Voilà longtemps, des années, que je n'ai plus écrit quoi que ce soit simplement parce cela m'était devenu impossible. Je ne tiens pas à me justifier par rapport à cela, mais j'ai l'espoir (un peu fou) que vous m'accueillerez de nouveau. En espérant ne pas avoir perdu la main,
Sincèrement votre,
Shez.
La menthe et le chardon
Cela peut sembler stupide à dire, mais la vie n'est que ça : un chemin semé d'embûches. Embûches qu'on évite plus ou moins bien ou dans lesquelles on fonce tête baissée… Pour ma part, j'avais souvent été malgré moi partisane de la seconde solution. Souvent dans ce cas, on s'emmêle les pieds et on tombe. Lorsque les embûches se font insurmontables, que les pièges deviennent plus vicieux, il devient difficile de mettre un pied devant l'autre et d'avancer. La vie ce n'est que ça, pourtant, le pied gauche puis le pied droit, un pas après l'autre. Serrer les dents et continuer à marcher. Quoi qu'il arrive.
J'avais les deux jambes brisées. Pas littéralement, certes, mais impossible de continuer à marcher. Tout ce que je souhaitais, c'était de me laisser tomber sur le bord du chemin et me laisser mourir. Moi qui m'étais tellement battue pour vivre, ironique n'est-ce pas ? Il y avait eu tant de morts, tant de peine tant d'horreur… Mais il y avait encore des raisons de vivre. Ne serait-ce pour que les morts ne soient pas veines. Il y a toujours des raisons de continuer à avancer pour peu qu'on veuille bien se donner la peine de les trouver.
Et là était le problème. Ma vie n'était que solitude et ennui, sans plus aucun but utile. Alors pourquoi continuer à crapahuter dans le désert ?
Ma mère n'avait pas voulu rentrer au moment où j'avais le plus besoin d'elle. La peine de la mort de Prim l'empêchait, disait-elle, de revenir dans le douze. Trop de souvenirs. Elle m'avait condamnée à exorciser seule les fantômes d'un passé un peu plus heureux qui vivaient dans cette grande maison. Et même si nos contacts téléphoniques étaient cordiaux, je lui en voulais terriblement.
Gale, mon ami de toujours, celui à qui j'avais cru sincèrement appartenir alors que ma mère pansait les blessures de sa flagellation sur la table de notre cuisine, n'était pas rentré. Et depuis la mort de Prim, quelque chose semblait définitivement cassé entre nous.
Il y avait Haymitch, bien sûr. Tant qu'un alcoolique de 45 ans qui n'a pas encore réglé ses propres problèmes avec la vie puisse vous être d'une aide quelconque dans une hypothétique reconstruction de vous-même…
Enfin, il y avait Peeta. Peeta qui était revenu depuis peu du Capitole. Peeta qui avait perdu autant si pas plus que moi. Peeta qui malgré tout semblait avoir trouvé une raison de se lever le matin et de mettre un pied devant l'autre. Peeta aurait pu me réapprendre à marcher. Mais c'était compliqué. Trop compliqué.
On nous avait exploités. On avait manipulé notre image, nos émotions, nos vies au point que nous ne savions plus qui nous étions et ce que nous ressentions. Et là était le vrai problème… Je pouvais surmonter les horreurs et les morts peut-être même la solitude et l'abandon, mais comment continuer à aller de l'avant sans savoir qui j'étais et pourquoi je me battais ?
Il y avait eu Peeta et Katniss. Ou plutôt des Peeta et Katniss. Il y avait eu ce garçon beaucoup moins amoché qui avait appris à cette fille beaucoup moins triste quelque chose de l'amour. Il y avait eu ce faux couple engendré par le Capitole. Il y avait eu cette fille qui sous l'influence de la peur avait trompé ce garçon sincère en lui donnant l'illusion d'une romance. Il y avait eu ces alliés indéfectibles prêts à braver quelque chose de plus grand qu'eux pour ne pas mourir. Il y avait eu cette fille qui avait déçu ce garçon, que dans le fond, elle ne méritait pas. Il y avait eu du faux et du vrai, du sincère et du truqué, de l'amour, de la passion, de l'amitié. Quelque chose d'embrouillé… Et puis, le monde avait changé, leur monde avait changé, ils avaient changés. Katniss n'était plus. Peeta n'était plus.
- Au final, que reste-t-il, m'interrogeai-je du bout des lèvres.
Je jetai un regard sur le jardin par la fenêtre de la cuisine. Hormis les quelques primevères que Peeta y avait plantées, il n'avait reçu aucun soin depuis des mois et était en piteux état. Je repensai en souriant à l'unique printemps que nous avions connu ici, Prim et ma mère avaient fait de ce jardin un des plus beaux du douze. Toutes sortes de plantes aromatiques, de fleurs et de fruits y avaient poussés, il n'en restait rien aujourd'hui.
J'appuyais doucement sur la poignée de la porte qui donnait sur l'arrière de la maison, presque précautionneusement. Je n'étais que très peu sortie de la maison ces derniers mois et pour ne voir à l'extérieur que des ruines et des cadavres. L'air était frais pour juin, mais le souffle du vent sur mon visage me fit du bien. C'était agréable. Etrangement réconfortant.
Je l'entendis arriver plus que je ne le vis, comme toujours. Son pas était déjà bruyant avant qu'il perde sa jambe, et cela n'avait pas risqué de s'améliorer avec son amputation. Sa présence provoqua un affolement en moi, je ne savais pas comment agir et réagir naturellement. Je ne l'avais jamais craint et je lui avais presque toujours fait confiance, mais je me sentais terriblement déstabilisée. Comme en présence d'un étranger.
- Salut, lança-t-il en s'arrêtant à quelques pas de moi.
Je lui lançai un regard par-dessus mon épaule en soufflant un « bonjour ». Son sourire et son regard me rassurèrent un peu. Il y avait quelque chose de l'ancien Peeta là-dedans. Je m'autorisais à le dévisager une petite seconde. Il n'y avait pas à dire, il s'en tirait bien. Il semblait en bonne santé, mince, propre sur lui, bien nourri… Les marquent de cicatrices s'estompaient doucement et bien mieux que sur ma propre peau. Malgré son sourire rassurant, mon malaise s'accentua. Je devais ressembler à un épouvantail bariolé avec mes cheveux de longueurs inégales, les marques de brûlures roses sur ma peau, et mes vêtements trop grands qui pendaient sur mes hanches et mes épaules.
Il sembla capter mon malaise, car il eut un geste rassurant de la main comme on en aurait un pour apaiser un animal farouche. Je refermai mes bras autour de moi comme pour me protéger.
- Je … Je t'ai vue dans le jardin…
- Hum.
- Il fait bon, n'est-ce pas ?
Ces efforts de conversation étaient pitoyables mais nous nous y efforcions depuis quelques jours. Surtout Peeta, en fait. Il passait une dizaine de minutes chaque jour, sans me forcer la main, sans être insistant, sans même espérer vraiment autre chose que deux ou trois mots de ma part. Lorsque ma gorge arrivait finalement à se déverrouiller et que je pouvais balbutier quelques mots à son encontre, ses yeux s'illuminaient invariablement. Et cela me crevait le cœur tout en me jetant au visage l'injustice de notre situation. Il avait été un temps où Peeta ne devait pas se réjouir que je lui adresse la parole et où les silences n'avaient pas besoin d'être comblés. N'être plus rien, après avoir tant été, ce n'était pas juste…
- J'ai l'impression de vivre dans un cimetière, balançai-je tout à trac d'une voix rauque et mal habituée aux conversations.
Je le sentis se rapprocher sensiblement de moi sans pour autant me toucher. Le silence planait. Un bon silence, triste mais un silence de compréhension mutuelle.
- Cette ville en ruine… Cette maison… Et même ce jardin, dis-je d'une voix plus aigüe. Regarde ! Il y a-t-il encore quoi que ce soit qui puisse vivre ici ?
Sa main chercha la mienne. Je me raccrochai à ce geste ancien. Nos doigts liés, accrochés les uns aux autres pour nous soutenir quand nous pensions ne pas pouvoir tenir debout sur ce char brinquebalant à la veille de nos premiers jeux. Une métaphore en soi.
- Tout n'est pas mort Katniss…
Parlait-il de nous ? Je n'osai lever les yeux de la touffe d'herbes desséchées et sans vie sur laquelle je les avais posés. Il pressa un peu plus fort ma main.
- Regarde ! Juste-là…
Sa main libre me désigna un espace au milieu des plantes aromatiques desséchées. Je ne vis d'abord rien mais sa main tira sur la mienne et il me força à m'avancer dans le parterre. Mes pas crissèrent sur les herbes sèches cependant je m'arrêtai juste avant d'écraser un minuscule plan vert.
Je lâchai la main de Peeta et je me laissai tomber à genoux pour toucher les jeunes feuilles crépues dont l'odeur couvrit instantanément le bout de mes doigts que je portai à mon nez.
- De la menthe ! Peeta… C'est de la menthe !
J'en aurai ri et pleuré de joie à la fois. Cette plante qui demandait de l'eau, de l'attention, de la chaleur et des soins avait pourtant survécu à l'abandon et à deux longs hivers. Malgré qu'elle soit une des plus fragiles de notre jardin, elle repoussait en petits jets timides mais vaillants. Je dégageai le plan des herbes qui l'entouraient avec des gestes presque amoureux.
- Elle aurait dû mourir !
- Mais elle est là, dit-il en m'aidant à me relever.
Mon rire me surpris autant que Peeta. Le premier depuis longtemps. Une année, peut-être. Le son rauque et malhabile que je produisis me fit rire d'autant plus car il était grotesque. C'était comme si Prim était revenue. Ce jardin qu'elle avait chéri n'était pas mort… Tout était latent, suspendu, en attente de se remettre à vivre.
Des larmes se mirent à couler sur mes joues. Elles étaient si rares chez moi que je vis une véritable lueur de panique passer dans les yeux de Peeta. Il devait penser que la folie m'avait réellement gagnée.
- Ce n'est rien ! Dieu du ciel, ce n'est rien, le rassurai-je.
Je posai ma main sur mon cœur qui semblait vouloir me déchirer la poitrine. Je ressentais de la joie pour la première fois depuis ce qui semblait être des siècles. Je pleurais et riais en même temps. Peeta semblait dépassé et sa mine éberluée ne fit qu'accentuer mon rire.
- C'est… de la joie ?
Ma main se posa sur son avant-bras et le pressa doucement pour lui confirmer qu'il avait raison. Et son rire m'accompagna. C'était un rire de soulagement, le rire de quelqu'un profondément inquiet pour un proche malade et qui réalise que ses jours ne sont plus comptés.
Quand nous calmèrent ce fou-rire grotesque, Peeta dit doucement :
- Tu vois, la vie n'attend que toi. Crois-moi, je pense savoir à quel point tu souffres… Mais dans quelque temps, la vie reprendra son cours pour toi. Et c'est là le seul remède à tes blessures.
Peeta avait toujours vu le meilleur pour moi. Même dans les pires moments. Lors des jeux, il avait tenté plusieurs fois de me convaincre de ne pas me sacrifier pour lui, car il était persuadé qu'après toute cette horreur, il y aurait une belle vie pour moi avec un mari aimant, une famille, des enfants.
- Il ne tient qu'à toi de ne plus vivre dans un cimetière ! Fais-en quelque chose de vivant, dit-il en désignant le jardin d'un geste du bras.
Il pressa brièvement ma main dans la sienne, après quoi il partit. Je suivis son conseil, et sortis une bêche, une brouette ainsi qu'un râteau de l'abri de jardin.
Si la menthe pouvait survivre, je le pouvais. Je m'accrocherai à la vie bien mieux et bien plus fort qu'un petit plan de menthe car je n'avais jamais été douce et délicate. Non, j'étais plutôt un chardon. Un chardon déterminé à vivre.
