Monsieur, ils sont là. L'homme en noir, grand et mince, se tenait respectueusement à la porte de la cabine. Assis devant son bureau, Lord Cutler Beckett leva à peine la tête vers son fidèle assistant.

- Bien Mercer, bien. Faîtes appeler Jones. Il replongea immédiatement son nez dans les papiers qu'il était en train d'étudier.

L'homme hocha brièvement la tête et sortit. Une grande effervescence régnait sur le pont de L'Endeavour ; à quelques encablures du bateau amiral de la marine royale, un immense trois-mâts avait surgit des flots et se tenait à présent bord à bord avec lui. De longs cordages avaient été tendus entre les deux navires pour les maintenir à couple. Bien qu'habitués à la vue de l'équipage du Vaisseau Fantôme, les marins avaient bien de la peine à empêcher leurs mains de trembler tandis qu'ils nouaient les amarres. Quelques instants plus tard, Davy Jones, maître des sept mers et capitaine du Hollandais Volant arpentait en claudiquant le pont de l'Endeavour. Bousculant au passage un officier qui tentait de lui interdire l'entrée de la pièce, il pénétra dans la cabine de Beckett.

On ne peut pas me convoquer comme un vulgaire matelot ! Rugit-il en franchissant le seuil.

- Vous êtes pourtant là, se contenta de répondre Beckett en faisant signe à son invité de s'asseoir.

Malgré ses bravades, Jones n'était pas à son aise, « invité » à bord d'un autre bateau que le sien. Il balaya la pièce du regard, qui était à mille lieues de sa propre cabine. Pour avoir installé un aussi grand autoportrait, ce Lord devait avoir une très haute opinion de lui-même. Face à lui, un immense planisphère occupait la quasi-totalité du mur. Jones s'attarda un instant sur cette carte, bien plus précise que toutes celles qu'il possédait lui-même. Beckett aimait visiblement connaître les limites précises du monde qu'il dirigeait désormais. Il se prit à sourire en apercevant de petites reproductions de navires épinglées ça et là, il n'avait aucun mal à les reconnaître : l'Endeavour, l'Interceptor, Le Hollandais Volant…

Beckett suivit le regard de son hôte tentaculaire et sourit, l'air satisfait. Eh oui, mon cher Jones, le monde s'agrandit… et bientôt nous en auront extirpé toute la vermine…

- Vous devez être content dans ce cas… soupira Jones d'un ton las.

- Pas exactement. Il leva un œil sombre sur son interlocuteur. Deux mois, cela fait deux mois que vous ne nous avez pas livré le moindre pirate !

- J'ai détruit une bonne dizaine de bateaux, protesta Jones, pendant que vous vaquiez à vos préoccupations…géographiques, ajouta-t-il avec un sourire narquois. Il avait de plus en plus de mal à supporter ce blanc-bec qui voulait lui apprendre à naviguer. A lui, l'océan…

Sans s'émouvoir de la réponse de Jones, Beckett se leva et s'empara d'un coffret qu'il posa sur son bureau. Le capitaine du Hollandais Volant tressaillit mais demeura silencieux.

J'ai besoin de prisonniers Jones, de prisonniers à interroger. En général, cela est plus aisé lorsqu'ils sont encore en vie…

- Le Hollandais Volant n'obéit qu'aux ordres de son capitaine, rétorqua-t-il avec emphase.

- Et ce capitaine doit obéir aux ordres de la Compagnie des Indes orientales ! aboya Beckett.

Jones se contenta de hausser les épaules, il était habitué à se genre de scène. Cette collaboration forcée était une véritable calvaire pour lui, mais il n'avait pas le choix : Beckett avait réussi à mettre la main sur son cœur, son unique faiblesse, le seul moyen faire plier sa volonté de fer. Jusqu'à présent, à part ces quelques altercations, il avait quand même réussi à conserver un peu de liberté. Et il y aurait des prisonniers uniquement lorsqu'il déciderait qu'il y aurait des survivants… Le lord s'était calmé, visiblement contrarié d'avoir perdu son calme.

Soit, de toute façon ce n'était pas de cela dont je souhaitais m'entretenir avec vous aujourd'hui. Il y a un sujet qui me préoccupe bien davantage.

- A savoir ?

- Le Kraken.

Jones leva les yeux, surpris. A-t-il attaqué un vaisseau de la marine royale par erreur ?

- Non, pas encore.

- Vos craintes sont ridicules, il n'attaque que sur mes ordres.

- Il se trouve que la confiance que je vous accorde est très relative, mon cher Jones, siffla Beckett. Je suis désolé mais… il semble que son utilité touche à sa fin

- Vous plaisantez ? Comment croyez-vous que j'envoie les navires pirates par le fond ?

- Le Hollandais Volant est suffisamment bien armé pour se passer de ce monstre répugnant, susurra une voix doucereuse dans son dos. Mercer venait d'entrer dans la pièce. Pris entre deux feux, Jones céda : très bien, je vais le renvoyer vers les mers froides, il y trouvera de quoi subvenir à ses besoins.

Mercer et Beckett échangèrent un regard complice : je crois que nous nous sommes mal compris Jones… je veux que vous abattiez cette bête.

- NON !!! hurla-t-il en fracassant une chaise d'un coup de pince. Le Kraken est à moi, Jamais je ne lui ferai le moindre mal.

- C'est regrettable car c'est pourtant ce que vous allez faire.

Jones secoua la tête avec obstination, ses tentacules se mouvaient nerveusement en tout sens et avaient progressivement pris la couleur d'un ciel d'orage. N'importe qui d'autre aurait été effrayé en voyant la tempête qui couvait derrière ses yeux bleus glacier, mais Beckett et Mercer en avaient vu d'autres. Sans un mot, Beckett ouvrit le coffret, exposant son contenu à la vue des trois hommes. Tout au fond, le coeur toujours battant du capitaine du Vaisseau Fantôme pulsait avec force, au rythme de sa colère. Jones se tint coi, retenant simplement un geste de dégoût lorsque Mercer tendit la main pour s'emparer de son cœur ; mais lorsque ce dernier sortit de sa botte une longue dague en argent, il ne put s'empêcher de sourire devant ce qui lui emblait être une menace ridicule.

- Ah… ainsi donc moi non plus je ne vous suis plus d'aucune utilité ? Parfait, allez-y, embrochez mon cœur…Mais êtes-vous prêt pour ce qui arrivera ensuite ? lui rappela-t-il d'une voix doucereuse.

Il éclata de rire, en voyant la confusion dans les yeux de Mercer et défia les deux hommes du regard. Il savait que son argument avait fait mouche, aucun d'eux ne s'aviserait de le tuer, en sachant qu'il devrait prendre sa place aux commandes du Hollandais Volant. Mais son triomphe fut de courte durée.

- Vous vous croyez à l'abri Jones, siffla Beckett, parce qu'aucun de nous ne voudrait de votre misérable place. Mais je peux demander à n'importe lequel de mes hommes de vous tuer, sans rien lui dire des conséquences de ses actes, bien entendu. Je n'aurais rien à y perdre, et je gagnerais sans doute un allié un peu plus… obéissant. Il laissa le temps à ses paroles de faire leur effet avant d'ajouter : à vous de choisir Jones, c'est votre bête, ou vous-même. Mais sachez que si vous aviez l'idée stupide et saugrenue de vous sacrifier, nous traquerions votre bestiole sans relâche, jusqu'à ce que nous puissions la capturer. Se penchant à son oreille, il murmura : pauvre créature, vous imaginez ce que de vulgaires marins pourraient lui faire ?

Jones tressaillit, les mots prononcés par Beckett lui fouaillaient les entrailles et ses yeux commençaient à picoter dangereusement. Il maudit intérieurement la présence de son cœur, si proche, responsable de ces vagues d'émotions qu'il peinait à contenir. Et pourtant, il lui fallait garder l'esprit clair et réfléchir, vite. Sa seule chance était de faire croire à ce lord qu'il avait gagné la partie. Dès qu'il serait de retour sur le Hollandais, il réveillerait le Kraken et lui ordonnerait de se rendre aux antipodes, au fond des océans glacés où aucun navire de la marine royale ne viendrait jamais le chercher. Il mentirait à Beckett, en prétendant avoir exécuté ses ordres. Personne n'irait vérifier, surtout s'il n'y avait plus aucune attaque du monstre dans les Caraïbes. Oui, ce plan pouvait marcher.

- Très bien, céda-t-il avec lassitude, je ferai ce que vous me demandez.

- Vous voyez Mercer, j'avais raison… Tout homme a son prix. Il sourit. Bien Jones, puisqu'il semble que vous soyez finalement devenu raisonnable, je pense que nous pouvons mettre fin à cet entretien.

Retenant un soupir de soulagement, Jones s'apprêta à donner congé, mais au moment où il allait franchir le seuil de la porte, Beckett le rappela :

- Jones, où allez-vous ?

- Je retourne à bord de mon bâtiment… expliqua-t-il de l'air plus naturel du monde.

- Allons, allons Jones. Il secoua la tête, l'air contrit. Mercer va vous accompagner, pour s'assurer que tout se passe sans encombre.

Une lueur de panique s'alluma dans les yeux du vieux capitaine, Beckett exultait intérieurement, bien qu'il n'en laissât rien paraître. D'un geste, il fit signe à Mercer d'emporter le coffre avec lui. Jones le regarda sortir, l'air plus abattu que jamais.

Je vous l'ai dit, mon cher Jones, la confiance que je vous porte est plus que limitée…