Mice & Ben

Assise dans l'herbe verte, la petite fille observait la pâquerette qu'elle venait de cueillir. Elle avait coincé sa tige entre ses mains et, faisant glisser celles-ci l'une contre l'autre, elle riait de voir la fleur tournoyer aussi vite.

- Regarde, papa, comme c'est joli ! s'enthousiasma l'enfant, en tendant ses bras vers le ciel bleu azur, pour que l'adulte qui se tenait debout à côté d'elle puisse mieux voir le spectacle.

L'homme sourit. Une légère brise remua les mèches de cheveux bruns qui lui tombaient sur le front ; ses yeux bleus, pleins d'attention, ne quittaient pas sa fille.

- Tu crois qu'il aime ça ? questionna celle-ci.

Sur ce, elle approcha la pâquerette du lapin blanc couché en face d'elle. L'animal, de sa truffe rose, renifla la fleur quelques secondes, mais il ne sembla pas la trouver à son goût, car il finit par s'en détourner, avant de s'éloigner par petits bonds.

- Oh ! s'exclama la fillette, visiblement émue.

Elle voulut se remettre debout, pour partir à sa poursuite, mais son père la rassura :

- Ne t'inquiète pas. Regarde ! dit-il, en s'accroupissant, pour être à hauteur de l'enfant.

Il ouvrit le sac de toile marron qu'il portait en bandoulière, et en sortit une carotte.

- Tu vois, Alex ? fit-il, tandis que le lapin revenait sur ses pas, attiré par l'odeur de la carotte. J'ai toujours un plan !

Plan 1 :
Retour aux baraquements

Cela faisait bien cinq minutes que l'on cognait furieusement à la porte. A l'intérieur, la station était en effervescence : ses quatre occupants, en tenue Dharma beige, couraient de tous les côtés, désemparés. Ils se précipitaient d'une pièce à l'autre, portant à bout de bras des piles de livres, du linge propre, quelques provisions, qu'ils se hâtaient de fourrer dans de gros sacs à dos. L'un des membres de l'équipe, le plus âgé, quitta les autres pour se diriger vers l'endroit d'où provenaient les tambourinements.

- Bien ! s'exclama-t-il, à l'adresse de ses coéquipiers. Je vais aller leur ouvrir. Tant pis si nous ne pouvons pas tout emporter.

- Attendez, Dr Chambertain ! s'écria un garçon aux cheveux blonds. N'oubliez pas de mettre votre combinaison et votre masque !

- C'est vrai, ça, acquiesça un autre garçon qui, lui, avait les cheveux bruns. Rappelez-vous ce qui est arrivé à William !

A ce nom, la seule fille de l'équipe, agenouillée devant une couchette sur laquelle elle achevait de remplir sa sacoche, baissa la tête et avala sa salive. Elle se releva subitement, passa la sangle de son sac autour du cou, et marcha avec résolution pour rejoindre Chambertain. Celui-ci commençait déjà à enfiler une combinaison jaune, très ample et à la texture plastique. Le jeune homme aux cheveux blonds arriva lui aussi pour présenter à Chambertain un fusil à canon scié qu'il était allé chercher dans l'armurerie.

- Prenez-le, au cas où, dit-il. On ne sait jamais qui est derrière cette porte. Ce ne sont peut-être pas eux...

- Très bien, pose-le ici ! répondit Chambertain, en remontant énergiquement sa fermeture à glissière de poitrine, avec un ZIIIP ! sonore.

Mais avant qu'il ne recouvre sa tête de la capuche jaune, la jeune fille s'interposa :

- C'est moi qui vais leur ouvrir, déclara-t-elle d'un ton catégorique.

A son tour, elle saisit une combinaison, dont elle commença à se revêtir.

- Pardon ?

- Après ce qui est arrivé la dernière fois, expliqua-t-elle, je pense que c'est à moi d'aller ouvrir.

- Pas question ! C'est beaucoup trop dangereux, Amélie ! Tu restes ici, avec les autres ! trancha Chambertain, en se munissant d'un masque à gaz.

Il eut quelque peu de mal à le fixer sur son visage, car les sangles d'attache, en caoutchouc noir, n'étaient vraiment pas pratiques à passer derrière la tête. Lorsqu'il fut entièrement équipé, portant sur le dos une énorme bouteille à oxygène et un fusil qui le clouaient littéralement au sol, il adressa un dernier regard décisif à Amélie. Elle put lire dans ses yeux marron, visibles à travers la vitre de son masque, toute sa détermination, et comprit qu'elle ne pourrait aller contre sa décision. Après tout, c'était lui le chef...

- Bien, répéta celui-ci, en commençant à tourner le volant qui permettait l'ouverture de la première porte du sas. N'oubliez pas de vous préparer, vous aussi, si jamais ce sont bien eux.

Une fois seul à l'intérieur du sas, après que la porte se soit fermée derrière lui dans un KLANG ! retentissant, il prit son fusil entre ses gants noirs et l'arma. Son coeur tambourinait dans sa poitrine, à mesure qu'il s'approchait de la seconde porte, toujours frappée du dehors avec obstination. C'étaient eux. Ca ne pouvait être qu'eux. Chambertain en avait la conviction. Mais lorsqu'il actionna la porte et qu'il l'ouvrit sur la verdure extérieure, il prit ses précautions et mit directement son fusil en joue.

Il crut alors se retrouver en face d'un miroir : l'homme qui se tenait devant lui portait la même combinaison jaune grotesque, le même masque à gaz, et pointait le même fusil dans sa direction. Les deux individus restèrent ainsi à se viser à bout portant, sur la défensive, et à se dévisager l'un l'autre.

- Quand un bonhomme de neige en rencontre un autre, commença Chambertain, qui sentait son fusil trembler entre ses mains, qu'est-ce qu'ils se disent ?

L'homme en face de lui baissa alors son arme.

- Ca sent la carotte, répondit-il.

Chambertain n'en crut pas ses yeux ni ses oreilles. Un raz-de-marée de joie le submergea. Il se retourna instantanément et courut dans le sas en s'écriant :

- Waouuuuuh ! Ca y est, les gars ! Ce sont bien eux ! Finissez de ranger vos affaires, on s'en va !

Son euphorie était telle qu'il ne remarqua même pas qu'à sa suite entrait non seulement l'homme qui l'avait menacé avec un fusil, mais aussi un autre individu - probablement son coéquipier - pareillement affublé d'une combinaison jaune. L'hystérie de Chambertain se propagea à travers la première porte hermétique qu'il avait poussée. Bientôt, celle-ci s'ouvrit à la volée et ses trois compagnons envahirent le sas en criant des « Hourra ! Hourra ! », « Nous sommes sauvés ! », « Béni soit le Seigneur ! », « Je vais pouvoir revoir Vickyyy ! ». Tous avaient revêtu leur combinaison jaune et levaient les bras au ciel, comme de gros canaris prêts à s'envoler, battant des ailes avec des bruits de sac plastique. Ils dansaient et sautillaient sur place, autant que le leur permettaient leur lourde bouteille à oxygène et les sacs pleins à craquer qui ballottaient sur leurs épaules. Quand les deux nouveaux venus virent arriver vers eux tous ces énergumènes, ils écarquillèrent les yeux de stupéfaction.

- Alors c'est vous, les remplaçants ? interrogea Amélie, pleine d'engouement. Ca alors ! Si vous saviez depuis combien de temps on vous attend ! On vous a laissé quelques cookies, dans le fond de la réserve.

- Je ne comprends pas, dit alors le remplaçant armé. Nous sommes bien à la station du Cygne ?

- Oui, oui, c'est ça, la station du Cygne, confirma la jeune fille, en hochant vigoureusement la tête - ce qui, avec son masque à gaz et le tuyau qui sortait de sa bouche, avait un aspect ridicule.

- Alors comment se fait-il que vous soyez quatre à l'avoir habitée ? Cette station a été conçue pour n'abriter que deux occupants !

- Eh bien, comme le dit l'expression, intervint Chambertain, en levant son index d'un air savant, « Plus on est de fous, plus on rit ! ». Hé hé hé ! D'ailleurs, il aurait fallu dire à celui qui a construit cette station de rajouter quelques couchettes, car ce n'est pas évident quand il n'y en a que deux, et qu'on se retrouve à quatre à l'intérieur.

En face de lui, l'homme qui tenait le fusil devint blanc de rage.

- Je suis Stuart Radzinsky, s'énerva-t-il, et c'est moi qui ai conçu cette station !

- Enchanté ! Je m'appelle Patrick Chambertain. Et vous ? fit-il, en s'adressant à l'autre remplaçant, resté muet jusqu'à présent.

- Kelvin Inman.

- Ravi de vous connaître ! Dites-moi, font-ils toujours de cette délicieuse langouste que j'ai eu l'occasion de déguster il y a trois ans de ça, à la cafétéria des baraquements ?

Radzinsky fronça les sourcils.

- Ah ! Mais il semblerait que mes amis aient passé outre les présentations, constata Chambertain, en voyant la seconde porte du sas se refermer sur ses camarades, qui étaient déjà en train de chanter dehors. Ah ah ah ! Pressés de partir, ces trois-là ! Mais je les comprends ! Allez ! Namasté ! salua l'homme, en ouvrant à nouveau la porte qui donnait sur la liberté. Merci, et... bonne chance !

KLANG !

Désormais seuls à l'intérieur du sas obscur, Radzinsky et Inman se regardèrent l'un l'autre, avec perplexité. Puis Kelvin rompit le silence :

- Tu crois qu'ils sont au courant que tous les autres du projet Dharma sont morts depuis trois ans ?

~::

C'était un spectacle singulier : au milieu de la jungle, si verdoyante, quatre individus en combinaison jaune dansaient et bondissaient parmi les arbres. Les deux garçons, le blond et le brun, tournoyaient autour des palmiers, enlaçant leur tronc poilu avec un bras, ce qui les aidait à mieux pivoter. La jeune fille faisait la toupie, en tournant sur elle-même et en écartant les bras, la tête levée pour admirer le bleu du ciel.

Le docteur Chambertain, lui, regardait ses compagnons d'un oeil à la fois amusé et bienveillant. Il tenait dans ses mains un plan de l'île et une boussole qui leur avaient été remis le jour de leur arrivée par le sous-marin. Le jour même, à vrai dire, où ils s'étaient retrouvés enfermés dans la station du Cygne. C'était il y a trois ans... Mais tous les quatre se connaissaient depuis plus longtemps encore.

Ils venaient du même lycée : le meilleur de la ville de Portland. Patrick Chambertain, titulaire d'un doctorat en analyse, y enseignait les mathématiques. Alors âgé de quarante-trois ans, il avait remarqué dans sa classe de terminale trois élèves qui brillaient tout particulièrement. Ces trois perles s'appelaient Gregory Thomson, Max Wakefield, et Amélie Huxley. Ils excellaient dans toutes les matières, mais ce qu'ils préféraient, c'étaient les sciences. Les mathématiques, la physique et la chimie n'avaient aucun secret pour eux, et ils se destinaient tous trois à des études d'ingénierie. Aussi le docteur Chambertain, lorsqu'il eut connaissance du projet Dharma grâce à son ami et collègue, le professeur Horace Goodspeed, s'empressa-t-il de proposer à ses trois meilleurs élèves de l'accompagner pour un stage à portée scientifique incontestable, sur une île mystérieuse du Pacifique sud. Les trois intéressés, après des examens de fin d'année qui ne furent pour eux qu'une simple formalité et qui leur assurèrent à chacun une place dans une prestigieuse université américaine, acceptèrent avec enthousiasme la proposition de leur enseignant, et quittèrent avec lui le continent, pour intégrer le projet Dharma.

Certes, Chambertain avait été loin de s'imaginer qu'une fois sur l'île, il passerait trois ans enfermé dans un bunker, à appuyer sur un bouton toutes les 108 minutes. Mais en plus de sa passion pour les mathématiques, il s'adonnait également à la physique, et raffolait d'électromagnétisme. Il avait percé le secret de la station et conclu que si l'on n'appuyait pas sur ce bouton toutes les 108 minutes, une immense quantité d'énergie électromagnétique risquait d'être libérée et de mettre en péril l'humanité tout entière. La seule question qui était restée sans réponse était la suivante : pourquoi toutes les 108 minutes ? Pourquoi pas toutes les 109 ? Cette énigme avait mobilisé toutes ses facultés intellectuelles (et Dieu sait qu'elles étaient nombreuses !). Il s'était lancé dans des calculs d'une complexité extrême pour mener à bien cette démonstration mathématique. Il avait oeuvré pour l'amour de l'art.

Mais voyant qu'il s'amusait, il n'avait pas voulu laisser moisir ses précieux élèves, ni voir leur cerveau se ratatiner dans l'inaction. Il leur avait apporté toute sa collection de bouquins de maths, physique et chimie, de quoi les occuper pendant de longs mois. Ainsi, ses étudiants favoris avaient passé les trois dernières années à compléter, grâce à lui, leurs connaissances en algèbre linéaire, à apprendre de nouvelles lois de la physique - vues seulement à l'université dont ils avaient été si brutalement privés -, et à s'entraîner sur une pléthore d'exercices et de problèmes.

La tête remplie à ras bord de toutes ces équations, il était bien normal que ces pauvres jeunes gens - qui avaient maintenant atteint l'âge de vingt-et-un ans et guère profité de la vie jusque-là - débordent d'allégresse à l'idée d'être enfin lâchés en pleine nature. Sans compter l'isolement du bunker, qui avait sans doute porté un coup sur leur système nerveux. Oui, c'était certain, se dit Chambertain, en voyant deux de ses compagnons danser la valse en s'esclaffant dans leur masque à gaz : l'enfermement les avait rendus fous. Peut-être faudrait-il longtemps avant qu'ils se réaccoutument à la vie en société...

- D'après le plan, déclara l'enseignant, il suffit de continuer à remonter vers le nord pour arriver aux baraquements.

Ce qu'il omettait de leur dire, c'était qu'il y en avait pour au moins dix kilomètres de marche, et qu'avec une seule bouteille d'air comprimé chacun, ils risqueraient de tomber en panne d'oxygène en cours de route... Mais Chambertain ne voulut pas détruire la bonne humeur ambiante : ses élèves avaient l'air si heureux.

- J'espère qu'il y aura des frites, à la cafétéria ! s'exclama Amélie, en salivant déjà et en se demandant si elle les mangerait nature, avec de la mayonnaise ou avec du ketchup.

- Moi, la première chose que je fais en arrivant aux baraquements, dit Gregory - le garçon aux cheveux blonds -, je saute dans le sous-marin et je dis aux gens de Dharma de me ramener illico chez moi.

- C'est dommage, ça, fit remarquer Max. Je suis sûr que si on restait sur l'île, on serait affectés à une nouvelle station, encore plus chouette.

- C'est vrai, acquiesça Amélie. En trois ans, ils ont dû construire plein de nouvelles stations, et mettre au point plein de nouvelles expériences !

- Ah ouais ? lança Gregory, avec une touche d'ironie. Et ce serait quoi, notre nouvelle mission ? Appuyer sur un bouton toutes les 108 secondes ?

- Au moins on ne s'ennuierait pas.

La marche continua paisiblement. Les trois étudiants s'étaient calmés, car le poids de leur bouteille et de leurs sacs à dos commençait à se faire ressentir. Leurs rires et leurs chants avaient laissé place aux gazouillis des oiseaux, aux croassements d'une rainette lointaine, et aux bruits de feuilles et de branches écrasées sous leurs pas.

- C'est bizarre, quand même, qu'ils ne soient pas venus nous chercher avec leur minibus, fit Amélie. C'était drôlement pratique, le jour de notre arrivée, pour nous amener aux baraquements... Vous en pensez quoi, Dr Chambertain ?

Mais le docteur Chambertain était perdu dans ses calculs : « Voyons, sachant que la consommation moyenne d'une personne est de 20 litres d'air par minute et que la capacité d'une bouteille, après gonflage à 200 bars, est de 2400 litres... ».

Voyant qu'elle n'obtenait pas de réponse, Amélie poursuivit son chemin. Les lianes à travers lesquelles elle tentait de se frayer un passage frappaient régulièrement la vitre de son masque à gaz. Derrière ce carreau, sur lequel se reflétait la végétation environnante, deux yeux couleur noisette observaient avec curiosité tout ce qui s'offrait à leur portée. Cela semblait si irréel ! Elle osait à peine y croire. Elle était libre, enfin ! Après trois ans de stress, à craindre d'arriver trop tard pour appuyer sur le bouton, à s'interroger sur l'utilité d'une telle opération, à se demander si vraiment, un jour, on viendrait les remplacer... Ah, que de fois elle s'était mise à sangloter et à taper des poings sur les murs, anéantie par le plus grand des désespoirs. Le pire, dans de tels moments, c'était que personne ne l'avait jamais réconfortée, car elle avait toujours su cacher ses larmes. Max et Gregory, de toute façon, n'avaient jamais vraiment remarqué les moments d'abattement de leur camarade ; tous les deux formaient une paire indissociable, ils étaient comme deux frères siamois, et leur hilarité perpétuelle faisait peu de cas du malheur des autres. Quant au docteur Chambertain... Jamais elle ne se serait laissé surprendre en train de pleurer par cet homme qu'elle estimait tant et auquel elle vouait une admiration sans faille. Elle cherchait toujours à se montrer forte et courageuse auprès de lui. Pourtant, il avait bien dû deviner la raison pour laquelle elle avait parfois les yeux rouges et gonflés. Mais il n'avait jamais insisté là-dessus. Par tact, sans doute. Ou bien par insensibilité, les mathématiques ayant asséché son coeur. Peut-être aussi parce qu'il la connaissait plus qu'elle ne le pensait, qu'il savait qu'elle était persévérante, et que ses larmes sécheraient d'elles-mêmes.

Il avait eu raison. Car voilà que ces trois années de souffrance s'évanouissaient enfin comme un mauvais songe, chassées par la clarté du soleil matinal. Des jours nouveaux attendaient Amélie. Elle n'avait qu'à tendre le bras pour caresser un avenir plein de promesses, qui ne pouvait lui apporter que du bonheur... A commencer par des frites bien dorées, à la cafétéria des baraquements !

- C'est encore loin ? gémit Max, au bout d'une heure de marche.

Chambertain ne répondit pas. Il était pâle comme un mort. Il continuait à avancer, mais toute vie l'avait quitté. Ses calculs l'avaient mené à une conclusion funeste : leur bouteille d'oxygène leur offrait deux heures d'autonomie ; désormais, ils n'en avaient plus que pour une heure à respirer. Ils n'atteindraient jamais les baraquements d'ici là...

Les trois étudiants s'inquiétèrent du silence de leur professeur. Lui qui était d'habitude si jovial...

- Quelque chose ne va pas ? demanda Max, tandis que Gregory tentait de lire par-dessus l'épaule de Chambertain la carte que celui-ci tenait toujours dans ses mains.

- Ouah ! s'exclama le blond, en s'arrêtant soudain de marcher. Je ne pensais pas que la station du Cygne et les baraquements étaient aussi éloignés ! Vous pensez que ça va aller, avec notre réserve d'oxygène ?

A ces mots fatidiques, le docteur Chambertain releva la tête pour observer le garçon avec un air de chien battu qui semblait dire : « Hélas ! ». Lorsqu'Amélie vit la désolation dans le regard de l'enseignant, son sang se glaça.

- Quoi ? s'alarma-t-elle. Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Vous... Vous pensez qu'on ne tiendra pas jusqu'aux baraquements ? paniqua Max.

- Je n'ai pas dit ça, répliqua enfin Chambertain, bien qu'il le pensât effectivement. Je sais juste qu'il ne nous reste plus qu'une heure d'oxygène, et que je n'ai pas la moindre idée de la distance à laquelle nous nous trouvons des baraquements.

- Alors qu'est-ce qu'on va faire ? s'affola Amélie.

- Il faut tirer une fusée de détresse, répondit Max de façon résolue.

- T'en as une ?

- Attends, je regarde.

Le garçon posa un de ses sacs à dos par terre et l'ouvrit. Mais voyant qu'il n'en sortait que des canettes de bière peintes du logo Dharma, la jeune fille se prit la tête entre ses deux mains et commença à délirer :

- Bon, très bien, quitte à mourir, autant que ce soit maintenant : ça m'évitera d'appréhender pendant une heure. J'enlève mon masque, c'est décidé. De toute façon, il me démangeait depuis tout à l'heure. Je n'ai jamais aimé ce machin-là.

- Non, arrête, Amélie ! s'écria Chambertain, en se jetant sur elle pour l'empêcher de commettre l'irréparable. Rappelle-toi ce qui est arrivé à William !

C'était le nom de trop. La jeune fille s'effondra à genoux dans l'herbe, et fondit en larmes dans son masque. Les hurlements hystériques de Gregory n'arrangeaient rien : « On va tous mouriiiiir ! » s'écriait-il, en agitant les bras d'une manière faussement horrifiée.

- Gregory, arrête ton cinéma ! se fâcha Chambertain. Ecoutez-moi tous ! J'ai des raisons de penser que si nous enlevons notre bouteille et que nous nous mettons à respirer à travers notre masque à gaz l'air qui nous entoure, il ne nous arrivera rien. Après tout, nous avons entendu des animaux vivre dans cette forêt. Or, jusqu'à preuve du contraire, ils consomment eux aussi de l'oxygène. Cela veut bien dire que l'air en est chargé.

L'enseignant marqua une pause pour observer ses élèves. Ils paraissaient tout sauf convaincus. Chambertain en conclut que trois années passées à étudier les mathématiques leur avaient sans doute fait oublier quelques bases de la biologie...

- Mais vous avez raison de vous méfier, reprit-il, car comme le disait ce bon vieil Euclide, hé hé hé ! « Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve ». C'est pourquoi je vais vous faire la démonstration de ce que j'avance, comme ça vous serez rassurés !

- Non, surtout pas ! hurla Max, voyant que son professeur s'apprêtait à débrancher l'embout du tuyau qui reliait son masque à sa bouteille.

- Pitié, ne faites pas ça !

- Eh bien, que vous arrive-t-il ? s'étonna Chambertain. C'est bien la première fois que je vous vois vouloir admettre un résultat aussi rapidement !

Amélie, le coeur battant à tout rompre, était médusée. Décidément, cet homme ne pouvait s'empêcher de parler le langage mathématique, même dans les situations les plus tragiques. Ah, la déformation professionnelle...

- Voilà ce que je vous propose, s'exclama le docteur Chambertain. Si jamais il m'arrive quoi que ce soit, vous aurez le droit de prendre ma bouteille d'oxygène et de vous la partager. Ainsi, chacun de vous pourra respirer vingt minutes de plus.

- Avec ça..., ironisa Gregory, en levant les yeux au ciel.

- Très bien. Max, je te laisse mes deux sacs à dos (« Ouch ! » fit le garçon, en recevant trente kilos dans les bras). Ils sont remplis de bouquins d'exercices, avec leur correction et autres distractions. Fais-en bon usage ! Amélie, je te donne ma carte et ma boussole. Guide tes camarades en marchant plein nord ! Ca ne devrait pas être trop compliqué... Quant à toi, Gregory, hé hé hé, je ne t'ai pas oublié, tu es aussi sur mon testament ! (aux rires de leur professeur, les trois élèves le regardèrent stupéfaits, se demandant s'il n'avait pas perdu la tête). Je te lègue mon fusil.

- Que voulez-vous que j'en fasse ?

- Tire-moi une balle dans le coeur, si tu vois que mon agonie dure trop longtemps.

Mais alors qu'il croyait saisir la sangle du fusil qu'il portait sur son épaule, Chambertain referma sa main sur le tuyau qui lui permettait de respirer, et l'arracha sans prévenir.

- Aaaaah ! Au secouuuuurs ! hurlèrent ses élèves.

« Faites quelque chose ! », « Il va être asphyxié ! », « Sa tête va exploser ! ».

Cependant, ils virent bientôt que leur professeur n'avait donné aucun signe de douleur. Il était simplement resté immobile, avec le tuyau débranché dans la main, et la surprise dans les yeux. Rien n'était arrivé. Respirant calmement, il regardait ses compagnons d'un air maintenant amusé.

- Ah ah ah ! Vous avez eu peur, hein ?

- Surtout moi, avoua Max, désormais soulagé. J'ai bien cru que j'allais devoir me trimbaler tous vos bouquins jusqu'aux baraquements...