Souvenirs, souvenirs.

«Papa ! Je m'ennuie. Je peux aller dans le grenier de mamie ?

-Mh ? Marmonna Thomas en tapant à toute vitesse sur son clavier. Tu sais, il n'y a que de vieilles affaires à moi...

-Mais tu m'as dit que tu avais encore les déguisements de quand tu étais acteur, insista Lucas, aussi obstiné que peut l'être un enfant de huit ans.

-En fait j'étais web-vidéa...oh laisse tomber. Bien sûr, vas y.»

L'enfant disparut à toute vitesse.

«Grenier, songea Thomas en continuant à écrire. J'ai connu quelqu'un qui...»

Un visage s'imposa à son esprit. Un type brun, costaud, qui le dépassait de deux bonnes têtes. Il était toujours fourré avec...euh...son copain métalleux, là. Bastien quelque chose. Thomas se souvenait lui avoir envoyé une carte lorsque Lucas était né, et puis ils avaient perdu contact. C'était effrayant de constater à quel point ses souvenirs lui échappaient, parfois. Peut être Damien ?

Quand tu étais acteur. Thomas se demanda si son ancien public l'avait oublié, lui aussi. A l'époque, son émission touchait plutôt les lycéens et les étudiants. Où étaient ils, tous ?

Ils avaient des codes, eux et lui. Des blagues qui ne faisaient sens que pour eux, sur son chat, le café, les sectes religieuses (si, si), ses collègues internautes, des blagues répétitives voire un peu lourdes parfois, mais ils étaient les seuls à les comprendre, et c'était ça le plus important.

Ils avaient des rituels, eux et lui. Les rubriques de l'émission qu'ils chérissaient tant. Un jour de la semaine bien précis pour sortir l'épisode. Vendredi ? Peut être le dimanche...A vrai dire tout dépendait du temps que lui prenait le montage, puisque son logiciel plantait une fois sur deux, et de son état d'esprit lorsqu'il préparait l'épisode.

Certains jours il voulait tout plaquer. Parce que son logiciel massacrait des heures de travail sans aucun remords, parce qu'il y en avait toujours un pour lui reprocher de faire du bourrage de crâne, parce qu'à un moment donné les vidéos de sectes religieuses, ça allait bien deux minutes. Et puis il tombait sur un costume mal rangé, un fan-art particulièrement réussi, ou une vidéo absolument incroyable, et il reprenait le travail, gonflé à bloc.

Travailler. Ça avait tellement fait débat à l'époque, que quelqu'un puisse gagne sa vie sur Internet. Les mecs de la télé s'en étaient délectés avec une condescendance sans limites. "C'est même pas un vrai métier". Au total, sa chaîne recensait 200 vidéos et environ six millions d'abonnés. Et vlan. Pas mal, pour un mec d'un mètre soixante qui avait commencé son émission avec deux cacahuètes. A l'époque, il l'avait pris comme une revanche personnelle, maintenant ça le faisait plutôt sourire. Quatre ans et demi d'émission, cinq de courts métrages et projets cinématographiques divers. Neuf ans. Neuf ans de sa vie consacrés à Internet.

Puis ses vidéos furent mises en ligne de moins en moins régulièrement, de moins en moins souvent. Il avait monté sa propre boîte de production et financé bon nombre de jeunes réalisateurs à l'ego surdimensionné ou en mal de reconnaissance. Il avait quarante ans, désormais, et en vingt ans, la caméra ne l'avait jamais lassé, que ce soit sur Internet ou non, et sans doute ne le lassera-t-elle jamais.

C'était la première fois que Lucas venait dans ce grenier. Malgré sa petite taille, il devait marcher à moitié courbé tant le plafond était bas. Il ouvrit un grand carton enseveli sous une épaisse couche de poussière. Suffoquant et éternuant, il en ressortit divers accessoires : un vieux bob kaki informe, un tee-shirt rouge Captain America, un revolver en plastique, un costume d'alien vert fluo, des jeux vidéos rétros pour des consoles qui n'existaient même plus...Le jeune garçon remua encore le contenu du paquet, repoussant avec dédain un borsalino noir abîmé et une perruque de femme.

Ses doigts rencontrèrent alors un tissu épais qu'il tira à lui et qu'il déplia. C'était un déguisement de panda. Du moins, il lui semblait que c'était un panda. Son père lui avait jour montré une photo de lui quand il était jeune, alors qu'il était vêtu de ce costume noir et blanc.

«Pourquoi tu t'habilles en animal mort, papa ? Avait il demandé, dégoûté.

-Ce n'est qu'un faux. Et tu sais, à l'époque les pandas n'avaient pas encore tout à fait disparus. J'aimais bien ça. C'était drôle.»

Ravi, Lucas secoua sa trouvaille pour retirer la poussière et s'en vêtit, retroussant les manches et les jambes. Le tissu était froissé, mais encore souple et doux sous ses doigts. Il le tritura, vaguement rêveur.

«Papa, regarde !»

Thomas, encore songeur, jeta un regard distrait à son fils et sursauta en voyant sa tenue.

«Tu as trouvé ça là haut ?

-Ouais. J'suis un panda maintenant.

-J'ai vu. Il n'est pas un peu grand pour toi ?

-Mais non, je ne suis plus un gamin, répliqua son lui miniature, flegmatique.»

L'ancien web-vidéaste lui rabattit la capuche du kigurumi devant les yeux et lui demanda ce qu'il avait trouvé d'autre, au grenier.

«Des trucs, dit le petit, gardant farouchement les détails pour lui.

-Ce n'est pas l'heure de ton émission, là ?

-Si !»

L'enfant se précipita sur son petit ordinateur et se connecta à Internet pour visionner le dernier épisode de son émission préférée.

«Tu sais, moi aussi je faisais une émission sur Internet, avant...

-Shhht. Ça commence.»

Thomas regarda son fils chantonner le générique, à la fois admiratif et intimidé. Le petit était accro à ces web-séries, récitant les dialogues par cœur à table et en parlant avec ses copains à la récré, dans un monde qui n'appartenait qu'à lui seul, et dont son père n'avait pas la clé. Il soupira devant les mails auxquels il devait absolument répondre, et les envoya tous au diable.

«Hé, Lucas. Je peux regarder avec toi ?»