Mary

Des flocons de neige se déposaient délicatement sur ses épaules dénudées. Malgré la fraîcheur de la saison hivernale, elle n'avait pourtant jamais ressenti une telle chaleur dans tout son être. Ses yeux noisettes étaient plongés dans l'océan de bleu que rappelait le regard de l'homme qu'elle aimait depuis tant d'années. Il s'approchait d'elle tout en la fixant intensément, puis s'emparait doucement de ses mains gantées. Des sourires incontrôlables s'esquissaient sur leurs deux visages rosés par le froid. Oh Mary... lui disait-il, émotionné, en l'admirant de haut en bas comme si elle était la chose la plus précieuse en ce monde. Elle ne savait quoi répondre tant la joie se répandait dans tout son corps et l'étouffait de bonheur. Mary... répétait-il tendrement. Mary...

« Lady Mary ? » retentit une voix familière à proximité.

L'intégralité de ce décor idyllique se volatilisa en une fraction de seconde et Mary ouvrit brusquement les yeux. La lumière du jour perçant entre les rideaux l'aveugla. Elle prit rapidement conscience que sa femme de chambre se trouvait à son chevet et l'observait se réveiller avec un sourire amusé.

« Anna ? demanda-t-elle d'une voix éraillée.

-Vous avez bien dormi, Lady Mary, lui répondit-elle gaiement en déposant au-dessus de ses jambes son plateau garni d'un petit-déjeuner tandis qu'elle l'aidait à se redresser dans son lit.

-Pourquoi dites-vous cela ? s'enquit Mary, cherchant l'horloge des yeux. Quelle heure est-il ?

-Les onze heures viennent de sonner, ma Lady.

-Si tard ?! s'exclama-t-elle avant de lâcher un soupir lassé et d'entamer son croissant.

-Cela m'étonne de votre part, vous qui êtes si matinale habituellement, admit la jeune femme en commençant à étudier la garde-robe de Mary. Qu'aimeriez-vous porter aujourd'hui ?

-Rien de trop extravagant, je n'ai rien de particulier de prévu aujourd'hui, je me rends simplement au bureau pour récupérer quelques papiers à propos du domaine. La robe de satin bleu pâle fera tout à fait l'affaire.

-Entendu, ma Lady, répondit Anna en disposant précautionneusement la robe en question sur le dos d'une chaise. Comme d'habitude, sonnez-moi lorsque vous aurez terminé de manger. »

Puis la femme de chambre tourna les talons pour se diriger vers la porte de sortie. La main sur la poignée, elle fit volte-face et sembla se remémorer quelque chose :

« J'ai failli oublier de vous dire, M. Branson vous cherchait ce matin. Il paraissait avoir quelque chose d'important à vous dire. »

Soudainement intriguée, Mary ouvrit pleinement ses yeux jusqu'ici endormis.

« Merci de l'information, Anna » lui répondit-elle aimablement en lui souriant.

Puis la jeune femme s'éclipsa, laissant seule une Mary désormais impatiente d'être apprêtée pour sortir et soucieuse de ce que Tom avait de si important à lui transmettre.

Depuis les disparitions de Matthew et de Sybil, elle et Tom avaient noué de forts liens relationnels, aussi bien familiaux qu'amicaux. Tant bien en frère, qu'en confident, qu'en ami, il avait toujours été là pour elle dans les moments difficiles et il avait amplement contribué à la faire, lentement mais sûrement, émerger d'un deuil long et épuisant. Fréquemment, la Lady se demandait si elle lui rendait convenablement ce qu'il lui donnait était-elle suffisamment présente pour lui ? Suite à la mort de Sybil, il s'était toujours montré très solitaire et discret, notamment lors des dîners en famille. Il semblait même avoir quelque peu délaissé ses fortes opinions politiques, et passait plutôt la majorité de son temps à s'occuper de l'état du domaine et de sa fille Sybbie, ce qui, aux yeux de Mary, n'était pas un mal.

Lorsqu'elle fût enfin prête, Mary se contempla une énième fois dans le miroir avant de dire :

« Merci Anna. Ce sera tout. »

La femme de chambre lui adressa un sourire bienveillant qu'elle lui retourna et redescendit auprès des servants dans les cuisines. Mary, quant à elle, se rendit dans la bibliothèque et ne fût pas surprise d'y trouver son père. Au moment où elle ouvrit la porte, Robert, installé les jambes croisées dans son fauteuil fétiche, Isis à ses pieds, leva les yeux de son journal.

« Ah, Mary ! s'exclama-t-il, amusé. Nous commencions à nous demander si tu comptais descendre un jour.

-Je dormais, répondit-elle impassiblement en allant l'embrasser.

-Dois-je donc croire que Grand-Mère t'aie épuisée à ce point hier soir ? la taquina-t-il tout en reposant les yeux sur l'article qu'il était en train de lire.

-Non, ce n'est pas cela. A vrai dire, je ne sais pas même pourquoi mon sommeil a tant duré. »

Les douces images de Matthew caressant ses mains gantées ressurgirent dans son esprit et elle savait, au fond d'elle-même, qu'elle avait pour ainsi dire forcé son sommeil afin de poursuivre ses rêves aux côtés de l'homme de sa vie.

« Peu importe, continua Mary. Où sont passés les autres ?

-Ta mère est allée rendre visite à Isobel, Edith avait des courses à faire à Ripon et Tom s'est rendu au bureau, aux dernières nouvelles.

-Merci Papa, le remercia-t-elle rapidement avant de tourner les talons vers la porte.

-Tu t'en vas déjà ? l'interrogea-t-il, levant à nouveau les yeux de son journal.

-Oui, je vais rejoindre Tom au bureau. J'y ai quelques affaires à récupérer.

-Très bien, nous nous revoyons tout à l'heure dans ce cas. »

Elle acquiesça en lui souriant brièvement et sortit de la bibliothèque. Elle entreprit de faire venir un chauffeur pour la mener au bureau, impatiente de voir Tom.

Tom

Tout en classant les différents dossiers consacrés aux futures habitations prévues sur le domaine, Tom repensait au coup de téléphone qu'il avait reçu dans la matinée. Il ne pouvait s'empêcher de sourire doucement à chaque fois qu'il y songeait. Cela allait tellement lui faire plaisir.

Au moment même où il avait enfin terminé de ranger les archives, la porte du bureau s'ouvrit. Sans même lever les yeux, il savait de qui il s'agissait, puisqu'ils n'étaient que deux à fréquenter ce lieu.

« Bonjour Tom, lui lança Mary tout en refermant la porte derrière elle et en enlevant son chapeau.

-Bonjour ma chère associée » lui répondit-il, rayonnant.

Elle se stoppa en plein mouvement et lui adressa un regard interrogateur. Il était vrai qu'il n'avait pas pour habitude de paraître aussi enjoué. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'être joyeux. Il devait certainement lui paraître enfantin, les mains nouées dans son dos à attendre qu'elle s'installe auprès de lui.

En remarquant sa mine réjouie, Mary ne put retenir l'esquisse d'un sourire narquois.

« Et bien, qui a-t-il donc ce matin qui ait de quoi te rendre si heureux ? Anna m'a fait comprendre que tu avais quelque chose à me dire.»

Elle posa sa veste et son chapeau sur le porte-manteau et alla s'asseoir en face de lui, jambes et bras croisés, les yeux rivés dans les siens, semblant attendre vivement une réponse de sa part.

« Vas-tu donc me le dire ? lâcha-t-elle en constatant qu'il ne répondait pas.

-J'ai reçu un appel de Lady Shackleton ce matin, elle viendra dîner demain soir à Downton.

-Et donc ? En quoi cela me concerne-t-il ?

-Mais elle ne vient pas seule, elle vient en compagnie de son neveu, continua Tom dont le sourire s'agrandissait à mesure qu'il parlait.

-A qui aurai-je l'honneur ? questionna-t-elle d'un air détaché.

-Tu n'as vraiment aucune idée ? »

Mary sembla réfléchir quelques instants sur l'identité de la personne en question, mais finit par arquer un sourcil en signe de négation.

« Je présume que tu te souviens de Henry Talbot ? » finit-il par dire en la sondant du regard.

L'expression hautaine de Mary se transforma instantanément en un air étonné et à la fois troublé, ses traits jusqu'ici imperturbables se relâchant. Elle entrouvrit légèrement ses lèvres et baissa ses yeux un bref moment, puis redressa fièrement le visage vers lui, son regard altier reprenant place aussi vite qu'il avait disparu.

« Oh, charmant » déclara-t-elle accompagné d'un sourire feint.

Mais Tom était loin d'être dupe. Après toutes ces années passées à ses côtés à Downton, il savait pertinemment que Mary n'était pas restée insensible à cette annonce et il avait aisément su discerner sur son visage une expression quelque peu tourmentée. Toutefois, il n'en toucha pas mot, voulant éviter de la froisser. A la place, il lui sourit et reprit :

« J'avais cru comprendre que tu avais apprécié sa compagnie la dernière fois que vous vous êtes vus. »

En constatant l'intonation taquine que Tom prenait, elle arqua de nouveau les sourcils et leva les yeux au ciel. Elle avait parfaitement compris où il voulait en venir.

« Tom, tu es exaspérant, le réprimanda-t-elle.

-Vraiment ? répondit-il en ricanant. Je pensais que tu serais heureuse d'apprendre sa venue à Downton.

-Oh mais je le suis, ne t'en fais pas pour cela, certifia Mary en dévoilant un grand sourire factice. Mais ne commence pas à insinuer quoi que ce soit à ce propos.

-Je ne vois pas de quoi tu veux parler, démentit Tom en paraissant délibérément fuyant.

-Oh, évidemment, tu ne vois pas » l'accusa-t-elle d'un ton glacial.

Bien qu'il ait l'habitude des sauts d'humeur de la Lady, il jugea préférable de changer de sujet.

« En tout cas, ne sois pas surprise de le voir débarquer demain soir. J'imagine que tu n'étais pas censée être au courant de sa venue.

-Ce n'est pas grave, simuler l'étonnement est l'une de mes spécialités, ironisa-t-elle.

-Je ne le sais que trop bien » lui répondit Tom en lui souriant bienveillamment.

Mary ne put s'empêcher de lui rendre son sourire et se leva de son assise.

« J'étais en premier lieu venue ici pour récupérer un papier concernant la ferme des Drewe, annonça-t-elle en parcourant le bureau des yeux. Il me semblait l'avoir posé ici.

-Ah, lâcha Tom avec dépit. Il se trouve que je viens de ranger toutes les archives, il doit être quelque part là-dedans. »

Il pointa du doigt une étagère pleine à craquer, et Mary soupira de lassitude. Elle se résigna néanmoins à se diriger vers le meuble et à commencer à chercher parmi les piles de dossiers.

Pendant ce temps, Tom, toujours assis au bureau, sortit du tiroir une feuille de papier et un stylo-plume. Depuis plusieurs semaines désormais, il s'était promis d'écrire à son frère qui vivait à Liverpool. Cela faisait plusieurs mois qu'ils n'avaient pas échangé de lettres, et bien que les deux frères aient toujours eu des rapports quelque peu tendus suite à l'affiliation de Tom dans la famille Crawley, Kieran demeurait tout de même la seule famille Branson qu'il lui restait. Il commença donc à faire glisser l'encre sur le papier, tandis que Mary était toujours occupée à chercher ce pour quoi elle était venue.

« De toute manière tu as tort, déclara-t-elle d'une voix indifférente, brisant ainsi le silence qui régnait dans le bureau. Je ne peux pas être attirée par un homme comme Henry Talbot. »

Tom releva soudainement les yeux de sa missive pour les poser sur Mary, qui n'avait pas pris la peine de se retourner pour s'adresser à lui. Il fût à la fois surpris et heureux de voir qu'elle abordait à nouveau ce sujet.

« Pourquoi cela ? questionna-t-il, intrigué.

-Les voitures sont sa plus grand passion, répondit-elle en insistant d'un air blasé sur le mot, tout en feuilletant un registre. Et je ne peux apprécier un homme amateur de ces engins.

-Dois-je en déduire que tu ne m'apprécies pas ? » rétorqua Tom, mi offensé mi amusé.

Mary reposa alors le lourd dossier qu'elle avait en main sur l'étagère et daigna finalement se retourner vers lui. Elle le fixa droit dans les yeux et haussa les sourcils.

« Cette question n'a pas lieu d'être, Tom. Nous parlons ici d'un homme auquel je pourrais potentiellement me marier et avec qui je devrais dès lors passer le reste de ma vie, la comparaison est impossible. Il est évident que je t'apprécie. »

Tom fût touché par ce qu'il venait d'entendre, mais ne laissa rien paraître. A la place, il sourit sarcastiquement et lui répondit :

« Donc... Tu avoues qu'il y a une ambiguïté dans ce que tu ressens pour lui ? »

Mary lui lança un regard glacial puis lui tourna le dos pour se remettre à l'œuvre avec les dossiers, ne prenant pas même la peine de lui répondre. Tom laissa échapper un léger rire et se remit lui aussi à écrire sa lettre, un sourire toujours dessiné sur ses lèvres.

Seulement quelques secondes plus tard, Mary finit par admettre :

« Possiblement. »

A cette réponse, le sourire de Tom ne fût qu'amplifié.