Paradisiaque - I, Les Soirs Perdus.

Il n'y a que deux enfants serrées l'une contre l'autre, le vent qui leur caresse le visage, et le souvenir des absents qui résonne dans la Tour vide.

Tout à Hiro Mashima. Concours de mots de 20 minutes avec Bymeha, Iris et Adelheid(point)Pride.


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LES SOIRS PERDUS

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« La solitude appelle la multitude. »

de Serge Bonnet et Bernard Gouley, Les Ermites

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La surface de la Tour, mouvante comme l'ombre des dunes de sable sous lesquelles avait grandi Milliana, semblait se plisser sous l'impact des doux rayons de lune. Là haut, dans l'éther d'obsidienne, suspendu comme un improbable ballon perdu par un enfant imprudent, l'astre semblait lui lancer un sourire doux.

Comme le faisait sa mère, chez elle. Avant.

Les yeux d'ocre de Milliana suivirent un instant la courbure des nuages, avant de se poser sur le vide, sous elle.

La Tour étirait sa longueur impressionnante, sous ses pieds, qui, instables, se balançaient au rythme du vent qui caressait ses boucles brunes courtes – ces mêmes boucles brunes qui autrefois faisaient sa fierté et qu'on avait coupé à son arrivée à la Tour, prétextant qu'elles l'handicaperaient. Assise sur un rebord de l'un des étages supérieurs où dormaient les enfants, la petite fille fixait d'un air mélancolique le mouvement du ciel, qui transformait la monotonie d'un fond sombre et nuageux en une épique aventure de la lune.

Un sanglot vint rompre le silence quand, épuisée, Milliana fondit en larmes. D'un seul coup, elle perdit le faible contrôle qu'elle avait su maintenir sur ses émotions à fleur de peau et son corps trop douloureux pour qu'elle puisse y réussir totalement. Ses petits reniflements se répercutèrent, comme un glas dans les creux de l'armature complexe de la Tour, et, tremblante, l'enfant tenta de calmer ses pleurs, effrayée par l'idée que quelqu'un puisse l'entendre.

Recroquevillée sur elle-même, elle s'apprêta à fermer les yeux sous l'impact d'un coup fatal quand une silhouette se détacha de la clarté opalescente de la Tour.

Il y eut un soupir.

Reconnaissable entre mille – chaque enfant, ici, avait ses propres soupirs. Celui là était las, et pourtant plein de courage que sa propriétaire enfonçait au fond de son cœur pour avoir l'occasion de l'en sortir à la bonne occasion. Une sonorité brève mais apaisante, que Milliana connaissait pour l'avoir à diverses reprises entendu.

Un soupir presque mélodique, empli de musicalité décalée dans un pareil lieu.

C'était le soupir d'Erza.

Milliana se détendit, et s'écarta pour laisser à son amie un place à son côté, sur l'encolure inégale de la Tour, duquel chaque souffle de vent impérieux menaçait la déloger. Devant elle, les nuages gonflaient le ciel d'obscurité sous l'appel lancinant de la nuit, grandissant chaque seconde en un mouvement de balancier qui auraient pu faire tomber la petite fille dans le sommeil si son épuisement n'était pas du à la solitude. Dans l'éther d'ébène, le halo brillant de la lune parfaite illuminait les contours flous de leur réalité d'une lueur irréelle.

Erza s'installa silencieusement, de la manière de glisser sur une ombre qu'elle avait toujours, et, quelques instants durant, plongea son regard dans le ciel, caressant de ces yeux d'anthracites qui inspiraient à Milliana tant de respect la surface plane et lumineuse de la lune qui semblait la défier de la toucher.

Les étoiles, merveilleusement claires et visible malgré les nuages d'orage qui déferlaient, scintillaient comme si c'était le dernier jour de leur existence, et, si hautes dans le ciel qu'elle leurs paraissaient irréelles, simples décorations illusoires sur une peinture noire, éclairaient les fillettes d'un halo doré.

Doucement, sans qu'elles ne s'en aperçoivent, le silence s'installa sans que l'une d'elles ne souhaite le briser.

A la Tour, un silence détendu et simple, dépouillé de toute menace, comme un intermède dans leur vie de servitude, était rare. Il y avait les silences douloureux pendant lesquels chacun pansait les blessures de son âme en silence, les silences mortels, les silences de deuil quand un ami s'éteignait, les silences de haine quand on souffrait, les silences de plomb quand leur monde réduit s'endormait.

Le reste du temps n'était que le bruit sourd et continu, qu'ils finissaient par ne plus entendre, des cadavres qui s'accrochaient l'un contre l'autre quand on les descendait vers l'incinérateur, les cris de douleur pour lesquels ils n'avaient plus aucune pitié, et le claquement dur et amère des fouets qui leur sommaient d'avancer plus vite.

Mais il n'y avait que trop rarement instant dépourvu de toute forme d'agressivité, en lequel on pouvait se fondre comme dans un nuage blanc, dans ces moments où ils traversaient de part en part le ciel et paraissaient si doux, pour quitter l'espace d'une seconde la vie de la Tour. Ces silences là étaient des moments rares et précieux que tous savaient savourer à leur juste valeur. Surtout Milliana. Et surtout, plus certainement qu'eux tous réunis, surtout Erza.

La voix, presque calme, derrière laquelle pointait l'angoisse, s'éleva dans le vide calme et presque surréaliste de la nuit, elle résonna longtemps comme un glas, se répercutant contre la forme aérienne de la Tour.

« Tu crois qu'ils sont morts ? »

Erza tourna la tête avec hésitation vers Milliana, dans le ton de laquelle transparaissait une incroyable mélancolie – le regret tacite et inexprimé de ne pas être morte ce jour là aussi, parce que la petite brune savait parfaitement ce que son amie allait répondre.

La rousse ne demanda pas de qui parlait la petite fille. Elle savait. Il n'y avait qu'un groupe de personne que Milliana regrettait, et dont l'absence courbait jour après jour un peu plus l'ourlet de ses lèvres, et éteignait dans ses yeux la flamme de la vie plus sûrement que les mauvais traitements de la Tour.

Les deux enfants, dans la vaine tentative de se rapprocher l'une de l'autres pour se protéger du froid glacial, étaient si proches qu'une mèche de l'iridescente des cheveux de la rousse caressa délicatement le contour de la mâchoire de son amie.

Erza lâcha sa réponse à son amie, tremblante et recroquevillée contre un pan de mur brillant dans la nuit tel un phare, comme elle l'aurait fait avec une bombe.

« Oui. »

Milliana tressauta, alors que le vent souleva à nouveau le spectre d'une mèche de cheveux. Une larme de glace, figée à travers le temps pour toujours, comme l'ultime deuil de ceux qui avaient été sa famille, traversa sa joue et vint s'échapper de son visage, pour atterrir, ce qui lui semblait des kilomètres en dessous d'elle, sur le sol libre.

Force était de le reconnaitre. Erza avait raison.

Erza était dure, cassante, anguleuse, désabusée, sans aucun tact, et grossière dans ses paroles faites pour la blesser et lui faire reconnaitre la vérité. Mais Erza avait raison. Erza aurait toujours raison, tant qu'elle serait dans cet endroit.

Parce que dans la Tour, il n'y avait pas d'endroit sécurisé où l'assurance de pouvoir dire ce qu'on avait sur le cœur existait. Dans la Tour, il fallait toujours dire ce que l'on pensait, de peur de le regretter au moment où on mourrait sous les coups. Dans la Tour, les cadavres gardaient leurs secrets pour toujours.

« Ils sont mort », continua la rousse.

Le silence s'écarta entre elle à nouveau. Cette fois, il était désagréable et plein de non-dits. Erza sentait, à côté d'elle monter la tension en la petite Milliana. Sur ses épaules, ses boucles de caramel sautillaient à mesure de ses sanglots silencieux, qu'accompagnait le crissement de ses petites mains sur ses genoux cagneux.

Elle vit une larme dégringoler de la joue brune comme d'un précipice, pour s'enfoncer dans les ténèbres de la nuit, vers la mer sous elles. La petite fille ne fit pas un geste pour aider son amie. Comme elle, et comme tous les enfants qui étaient arrivés avant toutes deux à la Tour du Paradis, Milliana devait faire son deuil seule.

Et rapidement. Sous couvert de la mort.

Mais, d'un coup, elle sentit que la petite brunette, trop fragile sous ses cheveux fins, n'y parviendrait pas. Dans un élan de réalisme, elle aperçu cette même enfant tremblante, quelque jours plus tard, être battue à mort par les gardiens de la Tour sans même songer à se détendre. La petite Erza releva la tête vers celle qu'elle pouvait désormais appeler son amie.

« Mais on est là, nous », fit la rousse.

Un sourire doux se posa comme un papillon sur les lèvres de Milliana, à travers ses larmes de plus en plus rapides. Erza l'observa un instant, et le reflet de sa voisine ourla le halo rosé de sa petite bouche d'enfant. La petite brune souleva la main, hésitante, avant de la poser sur celle de son amie.

Oui. Ils étaient là, eux.

Tant qu'il y aurait le rappel lancinant des blessures et le rougeoiement mortel des lames couvertes de sang frais, tout serait gravé dans sa mémoire. Le poids des morts et la goût acide des plaies. La blancheur cadavérique de ceux, qui, malades ou trop affaiblis, se savaient condamnés. Tout resterait gravé dans son cœur en lettres de sang.

Mais eux, ils étaient là.

Milliana se cesserait jamais le combat contre la mort et l'oubli des siens – ce combat impalpable et dont personne n'avait conscience sinon eux. Erza non plus. Les autres non plus. Alors que ses pleurs ne cessaient pas, la petite Milliana, enfant qui avait tout perdu, se tourna vers la rousse qui lui tendait les doigts.

Elle serra la main d'Erza. Fort. Et longtemps.


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