Frankenstein se débattait dans le néant, les yeux fermés, le front en sueur. La Dark Spear hurlait dans son esprit comme un millier de démons, criant malédictions et menaces. Mais il n'avait pas peur. La seule chose qui le terrifiait en ce moment était le sentiment de vide et de solitude qui se creusait de plus en plus profondément dans son cœur. Jamais, même dans ses pires cauchemars, il ne s'était senti si mal et si déchiré.

Mon Maître. Mon Seigneur et mon seul repère... Je l'ai perdu.

Des souvenirs réapparaissaient dans sa mémoire en points lumineux avant de disparaître, avalés par les ténèbres de son propre esprit. Les yeux calmes et sereins de Raizel. Le demi-sourire qui traversait parfois ses lèvres. Cette gentillesse, cette abnégation si extraordinaire qu'il n'avait jamais retrouvée ailleurs, que ce soit chez les humains ou les nobles...

Il a sauvé ma vie. Il a sauvé ma vie au moment où tous voulaient ma mort, que je méritais d'ailleurs, pour l'avoir blessé, lui.

Frankenstein voulait crier, hurler, mais sa gorge était en feu. Il n'arrivait pas à sortir du sommeil cauchemardesque.

Je veux me réveiller. Juste me réveiller et partir à sa recherche... S'il n'est pas déjà mort...

Raizel ne pouvait pas être mort. Il s'interdit d'avoir cette pensée, cela ne se pouvait pas, il ne l'aurait pas abandonné comme cela alors que son seul souhait avait été de rester à ses côtés.

S'il est mort, alors je veux mourir aussi. Tuez-moi que cette souffrance s'achève.

La voix lancinante de la Dark Spear dans sa tête cessa un instant. Puis elle reprit et s'amplifia en un ricanement qui fit frémir Frankenstein. Un gémissement s'échappa de ses lèvres et son corps tout entier se crispa entre les draps du lit alors que la douleur familière se faisait ressentir.

Vraiment, nous pensions que tu le demanderais jamais. Tu étais plus entêté que les autres, Frankenstein, mais les sentiments sont ta faiblesse. Nous allons mettre fin à tes souffrances si c'est ce que tu veux...

Le douloureux sentiment d'écrasement dans tout son corps s'intensifia encore. Son arme maléfique était en train de le dévorer vivant... Mais était-ce vraiment vivre que de vivre sans la personne qui nous est la plus chère? Il ne lutta pas et dans un soupir de résignation, il laissa la Dark Spear le posséder lentement. Il avait su dès l'instant où il avait choisi de dominer l'arme que son destin était de finir consumé par elle, cependant, jamais il n'aurait pensé que ce serait à cause du chagrin d'avoir perdu quelqu'un.

Je suis désolé, Maître. Je ne peux plus... Je ne peux pas vivre sans vous.

Il sentit son esprit s'engourdir de plus en plus, s'éloignant de la réalité. Il s'apprêtait à se laisser sombrer dans l'abîme quand deux bras forts l'attrapèrent brutalement.

-Frankenstein, réveilles-toi!

-Huh?

Sa propre voix lui semblait si faible, et celle qui l'avait interpellé si lointaine. Mais la forte prise des mains qui enserraient ses bras était bien réelle. C'était dangereux. L'aura de la Dark Spear pouvait blesser la personne qui le tenait et il ne pouvait pas ignorer cela.

-Reviens à toi, tu ne peux pas finir comme cela...

La voix semblait plus distincte à présent. Et familière. Maître? pensa-t-il avec espoir, mais cette espérance s'effondra aussi vite qu'elle était venue quand il se rendit compte qu'il ne recevait aucune réponse à travers le lien mental. Il remua, tentant de se dégager de l'emprise de l'inconnu importun, qui en plus risquait de se faire du mal en l'approchant alors qu'il était sous la domination de la Dark Spear.

Pourtant, même la douleur en écho de l'arme maléfique semblait se retirer peu à peu. Le contact de ces mains et de ces bras l'ancrait dans la réalité et son corps se battait par instinct, s'accrochant à la vie. Frankenstein se décida finalement à ouvrir les paupières lentement. Il rencontra deux yeux rougeoyants et inquiets. Comme les yeux du Maître, songea-t-il, une tristesse poignante lui serrant le cœur. Une humidité étrange, qu'il n'avait pas ressentie depuis des années, commençait à brouiller sa vue et il détourna la tête avec honte. Quelle que soit la personne qui assistait à cela, c'était mortifiant et certainement inhabituel pour lui de paraître aussi vulnérable.

Une fois calmé, il se redressa légèrement dans le lit et regarda autour de lui. Il reconnut immédiatement qui lui faisait face avec un mélange de soulagement et d'horreur, et referma les yeux quelques instants pour encaisser le coup que sa fierté venait de prendre.

Ragar Kertia se tenait debout à une certaine distance du lit, la tête respectueusement baissée. Frankenstein lui était reconnaissant d'éviter de le regarder directement pendant qu'il était dans un pareil état, mais la situation n'en était qu'un peu moins humiliante.

Au bout d'un certain moment, la voix calme du chef de famille s'adressa à lui, sans la moindre nuance de reproche ou de moquerie.

-Que s'est-il passé? Était-ce volontaire?

-Je...

Une vive douleur à la tête l'interrompit et il retomba sur son oreiller en haletant.

-C'est bon, ne répond pas. C'était une question inutile.

-Pourquoi... es-tu... ici?

Ragar leva un sourcil et expliqua tranquillement:

-Gejutel et moi étions venus pour voir si tu allais bien, sur ordre du Lord. C'est-à-dire... Gejutel a suivi l'ordre et je suis venu de ma propre initiative. J'ai supposé que tu préférerais encore ma présence à la sienne dans une telle situation et je l'ai renvoyé au manoir.

-Sage décision. Il m'aurait probablement rendu fou avec ses commentaires. Ah, non mais de quoi je parle. Je suis déjà fou, ha, ha... ha, ha, ha...

Frankenstein fut secoué par un rire silencieux, qui devint de plus en plus incontrôlable, jusqu'à quasiment atteindre l'hystérie. Ragar le regardait silencieusement, la compassion et l'impuissance brillant dans ses yeux rouges. Ce sentiment s'accrut encore en voyant la douleur revenir crisper son visage. Frankenstein se tut et referma les yeux, le souffle rauque et précipité.

-Pourquoi ça fait aussi mal?

La voix tremblante de l'humain était plus difficile à entendre que n'importe quoi d'autre. Le noble frémit et s'approcha précautionneusement du lit, détaillant son visage pâle aux traits tirés. Des traces d'humidité subsistaient encore sur ses joues amaigries mais la lueur de combativité qui allumait toujours les yeux de Frankenstein était encore présente. Ragar retira la cagoule qui cachait le bas de son visage d'un geste lent, chose qu'il faisait très rarement, et dit doucement:

-C'est normal pour toi de souffrir en ce moment.

-Oh, s'il te plaît, ne me ressort pas ce stéréotype selon lequel les humains ressentiraient plus fortement les émotions que les nobles...

-Ce n'est pas rapport au fait que tu es humain, mais à cause de ta personnalité.

Frankenstein lui lança un regard de biais incrédule.

-Je veux bien croire que ma personnalité explique bien des choses sur mon comportement, mais delà à affirmer que même cela y est lié...

-Tu ressens et transmets les émotions avec une intensité hors du commun, j'ai pu l'observer durant nos entraînements. Tu te sers de cela pour te défendre, pour atteindre tes objectifs. Cependant, lors d'une situation comme celle-ci où tu éprouves de la tristesse et de la perte, cette capacité peut devenir une... une...

-Une faiblesse. N'aie pas peur du mot, se moqua-t-il. La Dark Spear m'a dit la même chose, c'est sympa...

-Je ne voulais pas...

-Non, ça va, le coupa-t-il. Pardonne-moi. J'ai les nerfs à vif ces temps-ci... Plus pour très longtemps, probablement.

Outre le fait qu'entendre des excuses dans la bouche de Frankenstein était déstabilisant, la dernière phrase était inquiétante et Ragar prit un air encore plus grave.

-Je sais que tu traverses un dur moment, mais tu dois continuer de croire en lui. Il n'est pas parti pour toujours, j'en suis convaincu, et il aura besoin de toi à son retour. Tu ne peux pas lâcher prise maintenant, Frankenstein, ce n'est pas ce qu'il voudrait. Et ta famille non plus.

-Je n'en ai plus.

-Tes amis tiennent certainement encore à toi.

-Ragar, dit-il sèchement, qu'est-ce que tu imagines? Que je suis débarqué comme ça à Lukedonia, un matin, par pur plaisir, pour l'agrément du voyage?

Comme il voulut répondre, Frankenstein le devança en poursuivant sur sa lancée:

-Les humains sont cruels. Tu n'en sais rien. Pas question de commencer à raconter ma vie, mais leur hostilité m'a contraint à m'exiler ici. Je n'ai pas d'amis...

-Alors, moi, qui suis-je pour toi?

La question le prit de court. Il resta sans voix, essayant d'analyser ce que Ragar venait de dire et ce que cela signifiait. Après quelques instants de silence, il répondit avec incertitude:

-Tu es... une connaissance? Mon partenaire de combat?

-Alors, dit Ragar en penchant légèrement la tête de côté, tu crois que je suis présentement ici, dans cette pièce, seulement en tant que partenaire de combat?

Frankenstein entre ouvrit les lèvres pour répondre mais les mots ne vinrent pas. Il détestait se sentir aussi incertain et hésitant, spécialement devant quelqu'un d'autre, mais d'une certaine façon, c'était moins embarrassant avec Ragar. Il sentait que le noble ne cherchait pas à le juger ni à le critiquer comme tant de ses confrères l'avaient fait auparavant. Il se rappela qu'il l'avait défendu face aux accusations d'Urokai, intercédé en sa faveur auprès des autres nobles... Il n'avait certainement pas fait tout cela seulement en tant que partenaire de combat.

Alors, Frankenstein donna la réponse la plus sincère que son esprit troublé pouvait fournir à ce moment-là.

-Je ne crois pas, non. Je pense que... tu apprécies ma compagnie plus que les autres.

-C'est déjà un début.

Un bref sourire erra sur le visage du chef de la famille Kertia et Frankenstein se surprit à le lui rendre. Il lui semblait que beaucoup de choses s'étaient éclaircies et que son désespoir était moins profond qu'avant. L'inquiétude de Ragar s'atténua en voyant les épaules de l'humain se détendre visiblement. Il commença à réfléchir à la façon dont il allait s'y prendre pour annoncer la nouvelle qu'il devait lui communiquer.

Il se prépara mentalement à recevoir l'incompréhension, peut-être la désapprobation de l'humain, et se lança.

-J'ai quelque chose d'important à te dire. Le Lord désire entrer en sommeil éternel dans les décennies qui vont suivre. Et, comme le veut la tradition, les chefs de famille devront l'accompagner.

Le regard bleu de Frankenstein s'illumina successivement de confusion, de compréhension, de révolte et pour finir de résignation. Il secoua la tête, l'air choqué, et dit avec calme:

-Très bien. Je suppose que les nobles ont une façon de voir la vie différente des humains. Je respecte ta décision bien que je ne comprenne pas ce qui la motive.

-C'est simple, pourtant. N'étais-tu pas prêt à mourir avec ton maître?

-...

-Écoute. Je ne veux pas quitter ce monde sans avoir la certitude que mon ami est en sécurité et prend soin de lui, tu comprends?

Frankenstein serra les dents et hocha la tête, incapable de dire un mot sans que l'émotion ne l'étouffe. Ragar lui pressa le bras doucement et se releva.

-Je vais te faire du thé.

Il n'y avait pas vraiment autre chose à dire de toute façon et il acquiesça en silence. Ragar savait très bien qu'il n'allait pas formuler de remerciements mais la reconnaissance qui brillait dans ses yeux était bien suffisante. Le noble alla préparer une tasse de thé chaud, regardant les feuilles et les épices infuser lentement dans la théière. Le liquide prenait une teinte orangée et il le versa dans une tasse de porcelaine, son regard perplexe s'attardant sur la carafe de sucre. Frankenstein avait l'habitude d'en ajouter six cuillerées au thé de son maître. Il fit donc la même chose et apporta la boisson fumante à son ami, remarquant au passage que ses doigts tremblaient légèrement en prenant l'anse de la tasse.

La grimace de Frankenstein en goûtant le thé l'inquiéta. S'était-il trompé dans la préparation?

-Ragar... Combien de cuillerées de thé as-tu versé, exactement?

-Six, comme Raizel-nim l'aime...

Un rire, sain et sincère cette fois, échappa à l'humain et il bu une autre gorgée.

-Ha ha, bien sûr. C'est parfait comme cela.

Ragar sourit avec quiétude. Frankenstein avala le reste de la tasse et la posa sur la table de chevet, l'air soudainement pensif, son regard errant du côté de la fenêtre. Le chef de famille respecta son recueillement et resta parfaitement immobile jusqu'à ce qu'il dise dans un souffle:

-Je vais quitter Lukedonia.

-Je m'y attendais.

-Je ne veux pas t'inquiéter ou te faire douter de tes camarades, mais... j'ai l'impression que certains chefs de famille ne sont pas étrangers à la disparition de mon maître.

-Je savais cela aussi.

Le soleil de fin d'après-midi filtrait par la fenêtre ouverte, éclairant le visage pâle de Ragar Kertia.

-Je te souhaites bonne route, mon ami, dit-il avec un signe de tête léger. Et, aussi... malgré tout, j'espère te revoir un jour.

Frankenstein acquiesça et répondit en plongeant ses yeux dans ceux du noble:

-Je l'espère aussi.

Le chef de famille sourit de nouveau, remit sa cagoule et quitta la pièce, ses pas résonnant encore longtemps sur le parquet de bois. Frankenstein sentit un léger frisson de nostalgie remuer son cœur. Il se leva de son lit, pour la première fois en deux jours, ces deux atroces journées et nuits où il avait eu l'impression de mourir de souffrance. Il alla à la fenêtre, le vent fouettant ses cheveux blonds, caressant doucement son visage épuisé.

La silhouette de son seul ami s'éloignait sur le chemin de terre. Il le vit se retourner une dernière fois et lui faire un signe de la main auquel il répondit.

Et après, Frankenstein resta complètement seul dans le manoir vide, à la place où son maître aurait dû être.

Cette fois, il en avait fini avec l'attente et le chagrin. Il était temps pour lui de partir à la recherche de Raizel.


À suivre...


Note de l'auteure: Je voulais absolument écrire cela. C'était censé être un one-shot mais bah, j'étais inspirée alors j'ai continué XD J'aime vraiment ce thème. On parle toujours de la relation d'amitié unique entre Rai et Muzaka, mais très peu de celle qu'il y eut entre Frankenstein et Ragar (bon, Ragar est mort et fait partie du passé, alors ça n'aide pas, mais tout de même). Si vous avez apprécié, donnez-moi un avis, vous n'avez pas idée à quel point ça me fait plaisir de participer au fandom Noblesse et de savoir que les gens lisent et aiment^^