Les Abymes.
C'est ainsi qu'on appelait ce quartier de Coruscant. Au plus près du sol. Juste au-dessus du Trou à Vermine, les sous-sols où grouillaient monstres et aberrations créées et rejetées par la planète surpeuplée, les Abymes faisaient silence. Le soleil n'avait pas touché le pavé et l'acier depuis des siècles. L'air y était rare et putride, chargé de gaz toxiques et de miasmes infectés. La crasse et la puanteur avaient incrustés à jamais les murs et les sols, sous la forme d'une fine couche brillante et visqueuse, une patine vernissant les parois qui aurait décapé la peau comme de l'acide et liquéfié les muqueuses, si toute créature avait eu l'idée funeste d'entrer sur ce territoire sans porter ni uniforme ni casque.
Un lieu ignoré et silencieux, la vie y était rare.
De temps en temps, un incendie se déclarait, la chaleur condensée et les matériaux combustibles alimentaient des foyers réguliers. Des professionnels des incendiaires descendaient, et avec eux des ingénieurs et des biologistes curieux. Alors les ruelles des Abymes s'éveillaient, un court instant. Puis, le feu était maitrisé, les experts analysaient, rassuraient et remontaient vers la surface, où les grattes-ciels étincelaient sous un soleil doux, contrôlé par une météo artificielle.
Les Abymes redevenaient noires et silencieuses.
Pour toutes ces raisons, les rebelles en avaient fait leur lieu de rencontre sur Coruscant. Ici personne ne s'interrogeait sur leurs accoutrements et leur visage masqué. Et de toute façon, les troupes impériales ne descendaient jamais dans les Abymes. Ce lieu-ci, même l'Empire l'a en horreur.
Pas elle.
Elle s'y sentait chez elle, assise sur un baril de métal, immobile, statue drapée d'un manteau noir dont la capuche couvrait son casque et sa tête inclinée. Depuis dix ans, elle avait arpenté chaque rue de ce labyrinthe oublié, un entremêlement de ruelles lugubres parcourues de tuyaux fumants, de taules et de cloisons, le tout semblable à une usine abandonnée. Elle savait reconnaitre les passerelles infranchissables à la couleur de la rouille, l'acier usée au son qu'il produisait sous son bâton qui ne la quittait jamais. Les murmures et craquements lui donnaient l'heure du jour et de la nuit, l'informer sur les mouvements de surface. Le moindre tressaillement trahissait l'agitation du monde.
Soudain, elle se leva et se mit en marche. Elle avait entendu le conduit d'eau usée grincer, trois fois, chaque vibration espacé de cinq seconde, et le dernier coup plus fort que les précédents. Le signal. Elle avait de la visite.
Elle passa un chiffon sur la visière de son masque et le jeta. Tout son uniforme était recouvert de cette couche de graisse, la même huile que sur les murs. Elle appartenait à ce lieu désormais.
Elle était la Gardienne de la Rébellion, la Mémoire.
Les rebelles descendaient pour lui confier les disquettes d'enregistrements, les plans, des clés codées, des documents confidentielles, mais aussi des trésors de l'Ancienne République, des livres et des photos, des œuvres et des souvenirs. Tant de trésors cachés dans les Abymes.
Elle les stocker dans les marais acides, dans des caisses hermétiques. Un système de classification complexe, connu d'elle seule, lui permettait de fournir sur demande les documents demandés qui remontaient à la surface avec leur commanditaire.
Elle aperçut une forme casquée dans l'encadrement de l'ascenseur.
Elle approcha, abandonnant sa démarche silencieuse pour un pas plus lourd, afin de ne pas surprendre son visiteur, dont la main était déjà posée sur le blaster de sa ceinture. Il se tourna vers elle, le corps tendu. Elle avançait toujours. Il portait un scaphandre teinté, mais si on s'approchait assez on pouvait discerner son visage. Un humain.
Il était jeune, tremblant. Il était terrifié et cela la fit sourire.
Que racontait-on à son sujet? Sur la sorcière qui se terrait dans les entrailles de Coruscant, dans les eaux putrides de l'Empire. L'enchanteresse noire qui hantaient les Abymes, martelant le sol de son bâton. Il avait dû entendre tant d'histoires. Ils étaient nombreux à être descendu la voir, jamais plus de quelques minutes, juste le temps de lui remettre l'information secrète ou un trésor de la surface, mais assez pour que son apparition leur glace le sang. Et maintenant que pensait ce jeune soldat devant cette forme entièrement recouverte d'une cuirasse épaisse, de son manteau crasseux en lambeau, et de ce visage au masque noir?
Et bien? Dit-elle, et elle s'amusa de le voir sursauter. Sa voix s'éraillait, elle parlait si peu.
Le garçon déglutit péniblement mais se redressa un peu plus. Il était robuste, une carrure de soldat.
"Madame, on m'a donné l'ordre de vous emmener."
Elle perdit son sourire.
- M'emmener? Mais où?
Le rebelle fouilla dans la poche de son uniforme.
- J'ai un message pour vous.
Il lui tendit un papier plié, mais elle ne fit aucun geste pour le prendre. Ce message lui semblait empoisonné, plus toxique que la puanteur de ce lieu. Un instant, elle eut envie de retirer son casque et de s'emplir les poumons de poison.
- Madame, insista le soldat en tendant davantage son bras. Sa voix s'était durcit. On m'a dit que c'était d'une importance capitale.
A contre-coeur, elle accepta le message et le lut. Quelques mots, une adresse à Coruscant, suivit d'une écriture trop marquée "Viens je t'en prie. Mon Mothma."
Tout était noir dans son esprit et un poids immense se posa sur ses épaules, annihilant le confort que lui avait procuré ce refuge qu'on lui demandait de quitter.
- Avez-vous des affaires personnelles à emporter?
Sa voix avait été hésitante, comme s'il lui semblait impossible que l'on puisse vouloir emporter quoique ce soit qui ait appartenu à ce lieu. Elle l'entendit à peine.
- Non, murmura-elle, je ne possède rien.
Le rebelle acquiesça et cogna sur le bouton d'allumage de l'ascenseur qui se mit en branle et grinça rageusement, réveillant les Abymes.
Les rebelles descendaient et remontaient en rappel, le monte-charge n'était jamais utilisé. Il la pensait sans doute incapable rejoindre la lumière en escaladant les murs.
L'ascenseur atteignit leur étage en soulevant une poussière épaisse et brune.
Il entra et elle le suivit abandonnant son manteau et posant cérémonieusement son bâton sur le sol. Elle n'en aurait plus besoin.
Elle passa la porte et le rebelle ferma la grille de sureté derrière elle et activa le bouton de remontée.
L'ascension prendrait quelques minutes, le temps de rejoindre les étages habitables.
L'ascenseur crissait furieusement, il filait vers le ciel et elle s'accrocha au barre d'acier pour ne pas perdre l'équilibre. Le soldat lui dit quelque chose mais sa voix était imperceptible, il lui fit signe de s'asseoir et elle déclina de la tête. Au bout d'une dizaine de minutes, elle sentit la chaleur du soleil avant même d'en voir la lumière et elle jeta un dernier coup d'œil vers les profondeurs. Tout était noir, elle ne distinguait plus rien. Malgré le son infernal du monte-charge elle s'évada, les yeux dans le néant.
Quitter les Abymes?
Impossible jamais elle ne pourrait quitter les Abymes.
Les Abymes étaient en elle.
Je continue?...
