré quiconque dans ses bras depuis la mort de Samandriel, et cela lui paraîtrait déplacé et peu naturel avec une cliente sur son lieu de travail. Ni dans aucun autre contexte, d'ailleurs.

- C'est une dépression post-partum, d'après mon médecin, renifla la cliente en essuyant ses larmes. J'arrivais à surmonter ça quand mon mari était en congé, mais son patron l'a rappelé et...

Un joyeux tintement retentit alors que les portes automatiques de la pharmacie s'ouvraient et se refermaient. Castiel écarquilla les yeux en voyant entrer le client qu'il avait remarqué la semaine précédente. Celui dont le petit frère avait le même prénom que le sien. Il sentit une pointe de déception le traverser lorsqu'il vit que Zachariah se chargeait de l'accueillir avec son sourire hypocrite. Castiel avait vaguement nourri l'espoir de pouvoir s'occuper de lui à son tour s'il revenait un jour.

Le poids du devoir le ramenant à sa cliente, il s'efforça de lâcher du regard le jeune homme à la coupe en brosse qui sortait de sa poche une nouvelle ordonnance pliée en quatre. Face à Castiel, la mère lui adressait un brave sourire épuisé en achevant son discours qu'il n'avait pas écouté :

- … mais je vous ennuie avec mes histoires, soupira-t-elle en lui tendant un billet et de la monnaie. Je suis désolée. Je ne déverse pas ma vie sur les inconnus d'habitude, je vous assure.

- Vous ne m'ennuyez pas du tout, s'empressa de répondre Castiel en encaissant le montant exact. Vous êtes sûre que vous allez bien ? Vous avez besoin de repos...

- Vous êtes gentil, sourit la cliente visiblement émue. Ne vous inquiétez pas, j'ai appelé ce matin ma mère et ma sœur qui vont venir m'aider avant que je fasse un burn-out.

- Je suis rassuré.

La petite Stacy qui avait cessé de pleurer mais boudait la tête basse et les yeux larmoyants déposa sur le comptoir une poignée de pastilles au miel qu'elle avait ramassé par terre.

- Qu'est-ce qu'on dit au monsieur, Stacy ?

- Pardon... marmonna-t-elle en gonflant les joues.

Castiel tenta un sourire, ne sachant pas vraiment comment s'adresser à un être humain de cet âge. Il plongea la main au fond du bocal pour y cueillir une pastille, et la lui plaça au creux de la paume.

- Tiens, celle-ci est propre. C'est pour toi.

La fillette devint rouge comme une pivoine et alla se coller aux jambes de sa mère alors que toutes deux quittaient la pharmacie. Castiel se redressa une fois qu'elle eurent franchi les portes, et son regard croisa celui du client qui semblait l'observer du coin de l'œil mais détourna aussitôt le regard.

Castiel profita de l'instant de calme alors que la cliente de Uriel exhibait une rougeur sur son ventre en se proclamant atteinte d'une maladie très rare, et se mit à ramasser et jeter les pastilles tombées au sol, retenant le nombre afin de payer de sa poche à sa prochaine pause. Zachariah revint alors de l'arrière boutique avec en main l'ordonnance et deux boîtes de médicaments.

- Et voilà ! Ce sera tout ? demanda-t-il avec un sourire commercial en sortant un sac en plastique.

Les portes automatiques s'ouvrirent à cet instant avec leur tintement familier et Zachariah cligna des yeux en coupant son client qui allait lui répondre :

- Oh, je vous prie de m'excuser, mais mon rendez-vous est arrivé. Castiel ! Encaisse le client pour moi, et que personne ne me dérange pendant que je signe le contrat avec Alastair, compris ?

Castiel acquiesça avec un visage parfaitement neutre alors que son cœur avait raté un battement. Pendant que son supérieur hiérarchique accueillait le commercial des laboratoires pharmaceutiques et disparaissait avec lui dans l'arrière boutique, Castiel s'approcha à pas lents du client. Celui-ci lui adressa un sourire assuré en lui tendant sa carte bancaire que Castiel prit sans sourciller. Malgré lui, son regard s'attarda sur le nom inscrit en relief.

Dean Winchester.

Il introduisit la carte dans la fente et enregistra le montant que Zachariah avait déjà calculé sur l'écran.

- Cela fera 143 dollars, déclara-t-il d'une voix rauque. Avez-vous une assurance santé pour couvrir vos frais ?

- Vous allez pas le croire, mais j'en avais une jusqu'à ce que je décide de me désinscrire l'an dernier.

Castiel glissa l'appareil sur le comptoir vers le dénommé Dean pour qu'il puisse taper son code, et inscrivit l'information dans la base de données.

Tout en tapant le code, l'homme eut un ricanement sans joie en secouant la tête.

- J'étais jamais malade et je voyais pas l'intérêt de payer la peau du cul pour rien chaque mois alors que j'avais besoin de thunes pour payer les études de mon frère. J'ai voulu faire des économies, et maintenant, cette saloperie me tombe dessus. La poisse.

- C'est regrettable en effet, répondit platement Castiel en le fixant sans ciller.

Il ne savait que dire de plus pour exprimer sa compassion. Il se retrouva réduit à regarder intensément le client dans les yeux en se reprochant de ne pas être plus apte à trouver les mots adéquats. Le client s'était tu et maintenait son regard. Un trouble assombrit le vert de ses yeux durant ces quelques secondes de silence.

- Est-ce que ce sera tout ? reprit Castiel en glissant la facture dans le sac.

- Non. Enfin, si, c'est tout. Je veux dire...

Dean détourna les yeux en se raclant bruyamment la gorge et manqua de faire tomber sa carte bancaire en essayant de la ranger dans son portefeuille. Il lui jeta un regard nerveux, restant planté sur place comme s'il cherchait ses mots. Castiel inclina la tête sur le côté, les sourcils froncés de confusion. Le jeune homme s'humidifia les lèvres et reprit d'un ton précipité :

- Je dois y aller. On m'attend au boulot, et je... Hum. Okay, peu importe, passez une bonne journée.

- Monsieur, trancha la voix grave de Castiel.

Dean s'immobilisa sur place alors qu'il avait déjà effectué deux pas vers la sortie, et se tourna pour le regarder.

- Vous oubliez vos médicaments.

- Oh. Ouais. Bien sûr. »

Il revint en boitant comme si son genou le faisait souffrir, et prit le sac en bafouillant quelque chose d'inintelligible que Castiel ne put comprendre, et quitta la pharmacie avec empressement.

Le pharmacien le regarda disparaître dans la rue et baissa les yeux sur l'ordonnance qu'il tamponna. Mais au lieu de la classer avec les autres, il profita de l'absence de Zachariah pour lire en détails ce qui y était inscrit.

Le nom de Dean Winchester y apparaissait ainsi que celui de son docteur, un certain Charlie Bradbury. Castiel n'avait jamais vu ce nom en plus de sept ans dans cette pharmacie. L'écriture était étonnamment soignée et lisible pour Castiel qui était accoutumé à déchiffrer les écritures les plus brouillonnes.

Ses yeux dérivèrent sur les médicaments listés. Deux types d'antibiotiques, comme l'avait effectivement dit Anna la dernière fois. Ceftriaxone et amoxicilline. Il fronça les sourcils pensivement en classant l'ordonnance avec les autres.

Si lors de sa pause il entra le nom de Dean Winchester dans la base de données pour étudier les informations enregistrées, ce n'était que par simple curiosité. Et si ses yeux s'attardèrent sur les informations – assurance résiliée effectivement un an plus tôt – et qu'il mémorisa le numéro de portable renseigné, l'adresse et la date de naissance, cela n'avait rien d'obsessionnel.

Ou alors juste un peu.

oOo

L'appareil scannait les code-barres en émettant le même son aigu, inlassablement. Juché sur un escabeau, Castiel tendit le bras pour cueillir les boîtes au fond de l'étagère et les enregistra eux aussi avant de regarder le chiffre qui s'affichait sur le petit écran :

« Seize boîtes de fond de teint hypoallergénique n°4 effet ensoleillé.

À la voix monotone de Castiel, Anna qui se trouvait debout au sol hocha gravement de la tête et répéta mot pour mot en inscrivant le chiffre dans son tableau imprimé en trente pages. Sa tête au niveau de sa hanche, elle lui signala d'un geste du menton qu'il pouvait poursuivre.

L'inventaire mensuel était une tâche fastidieuse et répétitive. Uriel et Zachariah rechignaient à le faire, mais Castiel, lui, l'appréciait. Ce classement minutieux et cette traque des erreurs lui procuraient un sentiment de plénitude. Cela faisait près de cinq ans qu'il se portait volontaire pour s'en charger seul, jusqu'à ce qu'Anna débute son stage et se propose pour lui apporter son aide.

Alors qu'il scannait un par un des tubes de rouge à lèvres garantis non testés sur les animaux, le tintement caractéristique annonçant l'arrivée d'un nouveau client retentit dans la pharmacie. Il était rare qu'il en vienne si tôt dès l'ouverture, mais Castiel n'y prit pas garde. Uriel était de service pour l'accueil la première heure afin de les laisser achever l'inventaire.

Castiel redisposa les produits en un alignement parfait avant d'annoncer le chiffre à la stagiaire. Ce ne fut qu'alors qu'il réalisa que le client ne s'était pas dirigé vers le comptoir où l'attendait Uriel, mais vers eux. Une main dans la poche de son jean élimé, il observait les rayonnages avec un intérêt trop marqué pour ne pas être feint.

Castiel reconnut immédiatement Dean Winchester, et il se figea au sommet de son escabeau pour le dévisager, le flot des informations qu'il avait mémorisées se déversant dans son esprit. Dean leur jetait quelques regards furtifs du coin de l'œil en faisant mine d'inspecter une boîte de gelée royale en ampoules. Il s'appuyait plus lourdement sur sa jambe droite que sur la gauche, ce qui accentuait l'écart entre ses jambes arquées.

- Est-ce que je peux vous renseigner, monsieur ? demanda Anna d'un ton aimable, son calepin en main.

Dean esquissa un sourire crispé en se raclant la gorge et reposa la boîte en se tournant vers eux. Il sortit une feuille pliée de sa poche avec un air assuré.

- Oui. Je viens refaire le plein de médicaments, et...

- Pour les ordonnances, allez voir mon collègue au comptoir, le coupa Anna en indiquant Uriel de l'index. Nous sommes occupés avec l'inventaire.

Dean s'humidifia les lèvres en détournant brièvement le regard, avant de rempocher l'ordonnance en haussant des épaules :

- Non, c'est pas grave. Je suis pas pressé. Je vais... regarder les trucs en attendant qu'un de vous deux soit disponible.

Anna fronça un sourcil en regardant le client s'éloigner avec un boitement un peu plus prononcé que la semaine précédente. Puis elle leva la tête vers Castiel d'un air indécis, mais celui-ci descendait déjà de son perchoir.

- Je m'en charge, Anna.

- Mais l'inventaire...

- Uriel va me remplacer quelques minutes.

Sans lui laisser le loisir de répondre, il se dirigea droit vers Dean qui lui tournait le dos en scrutant un assortiment de pansements. Il lui posa la main sur l'épaule pour signaler sa présence. Il sentit l'homme se figer sous le contact et lentement se retourner pour le regarder dans les yeux.

- Je vais m'occuper de vous, déclara Castiel sans lui lâcher l'épaule. Venez.

Ses doigts quittèrent le cuir souple de la veste qui crissa, et il se dirigea vers le comptoir qu'il contourna. Uriel suivait le moindre de ses mouvements d'un air clairement mécontent.

- J'ai besoin que tu me remplaces à l'inventaire le temps que j'encaisse ce client.

- Je peux savoir ce que tu fous, Castiel ? Tu sais qu'on a un planning à respecter. Si Zachariah apprend ça...

- Zachariah nous a dit de servir les clients en priorité. Je ne fais que suivre les règles.

L'air scandalisé, Uriel entrouvrit la bouche pour protester, mais Castiel leva le menton et le réduisit au silence de son regard le plus autoritaire. Uriel avait tendance à l'oublier, mais Castiel était techniquement l'adjoint de Zachariah et en charge de la pharmacie lorsqu'il était absent.

Uriel émit un grognement désapprobateur en fusillant Dean du regard, puis s'en alla d'un pas lourd rejoindre Anna.

Accoudé au comptoir, Dean avait suivi attentivement leur conversation à voix basse, les sourcils haussés. Il tendit l'ordonnance froissée à Castiel qui reconnut aussitôt le nom du médecin et les mêmes antibiotiques prescrits de son écriture élégante.

- Même chose que la semaine dernière ? remarqua Castiel platement.

- Ouais, j'en ai pour un mois de traitement maximum.

Castiel releva les yeux en fronçant les sourcils :

- Traitement ?

- Pour la maladie de Lyme, une saloperie de ce genre.

- Ce n'est pas courant à Portland.

- Je ne suis pas d'ici à la base.

Castiel dut se retenir de poser davantage de questions. Il lui semblait que ça ne serait pas... approprié. Il se contenta donc d'acquiescer et de tourner les talons, disparaissant dans l'arrière-boutique en cherchant les antibiotiques en question parmi les rangées de boîtes de médicaments qui s'étiraient dans les travées.

Lorsqu'il revint avec les deux boîtes, Dean tapotait nerveusement le comptoir avec la tranche de sa carte bancaire, et se redressa un peu en le voyant approcher.

- Ça fera 143 dollars, annonça Castiel en posant les antibiotiques sur la surface lisse.

Castiel ne prit pas la peine de demander s'il avait une assurance – il avait bien retenu la situation délicate du client. Il prit la carte et l'introduisit dans la fente après avoir enregistré le montant. Mais lorsque Dean tapa son code, l'écran afficha CARTE REJETÉE.

- Qu'est-ce que... marmonna Dean en fronçant les sourcils.

Le sourire qui avait flotté sur ses lèvres depuis son entrée avait soudain disparu.

- Votre carte semble bloquée.

- Son of a bitch ! C'est pas possible que mon compte soit dans le rouge, j'ai demandé hier une avance sur mon salaire...

Castiel lui rendit la carte pendant que le client sortait son téléphone portable et composait un numéro, son visage s'assombrissant de colère de seconde en seconde.

- Je dois régler ça avec ma banque. Désolé, mec, je reviens dès que c'est arrangé. »

Son portable déjà vissé à l'oreille, Dean s'éloigna d'un pas rapide en s'appuyant plus lourdement sur sa jambe droite. Il franchit les portes vitrées automatiques dans la rue et s'éloigna en parlant avec animation au téléphone. Castiel hésita et glissa les deux boîtes dans un sac plastique qu'il plaça de côté avec un post-it indiquant que le client reviendrait dans la journée.

Les heures s'écoulèrent, l'inventaire fut complété, les commandes réceptionnées, mais lorsque la fermeture de la pharmacie fut imminente, Dean Winchester n'était toujours pas revenu.

Alors que Anna et Uriel commençaient à éteindre les lumières et récupérer leurs affaires, Castiel qui venait d'ôter sa blouse blanche et de la remplacer par son trench-coat hésita en soulevant le sac d'antibiotiques du bout d'un doigt.

Pris d'une impulsion, il sortit son propre portefeuille et déboursa de sa poche les 143 dollars nécessaires et encaissa avant d'éteindre l'ordinateur.

oOo

Les deux boîtes se voyaient à peine sur le paillasson, se dit Castiel en fronçant les sourcils d'un air critique. À moins de baisser les yeux ou de les chercher spécifiquement, on risquerait de marcher dessus ou de ne pas les remarquer du tout.

Il recula d'un pas, les mains plongées dans les poches de son trench-coat, et examina la porte dont la peinture se craquelait un peu vers le bas. Des bruits étouffés parvenaient à travers l'épaisseur. De la musique – du vieux rock, plus précisément. Dean Winchester était bien chez lui... mais sans doute ne sortirait-il pas avant le lendemain matin ?

L'heure du dîner était déjà passée et Castiel se trouvait dans un quartier loin de chez lui. Peut-être aurait-il dû faire un détour pour récupérer sa moto, au lieu de faire le chemin à pied. Il lui avait fallu près d'une heure de marche pour se rendre à l'adresse qu'il avait mémorisée sur le logiciel, et bien heureusement aucun digicode ne bloquait l'entrée de l'immeuble. Il avait trouvé le bon étage inscrit sur la boîte aux lettres au nom de Dean Winchester. Balthazar aurait sans doute fait remarquer que stalker un inconnu n'était pas la bonne façon de nouer des liens avec autrui, et Anna lui aurait conseillé de sonner à la porte et d'être direct. Mais Castiel ne pouvait s'y résoudre.

La lumière du couloir s'éteignit automatiquement tant il avait hésité longtemps, et les ombres l'enveloppèrent comme une cape. D'un pas lent, Castiel battit en retraite et descendit les marches de l'escalier une à une en sortant son téléphone de sa poche. Ce ne fut qu'une fois dans la rue qu'il composa un message concis qu'il expédia au numéro qu'il avait mémorisé :

Regarde devant ta porte.

À peine eut-il atteint le bout de la rue et tourné dans l'avenue qu'une réponse lui parvint. Il s'arrêta pour regarder l'écran, nimbé par l'auréole vive d'un lampadaire au-dessus de lui :

C'est toi, Charlie ? C'est un nouveau numéro ?

Merci pour les médocs mais fallait pas, je t'ai dit que j'allais m'en sortir.

Castiel fixa l'écran et sourit dans la pluie qui commençait à tomber.