« Ana… »

Je vois du bleu. Du bleu de ciel, ou du bleu de glace, je ne sais pas… Mais je connais cette couleur, et je crois que bizarrement, je l'aime bien. Je l'affectionne.

… sans commentaire.

Je me rends compte que je cligne des yeux. Autant essayer de bouger alors, parce que ce n'est pas que je n'aime pas le calme, mais on m'a toujours répété qu'il est la meilleure dissimulation du danger.

« Anastasiya… »

Mon nom. Mon nom qui résonne. Et si je ne veux pas ? Je ne l'aime pas beaucoup, ce nom. Il traîne trop de souvenirs douloureux. Et voilà que je me crispe, comme à chaque fois.

A chaque fois. A chaque fois que je me réveille. En pleurant.

« Ana ! Ouvre les yeux ! »

Ah, tout s'explique. Ce bleu qui s'est placé au-dessus de moi, c'est synonyme de Leka qui se prend pour un réveil. Si j'étais mal élevée, je la jetterais par terre. Malheureusement, je ne peux que lui lancer un regard de bovin – le réveil, quel délice !

Mais comme tous les matins, elle a l'air inquiet. Merlin. Mes larmes, ces traîtresses. Je les essuie du revers de la main, alors qu'elle se relève, de nouveau impassible. Que j'aime la délicatesse que notre éducation nous a inculquée ! Enfin, le je-m'en-foutisme, devrai-je dire – mais si je suis pessimiste dès le matin, je ne tiendrai pas la journée.

Alors qu'Aleksandra sort de ma chambre sans un mot, je réalise qu'il n'est que huit heures du matin, et que si ma sœur d'habitude encore plus paresseuse que moi a fait l'effort de se réveiller, le jour doit être important. Qu'ai-je oublié ? Un déjeuner chez l'Ambassadeur ? Une réunion politique de mon père à laquelle nous nous devons d'assister ? Un brunch organisé par de la famille éloignée, sans doute les Malefoy ? Un match de Quidditch, peut-être. A cette idée, je sens mes lèvres s'incurver : le Quidditch est mon sport préféré - même si on ne m'enlèvera pas de l'idée que c'est aussi le seul pratiqué parmi nous, les sorciers. Mais mon visage reprend très vite son masque d'impassibilité, tout simplement parce que si un match était prévu, ma mémoire ne m'aurait pas abandonnée.

Prévoyante, je décide de me lever avant de me rendormir, chose bien plus tentante qu'il n'y parait. Et je me dis avec reconnaissance que si je suis capable d'y résister, c'est grâce à l'éducation que Mère nous a accordée, tout en douceur et en grandeur. Et comme tous les matins, je laisse exactement une minute à mes pensées pour dériver vers celle pour qui je pleure chaque nuit. Ma Mama, en russe.

« Anaaaaaa ! retentissent deux voix, me faisant sursauter.

Ah, Leka est de retour, et avec de la compagnie, cette fois. Esfir, sa jumelle, aussi appelée Es', qui profite du bruit pour se glisser à mon côté, devant le miroir qui orne le mur droit de ma chambre.

- Bonjour très chère, me chuchote-t-elle.

Alors que je lui accorde un sourire et que Leka fouille dans mes produits de maquillage, je prends le temps de les détailler. Es', d'habitude si sereine, fait briller ses yeux vairons d'un éclat d'impatience, et a coiffé ses cheveux blonds très clairs. Son regard se pose sur sa jumelle, qui elle arbore des cheveux aussi noirs que les miens. C'est la seule différence physique entre les jumelles, avec leurs yeux : ceux d'Aleksandra sont d'un bleu très clair, qu'elle aime à dire glacé, alors que seul l'un de ceux d'Esfir arbore cette couleur. Son autre œil est d'un vert étrange, qui s'accorde à celui de mon regard.

C'est pour cette raison que l'on m'a souvent dit que j'étais une espèce d'assemblage des jumelles –alors que je suis leur aînée. J'ai moi-même des cheveux d'un noir très… noir, il n'y a malheureusement pas d'autre mot. Parfaitement lisses, fins et m'arrivant au milieu du dos, ils sont coupés au niveau de mon visage pour me faire une frange, et cachent mes sourcils. Souvent mes yeux, aussi. Ce qui est parfaitement mon intention. En effet, malgré le fait que j'ai été élevée dans l'idée que je suis supérieure à tous ceux qui croisent ma route, je trouve depuis que j'ai l'âge de me regarder dans un miroir que mes yeux ne sont pas beaux. Ils sont d'un vert bouteille qui se remarque tout de suite. Un peu trop, si vous voulez mon avis.

Mais ma fierté d'aristocrate Russe et Sang-Pur est censée m'empêcher d'en faire une obsession. Alors comme à chaque fois, je me secoue et me concentre à nouveau sur mes sœurs. Elles aussi portent des franges – c'est une tradition familiale.

« Niko est-il réveillé ? je leur demande.

- Père a demandé à lui parler il y a dix minutes, répond Leka, et d'un regard elle marque sa désapprobation.

Ce qu'il faut savoir, c'est qu'Es', Leka, Niko notre petit frère de onze ans et moi, on est comme les doigts de la main. Toujours ensemble – ou autant qu'on le peut. Tout simplement parce que l'on a beaucoup voyagé : je suis née à Moscou, et le reste de la fratrie à St Petersburg. Nous y avons habité jusqu'à mes douze ans – ma première année en Ecole de Magie s'est faite à Durmstrang, avec son lot de fourrures, de feux de cheminée et de magie noire. Nous avons ensuite déménagé à Paris, ce qui était bien plus à mon goût. Sans doute manquait-il à la France les froideurs hivernales de la Russie, mais Beauxbâtons, avec son grand château, son lac et son atmosphère luxueuse, me plaisait. Et surtout, je voyais mes sœurs chaque jour.

Et soudain, cela me revient. Je dois faire une tête bizarre, parce que les jumelles me regardent avec de grands yeux – il n'y a qu'entre nous que nous laissons nos émotions se voir – et je crie :

- Poudlard !

C'est pas vrai ! Comment cela a-t-il pu sortir de ma tête ! Je vois à l'air railleur de Leka qu'elle a tout à fait conscience qu'en ce moment même, un chapelet d'injures défile dans mes pensées. Mais quand même ! Aujourd'hui est la rentrée à Poudlard, par Merlin ! Le premier jour de la première année de Niko ! Et le premier jour de ma dernière année, par la même occasion…

- Par Merlin… je soupire en me passant une main sur le visage.

- On ne jure pas, me répond automatiquement Es'. Leka éclate de rire, moqueuse. Esfir a la manie de répéter les leçons qu'on lui a apprises.

Je récupère mes affaires en quatrième vitesse avant de me précipiter dans ma salle-de-bains. Le temps de fermer la porte, j'entends Esfir dire tranquillement :

- Dix noises qu'elle trébuche avant d'atteindre la baignoire.

- Tenu, s'exclame Leka, et j'imagine parfaitement le sourire sournois qui flotte sur ses lèvres. Mais je parie que c'est après qu'elle tombera.

J'esquisse un rictus. Qu'est-ce que j'y peux si mes jambes sont trop longues ?! Je les emmêle dès que je suis fatiguée, c'est « absolument jouissif » de me voir me ruiner les genoux d'après Aleksandra.

Mais une vingtaine de minutes plus tard, alors que Nata, l'une de nos Elfes de maison, me tend le robe noire que je n'ai pas choisie, je note avec arrogance que non, je ne suis pas tombée. Je suis trop fière. C'est invivable, je suis la première à le dire, et pourtant, je suis physiquement incapable de faire preuve d'humilité devant quelqu'un d'autre que les membres de ma famille.

Très pratique, quand on rencontre le Premier Ministre Britannique.

C'est sur cette pensée que je retourne dans ma chambre, où les filles ne sont plus – d'après ce que j'entends, elles se disputent la même jupe d'uniforme dans le couloir. Notez l'ironie de la situation. Mais je me décide à les imiter, et remplis la valise qui est apparue au pied de mon lit. Le plus vite possible. C'est le défi, tous les ans : réussir à faire entrer ce que l'on veut (donc ce dont on a besoin) dans nos valises avant que les Elfes ne le découvrent. Car enfin, je ne vois pas ce qu'il y a d'irréel et d'inconsidéré dans le fait d'emmener notre collection de potions et de pétards faits maison ! Ils sont spécialement prévus pour les mauvaises blagues, autant les utiliser. Mais non, les jumelles et moi ne sommes pas vicieuses, je ne vois pas du tout de quoi vous parlez.

Je jette les derniers livres de ma table de nuit à l'aide de ma baguette dans ma valise – « Comment élever son Pégase ? », « La photographie magique, ou D'un métier en pleine expansion », et « Le Phénix et les Pitiponks », excellent roman policier, quand on toque à la porte de la chambre.

- Entre, Niko, je lance.

Lorsque je me retourne, il est là, et je sens une vague de tendresse m'envahir. C'est notre trésor, ce garçon. Des cheveux bruns, des yeux bleus, bien plus chauds que ceux des jumelles. Et bien plus intuitifs.

- Alors, que te voulait Père ? je demande d'un ton qui se veut détaché. Mais je sais qu'il ne s'y laisse pas prendre, et qu'il se demande pourquoi depuis peu, je me renferme dès qu'on évoque l'autorité parentale.

- Que je le rende fier. Il précise après un temps d'arrêt : Tu savais, toi, pour les Maisons de Poudlard ? Notre devoir est d'aller à Serpentard.

Evidemment, que je le savais. Je me suis renseignée, quand j'ai appris que nous déménagions encore une fois. Mais je ne peux m'empêcher d'être en colère : Père a gâché la surprise pour Nikolaï. Ce n'est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière ; mais la première rentrée est quelque chose de spécial. Il n'avait pas le droit de s'immiscer dans celle de Niko.

- Ce n'est pas grave, tu sais, me dit d'ailleurs celui-ci. Je l'aurais appris à un moment ou à un autre.

Je souris. Il devinera toujours tout !

- Ce n'est pas une raison, tu sais, je réponds. Cela t'aurait plu.

- Et cela me plaira, Ana. Mais ce n'est pas pour ça que je suis venu. Il est dix heures, Père veut nous voir une dernière fois avant que les Elfes ne nous fassent transplaner.

Il est si sérieux, il me fait rire à chaque fois ! Es' a dit une fois que Niko est déjà adulte, et elle a raison, comme d'habitude ; nous avons tous les quatre trop vécu pour être encore des enfants. Malheureusement.

Avec un sort de collage de mon cru (on ne sait jamais, je ne les connais pas ces Poudlardiens), je verrouille ma valise alors que Niko va chercher les jumelles. C'est ensemble que nous descendons, moi la première. Je ne sais pas pourquoi notre père veut nous voir, mais depuis peu j'ai commencé à détester la peur qui se glisse en moi lorsque mes frères et sœurs sont dans la même pièce que lui.

- Bonjour, mes enfants, dit-il alors que nous entrons dans le salon. Il s'est installé dans son fauteuil de cuir noir.

La décoration, autour de nous, est étouffante. Du vert, des serpents d'argent, des blasons, des tableaux. Très moyen, dans l'ensemble, avais-je souligné avec ironie lorsque nous étions arrivés à Londres au début de l'été. J'avais écopé d'un sort dans le mollet gauche. C'est un endroit plus pratique à atteindre que le ventre, voyez-vous. Dans ces moments là, je me dis qu'au moins, le reste de la fratrie est protégée.

- Si je nous ai réunis avant votre départ, c'est pour vous rappeler que vous êtes mes héritiers, et ceux de la famille Dalitzyn, noble descendance du Sang-Pur et Empereur Gengis Khan et des Tsars de la Grande Russie. Rendez-moi fiers.

Esfir, à ma droite, me coule un regard. C'est à moi, en tant qu'aînée, de répondre.

- Nous serons toujours fiers ! Je m'exclame en m'inclinant.

Un fin sourire étire les lèvres de Père. Bien, au moins l'un de nous est satisfait. Il est vrai que je ne risquais pas grand-chose en citant la devise de la famille, mais bon. Bouger un doigt est un risque, avec lui.

Esfir, Aleksandra et Nikolaï s'inclinent alors. Avec un signe de tête, Père sort alors du salon, et quatre Elfes apparaissent. Très bien. Le temps d'avoir la sensation de passer dans un tube particulièrement serré plus tard, nous sommes devant un mur. Celui qui s'ouvre sur le quai 9 ¾, je parie. Et dans une gare moldue. Je comprends pourquoi Père ne nous a pas accompagnés : cela l'aurait dégradé de ne serait-ce que fréquenter un endroit empli de Moldus.

Ce qui ne change pas de d'habitude, mais qui me pousse à me demander alors : pourquoi avoir choisi Poudlard ? L'endroit est peuplé de Nés-Moldus et de Sang-Mêlés. Je sais que je m'inquiète sans doute pour rien, et que cela doit être une raison politique qui a poussé Père à venir en Angleterre, mais quand même. Je ne peux me défaire d'un sentiment d'incertitude.

Car en effet, à partir du moment où vous découvrez que votre père a assassiné votre mère, vous vous surprenez à considérer les liens familiaux avec un tout nouveau scepticisme.