Note: Bonjour, je sais que ça fait longtemps, mais j'espère quand même que quelqu'un se souvient encore de moi! Pour la première fois depuis un moment, cette fanfic est une histoire à chapitres. Je l'ai écrite à l'origine en anglais pour le challenge annuel sur spn_j2_bigbang, sur LiveJournal. Cette histoire est donc complète, mais pas encore traduite entièrement ( par conséquent il faudra attendre un peu entre les chapitres, mais il n'y a pas de danger que vous n'ayez pas de fin!). Selon les termes du challenge pour laquelle elle a été écrite, cette fic est accompagnée de superbes illustrations réalisées par roque clasique - vous pouvez les admirer en allant sur mon journal, dont le lien est sur mon profile; le titre original est Hover Through the Fog and Filthy Air, et vous pouvez en trouver le lien dans la liste de mes fics qui est en haut de la page. Je vous assure que ça vaut le coup d'y jeter un coup d'oeil!
Le titre vient d'une réplique de la scène 1, acte de 1 de Macbeth. Les répliques en italiques étaient en français dans le texte original.
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Disclaimer: Rien de ce qui concerne Supernatural ne m'appartient, et je ne fait pas de profit
Ah! le vautour a mangé la colombe; le loup a mangé le mouton; le lion a dévoré le buffle aux cornes aigües; l'homme a tué le lion avec la flèche, avec le glaive, avec la poudre; mais le Horla va faire de l'homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf: sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. Malheur à nous!
Guy de Maupassant, Le Horla.
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Sam ouvrit les yeux sur l'obscurité, le souffle court, encore sous le coup de sensations et d'images qui lui faisaient comme un poids sur l'estomac. Il déglutit, jeta un coup d'œil au réveil sur la table de chevet. Il était 5:44.
« Putain », grogna-t-il. Peu probable qu'il retrouve le sommeil. Saloperie de cauchemar.
Il repoussa les couvertures, sortit du lit, et se dirigea vers la salle de bain. Il n'alluma pas la lumière et se déplaça aussi silencieusement qu'une ombre, pieds nus sur le parquet. C'était plus par habitude qu'autre chose, parce qu'il n'y avait guère de chance pour qu'il réveille Dean.
Un peu d'eau sur le visage l'aida s'éclaircir l'esprit, mais plus il se sentait éveillé, plus il avait de difficultés à se raccrocher aux images de son rêve. Il savait au moins qu'il était question de Ruby, même s'il ne se souvenait pas avoir rêvé de son visage – d'aucun de ses visages. D'après les bribes éphémères qui lui revenaient, il se rappelait la saveur âcre du sang sur ses lèvres, la montée de l'orgasme et du pouvoir, entremêlés, teintés de haine, de chagrin, de dégoût de soi. Il se regarda dans le miroir, cligna des yeux, et il y eut un moment de temps suspendu avant qu'il ne vomisse promptement dans le lavabo.
Après cela il se sentit mieux, plus léger, comme s'il s'était débarrassé en même temps de ces souvenirs poisseux, pour un temps du moins. Mais il prit aussi conscience de la douleur qui lui martelait le crâne, une lente pulsation derrière les yeux et à l'arrière de la tête. C'était une douleur familière, qu'il pensait parfois mériter. Il prit de l'ibuprofen, s'appuya contre le lavabo, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment froid pour que l'idée de rester allongé dans son lit à attendre que Dean se réveille ne paraisse une bonne idée.
De retour dans sa chambre, il s'étendit sur son lit, remonta les couvertures jusqu'au menton et attendit que l'antalgique fasse effet. Il se tourna en direction du lit de Dean et fixa du regard la forme recroquevillée sur elle-même qu'il savait être son frère. Les médicaments faisaient dormir Dean si profondément que c'en était douloureux de le regarder, comme si une aiguille perçait lentement le cœur de Sam. Il n'arrivait pas à s'habituer à le voir dormir comme ça, comme un corps dans son cercueil, alors il tendit l'oreille pour percevoir le bruit paisible de la respiration de Dean. À l'extérieur le vent soufflait fort, faisant bruisser les branches nues des arbres et craquer la vieille maison, une berceuse nocturne qu'il trouvait étrangement réconfortante.
« C'est comme si on vivait dans une maison hantée », avait commenté Dean quand ils avaient emménagé dans la maison de Simon Benson, et plus de deux ans plus tard Sam se sentait toujours empli d'émerveillement à la pensée qu'après tous les motels miteux et les maisons abandonnées qu'ils avaient occupés dans leur vie, ils habitaient maintenant un endroit si plein d'histoire et d'intérêt architectural. À leur arrivée, Sam avait déblatéré sans discontinuer sur comment Simon Benson avait fait construire cette maison en 1900 au coin de la 11ème et de Clay, comment elle avait été déplacée sur le campus de l'université d'état de Portland et rénovée en 2000 et savais-tu que son architecture est très originale, différente du style Queen Anne habituel ? Il avait essayé de distraire Dean, qui avait bravement arboré un sourire qui ne se reflétait pas dans ses yeux, et ne s'était pas une seule fois moqué des tendances intellos de Sam.
Enfin, c'était fini tout ça, ou du moins les choses allaient mieux. Dean allait mieux, et Sam… Sam commençait prudemment à voir l'avenir sous un jour meilleur, pour la première fois depuis longtemps. Sauf à l'instant, du moins, car sa tête le faisait toujours souffrir. Il ferma les yeux et se massa la tempe droite avec deux doigts. Il se laissa bercer par le son de Dean qui inspirait, puis expirait, et sans doute somnola-t-il un peu parce que l'instant d'après la lumière et la voix de son frère le prirent par surprise :
« Sammy, t'es réveillé ? »
Sam ouvrit les yeux son frère était assis dans son lit, les cheveux ébouriffés, à cligner des yeux d'un air groggy, peinant comme d'habitude à se secouer du sommeil artificiel provoqué par les médicaments.
« Ouais », marmonna Sam. Il porta une main à son visage, se massa le front.
« Mal à la tête ?
- Mmmh. »
Dean eut une grimace de sympathie, et se mit à repousser paresseusement ses couvertures.
« Mal comment ?
- Ça va. Un quatre, peut-être ?
- T'as pris quelque chose ?
- Ouais, un cachet, y a… » Un coup d'œil à son réveil. « …cinquante minutes. Ça a atténué la douleur, mais…
- T'as encore mal.
- Ouais.
- Tu veux que j'utilise mes doigts magiques ? » offrit Dean avec l'esquisse d'un sourire, en agitant les doigts en question.
Sam se mit à rire, et sentit quelque chose de chaleureux fleurir au creux de sa poitrine.
« T'es un idiot, tu le sais, n'est-ce pas ?
- Hé, c'est tes mots, pas les miens. Je me rappelle très bien t'avoir entendu dire : 'Oh, Dean, tu as des doigts magiques !' »
Sam s'assit, repoussa les couvertures et sortit les jambes du lit.
« Viens là, abruti. »
Dean vint s'asseoir à ses côtés et Sam se tourna légèrement, dos à son frère pour qu'il puisse placer les deux mains, doigts écartés, sur les tempes de Sam, et commencer à masser lentement d'un mouvement circulaire. Dean bougea les mains vers le sommet du crâne de Sam, et continua à frictionner énergiquement jusqu'à ce que la douleur s'atténue. Sam ferma les yeux et laissa un gémissement de soulagement lui échapper.
« Mon Dieu.
- Tu peux m'appeler Dean. »
Sam lui fit un doigt, sans prendre la peine d'ouvrir les yeux. Dean se mit à rire, un son tellement rare ces derniers temps qu'il donna à Sam l'envie de pleurer, de figer cet instant pour l'enfermer dans une boîte comme une pierre précieuse.
« Ça va mieux ? demanda Dean.
- Oui », répondit Sam. Il attendit quelques secondes et dit : « Tu peux arrêter.
- Ok. Tu te sens de t'habiller et d'aller prendre un petit-dèj ? Je meurs de faim. »
À ces mots, Sam rouvrit soudainement les yeux.
« Vraiment ?
- Vraiment, ouais. » Un sourire se dessina sur les lèvres de Sam. « Ne dis rien, l'avertit Dean.
- Mais je…
- Pas un mot, Sam. »
Sam pressa les lèvres et garda le silence. Il se sentait bien mieux. Il se passa une main dans les cheveux – un peu trop longs, remarqua-t-il – et l'y laissa quelques secondes, le temps de jauger la douleur et de décider s'il avait envie de sortir et d'être confronté à des gens. Quoique si tôt le matin, le campus ne serait pas particulièrement peuplé.
Déjà à moitié habillé, Dean s'arrêta de boutonner sa chemise.
« Sam ? Tu viens ou quoi ?
- C'est bon, j'arrive. » Il se leva et se mit à fouiller dans son côté du placard. « T'es plein d'énergie ce matin, commenta-t-il d'un air aussi détaché que possible. Non que ça soit une mauvaise chose.
- Ben, je sais pas. Je me sens bien, dit Dean, l'air un peu surpris, comme s'il goûtait avec prudence cette sensation étrangère.
- Cool. C'est vraiment cool. »
Ils reprirent leur routine matinale sans plus échanger un mot, dans un silence confortable. En dépit de son cauchemar et de son mal de tête au réveil, Sam avait un bon pressentiment pour le reste de la journée, ce qui n'était peut-être pas sans rapport avec la bonne humeur de son frère.
Une fois prêt, Sam suivit Dean hors de leur chambre, à travers le hall d'entrée. Avant même de pouvoir ouvrir la porte Dean marcha sur quelque chose, sourit et se pencha pour ramasser un morceau de carton sur le sol, une carte postale qui avait sans doute été glissée sous la porte par le facteur. Sam jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de son frère. L'image sur la carte représentait une rivière, dont l'eau luisait sous les rayons du soleil, bordée par de grands arbres aux feuilles dorées. Dans un coin en bas à droite était écrit : « Minnesota ».
Dean retourna la carte et lut à voix haute les mots tracés d'une écriture élégante : « Absent de corps, mais présent en esprit. »
Il n'y avait pas de signature, mais Sam et Dean n'en avaient pas besoin. Il n'y avait qu'une personne pour leur envoyer des cartes postales avec au dos des citations de la Bible. Cela faisait un an que Castiel leur avait dit au revoir, leur annonçant sa décision de voyager à travers le pays sur sa bicyclette. Il avait progressivement perdu ses pouvoirs après que ses frères et sœurs avaient quitté la Terre. C'était peu de temps après que Lucifer avait été libéré de sa prison : quand Dean avait refusé de jouer le bon petit soldat, Zachariah et le reste de la clique avaient tout simplement déserté et abandonné le monde aux mains du Diable. Castiel, lui, était resté, avait payé le prix de sa loyauté envers les Winchester et s'était retrouvé coupé du Paradis. Le dernier de ses pouvoirs à disparaître avait été sa capacité de faire poof – comme l'appelait Dean – où et quand il le voulait. Face à sa nouvelle condition mortelle, il avait décidé de faire la découverte du pays que Sam et Dean connaissaient si bien en utilisant le moyen de transport humain le plus lent. Tant que les cartes postales continuaient de leur parvenir, ils savaient qu'il allait bien.
Dean regarda encore la carte pendant quelques secondes, avant de la glisser à l'intérieur de sa veste.
« Je la mettrais avec les autres quand on rentrera. »
Sam hocha la tête et fila un coup léger à l'épaule de son frère pour lui signifier d'avancer. Il était si tôt que la lumière de l'aube rendait le ciel gris, et les arbres sans feuilles se découpaient contre lui tels des mains squelettiques levées en supplication. La brume s'effilochait en longues bandes blanches, et bien qu'il fasse plus frais que franchement froid, Sam frissonna, regrettant déjà la chaleur de son lit.
Ils traversèrent le campus sans croiser âme qui vive. Quand ils étaient arrivés ici, plus d'un bâtiment était détruit ou à l'abandon, bien que les dégâts aient été bien moins conséquents dans cette partie du pays que sur la côte est où se trouvait la majorité des grandes villes. Là-bas, beaucoup de gens vivaient toujours dans des camps, et leur avenir était incertain. À Portland, la reconstruction avait commencé tout juste quelques mois après que la mort de Lucifer et le bannissement de tous les démons en Enfer avaient mis fin à la guerre.
Maintenant le campus avait l'air presque intact, à l'exception quelques bâtiments, comme si rien ne s'était passé, mais les gens ne se laissaient pas abuser. La vie de chacun avait été changée de manière irrévocable, à commencer par le fait que personne ne pouvait plus ignorer que les démons existaient, et qu'ils avaient failli détruire le monde.
Ils arrivaient à leur cantine de choix, et Sam vit un coin de la bouche de son frère s'incurver. La « Tortue Joyeuse » était l'un des plus vieux bars de Portland, un endroit où les étudiants se retrouvaient, avant. Abandonné pendant la guerre, il avait été racheté par Elena Darwell, qui avait gardé le nom d'origine et la mascotte de tortue hilare, mais avait transformé le bar en un lieu où tous pouvaient manger de la nourriture fait maison à un prix raisonnable.
Dean poussa la porte et ils furent accueillis par une odeur de bacon et de pâtisserie. À l'intérieur, les seuls clients étaient trois jeunes hommes, sans doute des étudiants, rassemblés dans un coin autour d'une petite table carrée, échangeant à voix basse. Un vieil homme était assis au bar et fixait le mur de brique rouge du regard, une tasse de café qu'il ne buvait pas posée devant lui.
« Salut les garçons ! » les salua Elena.
Petite femme d'une cinquantaine d'année, Elena leur offrit un sourire lumineux avec des yeux pétillants de joie, comme si les voir pousser la porte était le meilleur moment de sa journée. C'était une chose à laquelle Sam ne parvenait pas à s'habituer. Elena faisait tout le monde se sentir spécial et bienvenu, les baignant dans une lumière qui ne semblait jamais faiblir. Elle avait la tête couverte d'un foulard coloré, parce qu'elle avait subi des brûlures si graves durant la guerre que ses cheveux ne poussaient plus, mais elle en plaisantait facilement, sans que jamais une ombre n'obscurcisse le bleu de ses yeux.
« Salut, Elena », répondit Sam avec un sourire, tandis que Dean hochait simplement la tête.
« Un petit-déjeuner ?
- Oh oui, j'ai la dalle ! » s'exclama Dean.
Elena lui adressa un sourire rayonnant.
« Dean, c'est formidable ! »
Dean fronça les sourcils, l'air agacé.
« Je vois pas ce qu'il y a de formidable là-dedans », marmonna-t-il, mais Elena l'ignora et poursuivit joyeusement : « J'ai fait de la tarte, je suis sûre que tu en voudras une part avec le reste…
- Œufs et bacon, deux œufs, s'il te plaît, suppléa Dean.
- C'est noté. Sam, mon chou, est-ce que tu es aussi affamé que ton frère ? »
Sam considéra l'idée de nourriture et de manger. Il ne se sentait pas nauséeux, ce qui était une bonne chose, mais il n'avait pas vraiment faim non plus.
« J'ai pas trop faim.
- Tu as mal à la tête ?
- Un peu quand je me suis réveillé, mais ça va mieux maintenant.
- Il ne vaut mieux pas que tu boives de café, alors. Du jus d'orange et du pain grillé, peut-être ?
- Euh, ok. Merci, Elena.
- Prenez place, les garçons. » Elle agita la main en direction des tables. « Votre commande sera bientôt là. »
Ils s'installèrent à leur table habituelle.
« Ça me manque, le café », laissa soudainement échapper Dean.
La caféine ne faisait pas bon mélange avec les médicaments de Dean, alors cela faisait des années qu'il n'avait pas eu droit au café, depuis le début de son traitement. Il lança un regard emprunt de convoitise en direction du vieil homme assis au bar, qui ne buvait toujours pas son café et se tenait droit et rigide.
« T'es sûr que tu veux pas demander une tasse, pour que je puisse au moins en avoir l'odeur ?
- J'ai pas envie de boire de café, Dean.
- Ok. » Dean fit la moue, avant de bailler la bouche ouverte, comme un chat, sans prendre la peine de se dissimuler derrière sa main.
« T'as pris tes médocs ? » demanda Sam.
Dean lui adressa un regard noir sans conviction. Cela faisait partie d'une routine bien huilée : Sam posait la question, et Dean se faisait prier, mais ils savaient tous les deux que Dean faisait très attention à ses médicaments. Il avait trop peur de ce qui pouvait arriver, trop peur de lui-même et des horreurs dans sa tête pour ne pas être prudent. Mais pour une raison quelconque, prétendre le contraire le faisait se sentir mieux, alors Sam jouait le jeu.
« Pas encore », grommela Dean. Sa main disparut à l'intérieur de sa veste, revint avec trois flacons qu'il aligna devant lui. Sam n'avait pas besoin de lire les étiquettes, il ne les connaissait que trop bien : Effexor, Wellbutrin, Geodon il connaissait leur utilisation, leurs effets secondaires, il avait lu tout ce qu'il pouvait trouver à leur sujet. Il y avait encore seulement un an, il aurait été impensable pour Dean de prendre son traitement là où il risquait d'être vu, mais il était devenu bien moins embarrassé par son état. Les autres clients ne faisaient pas attention à eux, de toute manière, et Elena était au courant pour Dean.
Alors que Dean avalait ses pilules, une jeune fille en tablier vert s'approcha de la table avec leurs assiettes. Sam ne l'avait encore jamais vue, et il jeta un coup d'œil à son frère pour juger de sa réaction. Dean avait refermé les flacons en vitesse et les avait promptement remis en poche, mais il souriait à la fille. Il fallut à Sam un moment pour identifier ce sourire, pour déterrer des souvenirs d'une autre époque, mais quand il mit le doigt dessus il écarquilla les yeux avec surprise : c'était le sourire séducteur de Dean, bien qu'un peu rouillé, un peu hésitant et mal assuré.
« Bien le bonjour, Dean salua la jeune fille. On ne t'a encore jamais vue par ici, n'est-ce pas ? »
La fille rougit, posa les assiettes sur la table. Elle avait probablement entre vingt et vingt-cinq ans, mais elle semblait tellement jeune à Sam, comme s'il y avait un fossé générationnel entre eux.
« Je viens d'arriver. Mrs. Darwell m'a donnée du travail.
- Appelle-moi Elena, Bettany, la corrigea Elena de derrière le bar. Tout le monde m'appelle Elena. »
Bettany se retourna vivement, la bouche ouverte en « o », comme prise en faute.
« Oh, désolée, M… Elena.
- Pas de soucis.
- Dis-moi, Bettany, commença Dean sur le ton de la conversation, d'où viens-tu ?
- De San Fransisco. Mais mes parents ont été tués, et j'ai une tante à Portland, alors dès que j'ai eu suffisamment d'argent… J'avais pas envie d'être seule. »
Dean se contenta de hocher la tête, mais une ombre passa sur son visage et Sam souhaita soudainement que la fille s'en aille. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Bettany s'essuya nerveusement les mains sur son tablier et dit : « Bon, faut que je retourne travailler…
- Ok. Bonne chance dans ton nouveau boulot. » Le sourire de Dean était de retour comme s'il n'avait jamais disparu.
« Merci. »
Le regard de Dean s'attarda sur la chute de ses reins tandis qu'elle s'éloignait, et Sam ne put s'empêcher de sourire.
« Elle est mignonne », fit-il remarquer avant de boire une gorgée de son jus d'orange.
Dean détourna le regard de la jeune serveuse pour le poser sur son frère.
« Arrête ça.
- Quoi ?
- Arrête de sourire parce que je viens de flirter avec la jolie serveuse.
- Je souris pas ! protesta Sam.
- On dirait une mère le jour du mariage de son premier-né. C'est franchement dérangeant, vieux. »
Sam mordit dans son toast avant de répliquer :
« Je suis content, c'est tout. J'ai pas le droit d'être content ?
- Tu peux être content tant que tu veux, Sam. Souris pas quand tu me vois regarder une fille, c'est tout. Garde tes fantasmes douteux pour toi.
- Epargne-moi ton esprit mal tourné, tu veux, », rétorqua Sam du tac au tac, bien que pour être honnête, il y avait bien longtemps que l'esprit de Dean n'avait pas été tourné de quelque manière que ce soit. Les symptômes dont il souffrait, les médicaments qu'il prenait mettaient un sérieux frein à sa libido, alors cela faisait du bien de le voir flirter et regarder les filles, parce que c'était des bouts de son frère qui revenaient à la surface, tels des pépites d'or dissimulées sous la boue que Sam avait passée des années à creuser à mains nues.
La cloche de la porte d'entrée sonna, et Sam se tourna paresseusement pour jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. De manière générale, il était plutôt parano, et vérifiait chaque bruit, considérait chaque personne qui s'approchait comme une menace potentielle pour lui ou son frère, mais la Tortue Joyeuse était l'un des rares endroits où il se sentait en sécurité. De plus, de voir l'expression de Dean, qui faisait face à la porte, passer de méfiante à détendue était une garantie que l'identité du nouveau venu n'était pas une mauvaise surprise.
« Salut, les gars. »
Sam sourit au jeune homme qui venait vers eux, traînant une chaise derrière lui. Il se laissa tomber dessus avec lassitude, se frotta les yeux, encore ensommeillés.
« Salut, Paul, dit Sam.
- Bonjour, ça va ? dit Dean, faisant traîner les syllabes étrangères et finissant par une moue satisfaite.
Sam eut un grognement amusé, et Paul un sourire en coin, malicieux mais sans méchanceté.
« N'essaie pas de parler français, Dean, tu vas te faire mal. »
Sam se mit à rire sans bruit, ce qui lui valut un regard mauvais de son frère. Le sourire de Paul, cependant, disparut rapidement au lieu de rejoindre Sam dans son hilarité, et Sam haussa les sourcils. Paul était d'ordinaire quelqu'un de joyeux et d'insouciant, mais aujourd'hui il manquait cette lueur dans ses yeux, qui avaient l'air plus sombres que d'ordinaire.
« Quelque chose ne va pas ? demanda Sam.
- Non. Oui. Je sais pas, pas vraiment.
- Décide-toi, vieux », intervint Dean avec impatience.
Paul poussa un soupir et se passa les doigts dans les cheveux. Il laissa sa main reposer sur le sommet de son crâne pendant quelques secondes elle formait une tâche pâle qui contrastait avec le roux de ses cheveux.
« J'ai eu ma mère au téléphone hier.
- Vraiment ? C'est super ! s'exclama Sam, mais les lèvres de Paul se pressèrent l'une contre l'autre. Quoi, c'est pas super ? Pourquoi ? Tu essaies de contacter ta famille depuis la fin de la guerre. En quoi c'est pas une bonne nouvelle ? A moins que… ta famille ?
- Non, non, ils vont bien. Plus ou moins. Je veux dire, un de mes cousins a disparu mais c'était un con, alors… mes parents et mes sœurs vont bien.
- Alors quel est le problème ?
- Ma mère me demande quand je rentre en France.
- Eh bien, il va sans doute falloir que tu attendes un peu, le temps que les avions recommencent à faire la liaison avec l'Europe, mais je dirais que d'ici un an… » Sam s'interrompit. « Mais c'est pas le problème, n'est-ce pas ?
- Je sais pas quoi lui dire. Je veux dire, j'habite aux Etats-Unis depuis quoi, cinq ans maintenant ? J'ai rencontré des gens, vous deux, ma copine, Anna et Kelly, mes élèves, aussi, même si c'est vrai que les gens ne se bousculent pas pour apprendre le français ces jours-ci.
- Ça te manque pas, chez toi ? » demanda Dean. Sam voyait bien qu'il avait du mal à comprendre où Paul voyait un problème. Il avait une famille qui l'attendait, saine et sauve hormis un abruti de cousin. Qu'est-ce qui n'allait pas dans ce tableau ?
« Bien sûr, que ça me manque, répondit doucement Paul. Mais Evreux, ma ville… Ma mère m'a dit qu'elle a beaucoup souffert. Apparemment tout a été détruit entre la cathédrale et le boulevard Gambetta… Ça représente pratiquement tout le centre ville, vous voyez, et…
- Et ce n'est plus vraiment chez toi, n'est-ce pas ? compléta Sam.
- Ouais. Evreux n'est pas la plus merveilleuse ville de France, mais j'ai appris à conduire dans ces rues, je les ai parcourues avec mes amis… Il y a un endroit, où la rivière forme une sorte de… mare, c'est bordé par des saules, et des canards et des cygnes viennent y nager. On l'appelle « Le miroir d'eau » et maintenant il n'y a plus rien. C'est juste que… je veux pas voir ma ville comme ça.
- Tu n'as pas à te décider tout de suite, le rassura Sam. Tu ne peux pas partir maintenant de toute manière. Qu'est-ce que tu as dit à ta mère ?
- Ce que tu viens de dire. Que je devais attendre que les avions soient disponibles, et que je ne savais pas quand ce serait.
- Très bien. Peut-être que dans un an tu en auras marre de nous, et que tu mourras d'envie de retourner dans ton pays. »
Paul laissa échapper un rire.
« Ouais. Euh, désolé pour le mélodrame. Je sais que j'ai de la chance comparé à… Je veux dire, tout ce que vous deux avez traversé… »
Dean ne trahit aucune émotion, et Sam fit passer d'un regard à quel point il ne voulait pas que Paul mentionne ce qu'ils avaient traversé. Paul leva les mains en un geste d'abdication.
« C'est bon, je me tais.
- Fais donc cela. T'as pas un cours ?
- Dans une demi-heure. Je suis venu vous parler d'un truc, en fait.
- Si c'est encore pour chasser, grogna Dean, c'est toujours non. Ça sera non demain, et le surlendemain, et…
- Ok, ok, j'ai compris. Mais ça serait seulement pour…
- Non, Paul », firent Sam et Dean en chœur.
Paul eut une moue enfantine, et souffla sur une mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux.
« Je comprends pas, les gars. J'ai presque vingt-sept ans. Vous étiez pas beaucoup plus jeunes quand vous avez commencé à chasser ? »
Sam regarda en direction de Dean, mais son frère avait l'air imperturbable. Des deux, c'était Dean qui s'opposait le plus à l'idée que Paul chasse, et Sam ne savait pas bien pourquoi. Bien que Sam considère Paul comme un gamin, il n'était que quelques années plus jeune. Sam songea au jour où ils s'étaient rencontrés, il y a dix-huit mois, quand ils avaient décidé de louer le second et le troisième étage de leur maison. L'enthousiasme pétillant de Paul, la manière ouverte dont il leur avait raconté sa vie, comment il était arrivé dans le pays comme lecteur de français et n'avait pas pu repartir après que Lucifer avait été libéré, c'était déconcertant, surprenant. Sam n'aurait pas cru qu'il était encore possible d'avoir l'air si heureux, si insouciant dans ce monde en perdition. Ils s'étaient progressivement habitués à la présence de Paul, même Dean, qui avait pourtant du mal avec les étrangers depuis la fin de la guerre. Il avait commencé à leur demander de lui apprendre à chasser il y a quelques mois, mais Dean était inflexible sur le sujet.
« C'est vrai, admit Sam, quand il fut clair que Dean n'allait rien dire. On a pas eu vraiment le choix, et ça nous a certainement pas rendu la vie plus facile. Tu sais te défendre, ça devrait suffire.
- Je veux pas être seulement capable de me défendre. Je l'ai fait pendant la guerre, maintenant j'ai envie de riposter un peu. Et si la chasse vous a rendu si malheureux, pourquoi vous y remettre ?
- Parce que c'est notre boulot, rétorqua sèchement Dean. Parce que ça l'a été toute notre vie. »
Il l'avait dit brutalement, l'avait presque craché, mais Sam savait que Dean entendait cela comme une bonne chose, une innocence qu'il voulait préserver. Cependant, Paul ne connaissait pas Dean aussi bien, et Sam le vit avoir un mouvement de recul.
« Euh, ok. Te fâche pas, vieux. Mais je ne voulais pas seulement vous parler de chasser avec vous. Je vous apporte une affaire. »
Sam et Dean échangèrent un regard. Dean haussa un sourcil empli de doute.
« Une affaire ? Quel genre ?
- Vous vous souvenez d'Amy ?
- Ta copine ? A moins que tu aies changé de petite amie sans nous le dire, ouais, je m'en rappelle. Sammy ?
- Une jolie blonde, les yeux bleus, environ 1m60 ? Oui. Qu'est-ce qu'il lui arrive ?
- Les dernières fois qu'on s'est parlé au téléphone, j'avais l'impression qu'un truc la perturbait. Hier, elle m'a dit qu'elle pensait qu'il se passait quelque chose dans sa ville. Quelque chose de surnaturel.
- Tu as des détails ? s'enquit Sam.
- Oui. Ces derniers mois, elle a entendu plusieurs personnes dire qu'elles voyaient d'étranges ombres, le plus souvent la nuit.
- Quel genre d'ombres ?
- Du genre qu'on aperçoit du coin de l'œil, de forme humanoïde. Parfois avec des yeux rouges. Il ne se passait pas grand-chose, c'était juste… des ombres. Et elle ne les voyait pas elle-même, alors ça ne l'a pas alarmée. Sauf que c'est arrivé suffisamment souvent pour que ça commence à rendre les gens en ville nerveux. Vous comprenez, Government Camp est une petite ville dans la montagne, et elle était plutôt isolée pendant la guerre. Les gens venaient ici se réfugier des Croats. Ils sont encore très méfiants et sur le qui-vive, alors Amy s'est dit que c'était peut-être seulement leurs yeux qui leur jouaient des tours. Et puis, il y a quelques jours, une de ses amies a été… attaquée. »
Sam voyait dans le vert des yeux de son frère que son intérêt s'éveillait, bien que les traits de son visage demeurent impassibles. Il contint un sourire.
« Elle a été attaquée par une ombre ? demanda-t-il, recentrant son attention sur Paul.
- Elle s'est réveillée avec un poids sur la poitrine, et quand elle a ouvert les yeux, deux yeux rouges la regardaient. Il faisait sombre, mais ça ressemblait à la silhouette de quelqu'un à cheval sur elle. Et ça essayait de l'étrangler.
- Comme a-t-elle survécu ?
- Son père a ouvert la porte de sa chambre et a allumé la lumière. Il l'a entendue gémir, mais n'a rien vu. Mais elle a des bleus sur le cou, alors c'est pas un rêve.
- Flippant », commenta Dean. Il se tourna vers Sam. « Ça pourrait être un fantôme ? T'en penses quoi ?
- Ça pourrait, mais je sais pas. Les fantômes n'ont pas peur de la lumière, en tout cas pas de la lumière électrique. Et en général ils ne ressemblent pas à des ombres… » De petites roues se mirent en marche dans son cerveau, et il se lécha pensivement les lèvres. « Ça pourrait être un certain nombre de trucs, comme… Je me souviens d'une légende sud-américaine, à propos d'une créature qui a l'apparence d'une ombre, appelée « El Petizo ». Elle attaque les promeneurs solitaires. Mais l'amie d'Amy était chez elle quand c'est arrivé, et nous sommes en Amérique du Nord, alors c'est sans doute autre chose.
- Quoique ça ne serait pas le premier monstre à changer ses habitudes, fit remarquer Dean. Tu te souviens du Wendigo à Black Water Ridge ?
- Alors, ça veut dire que vous prenez l'affaire ? demanda Paul. Parce que, vous savez, si vous la prenez, vous allez avoir besoin de quelqu'un qui connaît un peu la ville. Les gens là-bas, ils vont se méfier de vous, même si vous êtes des chasseurs. Surtout si vous êtes des chasseurs, en fait. Pour une raison quelconque, ils n'ont pas l'air de trop aimer les chasseurs. »
Dean lui adressa un regard sévère.
« Mais on connaît Amy, objecta-t-il. Elle peut nous guider, et nous dire ce qu'on a besoin de savoir.
- Ouais, mais personne ne vous a jamais vu avec elle, et ils sont très protecteurs les uns des autres. Si je viens avec vous, on pourra dire que vous êtes des amis à moi. Ça aura l'air moins louche. »
Sam était amusé par la persévérance de Paul, mais Dean plissa les yeux.
« Si on te laisse venir avec nous, tu promets de faire tout ce qu'on te dit ? »
Les yeux de Paul s'écarquillèrent, comme s'il n'arrivait pas à croire que son argumentation fonctionnait.
« Euh, bien sûr. Je suis pas débile, je sais bien que vous vous y connaissez mieux que moi dans ce domaine.
- Tout à fait. » Dean leva un doigt. « Et que ça soit clair, tu ne chasses pas avec nous. Tu viens pour nous aider avec les habitants. »
Le regard de Dean croisa celui de Sam, qui comprit que son frère attendait une confirmation.
« Bon, j'imagine qu'on va tous à Government Camp, alors », conclut Sam.
Paul était rayonnant.
« On dirait bien. C'est trop cool. »
Il vint à cet instant à l'esprit de Sam que pour leur première chasse depuis la fin de la guerre, il aurait peut-être été une bonne idée de choisir quelque chose de plus aisé. Il regarda en direction de Dean, mais son frère avait la tête baissée sur son assiette. Sam ignora le sentiment de malaise au creux de son estomac, et espéra avec ferveur qu'ils ne prenaient pas une mauvaise décision.
