La forêt est ici un endroit particulier. Difficile d'y voir une certaine logique dans un lieu qui n'était, encore plus dans ce dernier siècle, qu'une demeure où la nature s'imposait, et où ses habitants finissaient, ou bien par mourir, ou bien par s'adapter. Et certains étaient admirablement parvenus à s'adapter. Dans un endroit où il était devenu difficile de s'alimenter, pullulaient parfois des espèces, discrètes mais ô combien dangereuses, qui vivaient parfois en groupe, parfois de manière solitaire, capables de passer de longs moments l'estomac vide, mais bien toujours à l'affût d'une nourriture potentielle qui leur permettraient d'assurer un peu plus longtemps encore leur survie sur cette terre si cruelle. Même la flore avait réussi cet exploit; là où quelques espèces végétales avaient fini par s'éteindre, d'autres s'étaient maintenus, d'autres encore étaient apparus, et toutes celles-là continuaient de croître, chaque jour, malgré un sol éternellement contaminé, faisant fi des restes des civilisations passées, des petites boîtes en métal, d'étonnantes créations d'hommes qui n'existaient plus, de curieuses machines mortes constituées en grand nombre d'éléments mécaniques, où tout un côté se concluaient avec quatre formes rondes et noires, sans doute destinées à mouvoir l'objet, aujourd'hui la demeure d'une faune persévérante; et de bien d'autres choses encore. C'est cela, la forêt.

Pourtant, les terriens ne craignaient pas un tel endroit. C'était même leur choix privilégié lorsqu'il s'agissait de mener certaines batailles. Il n'existait pas, en effet, de meilleurs endroits pour se dissimuler, observer sa proie, puis fondre sur elle et en finir en un coup.

Heureusement, il ne s'agissait ni d'un combat mortel entre l'homme et l'homme, ni d'une chasse pour se nourrir. Il ne s'agissait que d'un jeune garçon, toutefois un guerrier déjà, un enfant du clan des arbres. Il était courbé au-dessus d'un petit cours d'eau, et tâchait comme il pouvait de se débarrasser du sang qui coulait de son front. Derrière lui, un peu plus loin, se trouvait une toute petite fille, un nourrisson aurait-on dit, qui était là à observer le blessé, elle-même adossé contre un arbre. Elle arborait un visage d'incompréhension; cet enfant était définitivement en train de chercher à comprendre l'attitude du garçon qui se mouvait devant elle. Elle ne comprenait pas elle ne pouvait pas comprendre. Aussi ferma-t-elle les yeux, et tenta de se remémorer tout ce qu'elle venait de voir.

Et voici ce qui s'était passé. Il y a encore quelques heures, notre petite héroïne se trouvait dans le campement du clan des arbres. Elle était assise à côté du jeune garçon, son frère, qui devait être en train de se fabriquer un énième bandeau. C'était quelque chose qu'il aimait faire. Il s'en fabriquait un, se l'accrochait autour du cou, mais au final celui-ci était si mal fait qu'il ne restait accroché que quelques instants, et finalement l'enfant devait s'en refaire un nouveau. Mais la petite fille admirait cette ténacité et prenait un plaisir certain à l'observer faire ces bandeaux, quoique le sort de ceux-ci soient toujours le même. En face, d'autres jeunes faisaient preuve d'autant d'effort. Mais il s'agissait de quelque chose de bien plus violent, de beaucoup plus dangereux : une quinzaine de garçons étaient occupés à s'affronter, à se combattre, avec des armes bien réelles et sans qu'aucun n'aie, semblait-il, atteint déjà ses dix ans. Mais ils étaient là, et se combattaient, par deux ou trois, tâchant de faire couler le sang de leurs adversaires. Au milieu de ce groupe s'en tenait un, particulièrement agile, qui, lui, en affrontait bien quatre en même temps. Il était couvert de sang, autant du sien que ceux de ses adversaires. Et il souriait. Son premier adversaire tombait au sol, et il se tournait en affronter un autre. Celui-ci à son tour tombait. Et le garçon se retournait de nouveau, sans jamais cesser. Il semblait exulter de plaisir. Jusqu'au moment où après avoir fait tomber un nouvel adversaire, il ne se retourna pas. Il reprit son souffle. Et se retourna, attaquant le fabriquant de bandeau du regard :

_ « Chini, amène toi ! »

Le garçon ne répondit pas. L'autre rigola.

_ « Allons… tu vois bien, toi aussi, à quel point de tels adversaires peuvent être ennuyeux. »

Les anciens adversaires du garçon tournèrent leur tête vers l'audacieux, d'un air outré. Il les foudroya du regard, et ils déviaient déjà le regard.

_ « Montrons leur ce qu'est un vrai combat sanglant. Toi, tu as le niveau pour peut-être me battre. »

_ « Même si j'arrivais à te battre, Egal, dans quel état en sortirais-je ? Ma sœur n'a pas besoin de me voir couvert de sang. »

_ « Dis plutôt que t'as peur de te faire humilier devant elle. Manquerait plus que cette morveuse sache que son frère est un faible. Elle sait déjà que c'est un lâche… » souffla un des garçons.

Egal dévisagea celui qui venait de parler avec un air hautain. Combien de fois l'avait-il déjà envoyé à terre, celui-là, rien qu'aujourd'hui, pour qu'il vienne encore provoquer Chini ? Il s'apprêta à ouvrir la bouche quand l'offensé, d'un regard neutre, se leva, prit une arme et se présenta devant l'imbécile.

_ « Lars, t'aurais mieux fait de fermer ta bouche » prévint Egal. « OK. Combattez. »

Chini ne réagit pas. Mais Lars, très sûr de lui, sourit en voyant son adversaire rester immobile. Il fondit sur lui, l'épée en avant. Chini ne bougea pas. Mais il éleva sa propre épée et la pencha légèrement de sorte que l'arme de Lars glissa sur la sienne et que celui-ci finisse au sol. Chini s'approcha simplement, et planta son épée dans la main du perdant pour le clouer au sol. Lars hurla.

_ « Lars. T'es un crétin. » affirma le jeune Egal. Il se retourna alors vers Chini. « Bien, maintenant tu peux m'affronter. »

_ « Non. »

Le visage d'Egal se ferma.

_ « Pourquoi ?»

_ « Les combats au sein d'un même clan ne devrait servir qu'aux entrainements, qui ne sont utiles qu'en temps de guerre. Toi tu instaures des combats inutiles et inappropriés. Tu veux que je te dise, Egal ? Au final, malgré toute la force que tu peux démontrer et ton aptitude à te faire craindre et obéir des autres, il ne reste de toi qu'un être dangereux et belliqueux. Je ne t'affronterai pas. »

Egal piqua tandis que Chini alla prendre la main de sa sœur pour partir avec elle en direction de la forêt. Ils étaient aux abords de celle-ci quand Egal ramassa un caillou et le lança dans leur direction, cognant la tempe du pacifiste qui pâlit, avant de s'enfuir définitivement du champ de vision des esclaves d'Arès.

Non. La jeune fille ne comprenait pas. Oui, Egal était à coup sûr un être particulier, qui faisait preuve déconcertante de capacités à mener des troupes, comme à intimider malgré son âge. C'était un garçon tourmenté par sa passion pour le danger et pour le sang. Mais jusqu'alors, elle avait toujours cru qu'il éprouvait pour son frère une certaine estime. Qu'Egal lui aie alors lancé cette pierre l'avait profondément surprise. A n'en pas douter, la relation entre les deux garçons devait être plus qu'il n'y paraissait. Mais dans quel sens et jusqu'à quel point, cela, elle l'ignorait.

Elle posa à nouveau les yeux sur son frère. Il était encore en train de nettoyer sa plaie. Evidemment, Chini n'était pas un lâche. Ca, elle le savait. Il n'aimait simplement pas se battre. En fait, d'aussi loin qu'elle pouvait le faire, elle n'avait jamais vu son frère se battre pour autre chose que par nécessité de sauver sa vie ou pour défendre l'honneur de sa sœur, qui était parfois victime de brimade en raison de son handicap. Il n'était pas faible non plus. Elle ne l'avait jamais vu perdre un combat, pour le peu qu'il en menait, si ce n'est contre Egal, qu'il n'affronta qu'une seule fois et pour une raison ridicule, ou contre un adulte. Mais elle devait quand même reconnaitre que son frère agissait parfois étrangement.

Quand Chini en eu fini avec ses soins, il vint s'adresser à sa sœur. Une première depuis qu'ils avaient quitté le campement.

_ « Ecoute… Je n'ai pas envie de retourner au camp. Je suis un peu fatigué en fait… C'est ridicule mais j'aimerai croire qu'un jour, on puisse trouver notre endroit de rêve. Notre chez nous. Je ne me sens pas chez nous ici. »

Son interlocutrice ne répondait pas. Chini l'observait tout de même, cherchant à discerner chez elle un quelconque signe d'approbation ou d'incompréhension. La toute jeune enfant se contenta de cligner les yeux, comme si elle ne comprenait pas. Mais elle comprenait.

_ « Je veux partir. Si on s'en allait tous les deux ? Bien sûr pas définitivement. Mais… cet endroit, on le découvrira peut-être quelque part. Tu veux bien ? »

Elle ne répondait toujours pas. Elle ne pouvait répondre. Et si elle le pouvait, elle ne le ferait pas. Une chose importait pour elle. Une seule. Rester avec son frère. Le reste n'avait pas d'importance. Les choix de Chini étaient ses choix. Elle cligna à nouveau des yeux. Chini sourit. Il avait toujours admiré le fait qu'un être si jeune, si innocent, puisse demeurer calme en toutes circonstances, presque impassible. Il avait compris qu'elle était d'accord. Il la serra contre lui un moment. Puis il se leva et lui prit la main pour l'aider à se lever.

_ « Prête ? »

Elle cligna des yeux.

_ « Allons-y, Lexa ».