Chapitre 1
Le lapin
Cela aurait presque pu être amusant, si je ne me sentais pas aussi lasse. J'avais l'impression que cela faisait une éternité que je me tenais dans la même position : droite comme un piquet sur une chaise, un vague sourire aux lèvres, le menton levé... Le comportement parfait d'une jeune lady, exactement comme Mère l'aurait souhaité. Enfin presque... En fait, je n'arrivais plus à suivre ce qu'il se disait autour de moi, aussi je savais mes yeux perdus dans le vague. J'étais ailleurs, loin de cette mascarade, loin de cette société absurde, loin, si loin...
"- Et vous, Alice, comment trouvez-vous l'héritier d'Hoxenwild ?"
Mon prénom me sortit de ma torpeur. Je levai lentement les yeux vers la jeune lady rousse qui venait de m'interpeller, tout en essayant de garder un air naturel.
"- Veuillez m'excuser, Lydia, mais vous disiez ?"
Les jeunes filles, placées en cercle sur les jolies chaises blanches qu'avait fait installer Mère pour la Garden Party, me sourirent d'un air faussement indulgent. Je les connaissais toutes plus ou moins. Enfin, suffisamment pour savoir ce qu'il se cachait derrière ces jolies joues roses et ces beaux cheveux soigneusement bouclés...
Nous formions un cercle de jeunes ladys, plus ou moins fortunées, mais appartenant à la bonne société. Ainsi, il était de notre devoir "fondamental" de nous fréquenter. Nous n'étions pas amies, au bon sens du terme. La plupart des filles présentes étaient trop égoïstes et ambitieuses, pour imaginer s'attacher sincèrement a quelqu'un, mais nous jouions le jeu. C'était un des piliers fondamentaux de notre société, d'ailleurs : jouer un jeu. Mais je n'y arrivai pas vraiment, à vrai dire. Sûrement parce que je ne le désirais pas réellement, en fait... En vérité, j'aspirais a un idéal de vie bien différent de tout ce cirque, qui se basait sur l'ouverture d'esprit. Mais ce n'était qu'un rêve, un idéal. Je savais que la réalité allait me rattraper. Le mieux pour ne pas souffrir était que je me conforme aux attentes de la société aux plus vite. Sinon, j'en serais irrévocablement disqualifiée...
Lydia émit un petit rire gracieux, léger, extrêmement bien travaillé, et à mes oreilles, tout sauf naturel.
"-Alice chérie, nous parlions du bel héritier de la ligné d'Hoxenwild... Comment le trouvez-vous ?
- Oh ! Et bien...Je crains fort ne jamais l 'avoir rencontré jusqu'à ce jour.
- C'est qu'il vient d'arriver de Londres ! Mais..."
Lidia fronça les sourcils sans cesser de sourit en coin en s'exclamant innocemment :
"-...Mais je croyais que vous l'aviez invité cet après-midi..."
À cette annonce, les filles commencèrent à chuchoter tout en me glissant des regards en coins. L'excitation et l'espoir étaient réellement palpable.
Hoxenwild... Hoxenwild... Oui, ce nom me disait quelque chose. En fait, c'était moi qui avait écrit son invitation.
Sauvée d'un grand embarra imminent, ce fut d'un ton assuré que je répondis :
"- Oui, en effet. Il viendra à 17h avec nos autres... amis."
"Amis" désignant les jeunes gentlemans, bien entendu.
À peine ai-je fini ma phrase que les filles autours de moi se mirent à piailler toutes en même temps.
"- C'est un très beau parti !
- Venant de Londres, vous rendez-vous compte !
- Il parait qu'il surpasse en beauté tous ceux que nous connaissons !
- Ses manières doivent être des plus distinguées !
- À coup sûr, chère Lidia, il ne verra que vous dès le premier regard..."
Je profitai de leur excitation pour replonger dans mes pensées grises de sarcasmes… Je ne comprenais pas ces filles qui, à dix-sept ans, s'étaient laissées empoisonner l'esprit par leurs commères de mères et cherchaient à tout prix un mari. Comme si le mariage était une fin en soi… N'avaient-elles pas reçu une éducation suffisante pour leurs apprendre à penser par elles-mêmes ?!
Insensible à l'excitation environnante, j'occupa mes mains en époussetant distraitement ma nouvelle robe. Maman avait insisté pour que j'en ai une neuve, faite sur mesure, pour ma propre Garden Party. Sa confection à été sujette à de nombreux débats, opposant la vision de mère avec l'ostentatoire inutile, et la mienne, avec la beauté dans la simplicité… J'ai eu la chance de tomber sur un couturier qui était de mon avis, et qui me confectionna la robe idéale, alors que Mère était partie chez le traiteur. Je m'étais très bien entendu avec ce vieil artiste qui connaissait parfaitement bien son métier. Il ne prêta guère attention aux instructions que Mère lui avait laissé sur une feuille avant de partir et me confectionna une jolie robe bleue au décolleté carré. Elle me prenait parfaitement bien la taille et la jupe était comme une tulipe renversée. Elle était jolie, confortable, me mettait en valeur, et tout cela sans aucune fanfreluche ridicule. Je crois que cette rencontre et cette robe ont été les seuls points positifs de ce stupide rendez-vous mondain.
Je pu enfin m'éclipser discrètement lorsque la gente masculine fit son apparition. Les filles bondirent de leurs chaises en gloussant et en parlant soudainement très fort tout en courant presque à leur rencontre.
Je réussie à atteindre la maison sans que l'on me remarque et monta directement dans ma chambre, mon havre de paix psychologique. Mais même là, le rire de mes camarades me poursuivait. Je me mis au centre de la pièce en sachant que le devoir me rappelait à mes invités. Je respirai à fond, goutant ainsi le parfum de cette pièce tant chérie, une fois. Je fermai les yeux. Deux fois. Le battement de mon cœur. Trois fois.
J'ouvris les yeux et me regarda dans la glace. Etais-je laide ? Etais-je jolie ? Et selon quels critères ? Certains détestent les blondes, d'autres les adorent. Qui dans ce cas est neutre et juge de ce qu'est la beauté, concept si important dans notre société ? Qu'est-ce qui n'allait pas chez moi ?
Un éclair blanc.
Je sursautai, manquant de peu la crise cardiaque. Je me précipitai vers la porte entrouverte, manquant de renverser Elisa qui amenait mes draps.
"- Elisa ! m'écriais-je. Où est-il partis ?!
• Mais de quoi parlez-vous, mademoiselle ?
• Mais du lapin ! Tu viens de le croiser !
• Un lapin ? Non, je n'ai rien vu…"
Je la contournai pour me précipiter dans les escaliers. Où était-il passé ?! Vers le salon ? La porte d'entrée entrouverte… Nouvel éclair blanc. Il était dehors. J'ouvris la porte à la volé et me précipita dans le jardin. Il était déjà à deux cent mètres plus loin et courrait très vite. J'accéléra. A ma gauche, je compris que je m'étais faite repérée en entendant les exclamations de mes camarades.
"- Alice !" Cria Lydia.
Je l'ignorai et m'engouffra dans une allée du jardin bordée d'arbustes, loin de leurs regards inquisiteurs. Le lapin blanc m'attendait au bout de l'allée. Il avait… Une montre qu'il semblait regarder avec attention tout en me jetant des regards agacés. Qu'est-ce que cela signifiait ?! Alors que j'allais le rattraper, il tourna dans l'allée de gauche. Je le suivis en prenant un virage serré pour réduire la distance qui me séparait de lui.
Pouf ! Je fonçai dans un obstacle et je m'écrasai au sol avec lui. C'était quelqu'un, pas le temps de m'excuser. Je me redressai tant bien que mal et tenta de reprendre ma course.
"-Et ! Attends !"
Une main tenta de m'arrêter mais ne parvint qu'à glisser sur le tissu satin de ma robe. Le son de sa voix m'interpella… Mais peu importe qui il était, j'allais devoir m'excuser plus tard en trouvant un argument crédible pour expliquer mon comportement… Mère allait être furieuse.
Le lapin tourna à droite, puis de nouveau à gauche et à droite. Nous étions à présent dans la forêt. L'étrange lapin accéléra l'allure et disparut derrière un gros buisson qui se tenait près d'un chêne imposant.
"-Hé ! Reviens !" l'appelais-je.
J'eu beau faire le tour des environs, il avait comme disparu. Soudain, la honte m'envahit. Mais qu'est-ce qu'il m'avait pris ?! Les filles étaient sans doute en train de jaser et les garçons de rire haut et fort à leurs méchancetés. Aïe… Et ce garçon que j'avais bousculé, et dont je n'avais même pas vu le visage… Pour m'excuser, cela allait être plus difficile que prévu. Qu'est-ce qui m'avait pris… Cette Garden Party était un véritable désastre, révélatrice de mon incompatibilité définitive avec la "norme".
Je m'assis au pied de l'arbre, dans ce moment de faiblesse. Qu'est-ce qu'aurait dit mon père en me voyant ainsi ? Il aurait été déçu, sans aucun doute. Oui, mais il ne m'aurait jamais obligé à faire toute cette mascarade !
Le buisson à côté de moi émit des bruissements suspects. Je me relevai pour l'inspecter. Mais bien sûr ! Le terrier du lapin devait être là ! Je plissai les yeux pour tenter de voir quelque chose mais l'arbuste était trop touffu. Les pieds enfoncés dedans, j'avançais à l'aveuglette. Cela commençait à m'agacer. Mais où se trouvait ce stupide lapin ?! J'entendis un craquement dans les bois. Je me retournai vers l'origine du bruit. Il y avait quelqu'un non loin. Je fis un pas en arrière, et tomba dans le trou.
