Note du goupil : Frangine, l'autre jour, qui fouillait avec la plus grande tranquillité d'esprit dans les tréfonds de mon ordi, est tombée là-dessus et m'a demandé : "tiens ! tu l'as posté, ça, au fait ?". J'ai répondu "nan", elle m'a demandé "pourquoi ?", et je n'ai pas trop su quoi lui dire. En fait, j'avais pris la décision, il y a quelque temps, de ne plus poster de fics à chapitres avant de les avoir finies. Ce qui pose problème, puisque, les mois passant, je deviens de moins en moins satisfaite des premiers paragraphes pondus. Et comme je n'aime pas trop poster quelque chose qui ne me plait pas, les fics restent à traîner, esseulées, dans un coin de mon ordi. Elles traînent. Traînent… Traînent…

Jusqu'à ce que je me souvienne du temps que j'ai passé dessus et que je me dise que c'est un peu dommage d'avoir fait tout ça pour rien.

Heu… Bref. n.n' Tout ça pour dire que ce chapitre date de bientôt deux ans, que je n'en suis (comme d'habitude) pas satisfaite, mais que… voilà, je me décide quand même à le poster…

Deuxième note du goupil : J'aurais pu répondre quelque chose à ma sœur. J'aurais pu lui répondre que je n'avais pas posté cette fic parce qu'elle atteint par moment un tel degré de crétinerie que j'en ai sérieusement honte. Dooonc… vous êtes prévenus : gare à la Haute Stupidité... Enfin, dans les prochains chapitres ; là c'est encore potable...

Disclaimer : Les personnages et l'univers de Saiyuki appartiennent à Kazuya Minekura ; je m'excuse auprès d'elle d'avoir rendu certains d'entre eux un poil plus crétins que la normale.


Dans le Violet de son Regard

Chapitre 1 : Armé et Dangereux


— J'ai la dalle…

— Je ne sais pas, on pourrait contourner la montagne en passant par la forêt, il y aurait juste une rivière à traverser…

— Je croyais qu'Hakuryu ne pouvait pas aller dans l'eau ?

— J'ai la dalle.

— On nous a dit qu'il y avait un pont. Les oreilles ça se débouche, Gojyo.

— Mais la ferme, saleté de bonze !

— J'ai la dalle !

— S'il vous plaît, je ne crois pas que ce soit vraiment le moment…

J'ai la daaaaaalle !

La ferme, crétin de singe !

Goku évita prestement le coup d'éventail en sautant derrière un yokai. Le pauvre être, qui rassemblait ses forces pour tenter de déchiqueter le singe, ne vit pas grand-chose venir ; et n'ayant pas la force de résistance de Goku, la violence brute du geste de Sanzo suffit à le plonger dans l'inconscience. Curieux, songea t-il avant de toucher terre, comme un simple bout de papier à l'apparence inoffensive peut au final donner le regret de ne pas s'être fait tirer dessus.

— Mais j'ai la dall-heu, insista Goku en fauchant trois autres yokais d'un geste énervé du nyoïbo.

Sanzo grinça des dents et prit le parti de l'ignorer.

— Tu sais, Goku, intervint Hakkai, c'est très mauvais, de manger entre les repas…

— Quoi ? Mais quels repas ? La vie de ce macaque n'est qu'une gigantesque ripaille, te casse pas la tête avec des repas…

C'est même pas vrai ! … C'est quoi, une ripaille ?

Goku n'eut pas le temps de s'appesantir plus longtemps là-dessus ; une demi-douzaine de yokais avaient décidé qu'ils méritaient un peu d'attention et s'étaient jetés sur lui avec la force d'un TGV. Le jeune homme répéta néanmoins sa question en essayant de se dépêtrer du tas de cadavres.

… Ils s'étaient fait surprendre quelques minutes auparavant, alors qu'ils débattaient de l'itinéraire qu'ils devaient choisir. Ils avaient jugé inutile de remettre leur discussion à plus tard, ce qui avait fortement froissé l'orgueil des yokais. Les pauvres n'avaient pas vraiment l'impression d'être pris au sérieux – mourir en n'étant pas pris au sérieux est quelque chose de très désagréable.

L'un d'eux jugea intéressant de faire un coup d'éclat.

Tu vas crever, Sanzoooooo ! hurla t-il en se jetant du haut d'un arbre, toutes armes/griffes/dents dehors, en direction du moine.

L'interpellé poussa un profond soupir, leva son pistolet, visa avec froideur la bombe humaine qui tombait dans sa direction, tira, et la manqua.

Il y eut un blanc entre les deux protagonistes. (Que personne ne remarqua : pour les autres attaqués et attaquants, le simple fait d'imaginer que le yokai suicidaire puisse être encore en vie relevait de l'élucubration la plus improbable.)

Leurs regards se croisèrent.

Le yokai continuait de tomber, attendant de ressentir une violente douleur dans un quelconque endroit de son corps ; qu'elle ne vienne pas le perturbait.

Sanzo, le pistolet toujours levé dans la direction du yokai, cherchait quant à lui une trace de sang sur son attaquant. Il n'y en avait pas.

Il avait pourtant très bien visé.

Il aurait dû le toucher.

Il en était certain.

… Il s'agissait là d'un de ces moments où les évènements semblent sortir du cadre habituel de l'espace-temps ; ils en restent comme suspendus, et une fraction de seconde peut alors durer une éternité.

Le yokai continuait de tomber vers Sanzo, la hache qui lui servait d'arme reflétant d'un éclat d'acier la lumière du soleil.

Le moine cligna des yeux, profondément irrité, et tira à nouveau, trois fois.

Là, il l'avait atteint, impossible autrement.

La douleur brûlante qui lui déchira les côtes lorsque le yokai toucha son but le détrompa.

Le ciel était bleu. Et le sol était dur.

C'était tout ce à quoi il était capable de penser après avoir heurté la terre ; son esprit n'était pas encore apte à accepter une défaite pareille.

Dans un état second, il entendit vaguement Goku hurler son nom, et le singe aux yeux dorés penché sur lui fut sa dernière vision avant de sombrer dans l'inconscience.

Sa dernière pensée, elle, fut que l'être en qui il avait le plus confiance l'avait trahi, et il en était profondément mortifié. Il ne s'en remettrait jamais s'il devait se procurer un autre revolver.

oxoxoxoxoxo

La hache de l'impudent n'ayant heureusement que glissé le long des côtes, la blessure était sans gravité. Le médecin leur avait dit que Sanzo serait sur pieds dans quelques jours – connaissant le moine, Hakkai savait que ce serait dans quelques heures.

Ils avaient été tous trois horriblement inquiets, et surtout effarés que Sanzo ait été mis à terre par une des quelconques créatures de Kogaiji. Goku avait émis l'hypothèse que les assassins devenaient plus forts – hypothèse violemment rejetée par Gojyo, qui soutenait avec virulence que le moine commençait tout simplement à se faire vieux, le pauvre, la sénilité le guettait, d'ailleurs ça se voyait, il était déjà à moitié chauve. On pouvait observer un plaisir intense pétiller dans les yeux du kappa lorsqu'il argumentait ainsi.

Hakkai, lui, s'était contenté de veiller leur leader. Il était sans doute le seul à essayer de comprendre vraiment ce qui s'était passé, et il n'y arrivait pas.

Tous trois sentaient que quelque chose leur échappait.

— Sérieux, fit ainsi remarquer Gojyo, c'est bizarre que le yokai l'ait pas achevé sur le coup. Tu sais, il l'a frappé, et puis il a regardé sa hache comme si un miracle s'était produit.

Hakkai soupira. Ils se trouvaient tous les trois dans la chambre d'un petit hôtel, attendant patiemment le réveil de Sanzo, et Gojyo ne faisait pas beaucoup d'efforts pour préserver le repos du blessé.

— Parce que c'était une sorte de miracle, expliqua t-il à voix basse. Il avait réussi à blesser Sanzo. Et puis parle moins fort.

Gojyo hocha la tête, compréhensif.

— … Ouais. Beeen, fit-il à voix haute et claire, c'est quand même domm… – heu, bizarre qu'il l'ait pas achevé.

Hakkai ignora ce qui avait failli échapper à son ami, et posa un regard inquiet sur le corps endormi de Sanzo.

Le moine avait pourtant tiré.

Il en était absolument certain, quatre détonations avaient résonné parmi les cris des yokais.

Qu'est-ce qui avait donc bien pu se passer ?

Il sentit Gojyo lui poser une main sur l'épaule.

— Te tortures pas la tête, va, il va se réveiller et il nous expliquera.

Le kappa fixa le moine pendant quelques secondes.

Sanzo ne bougea pas d'un cil.

— … Enfin, j'espère, ajouta t-il d'un ton qui sonnait très faux.

oxoxoxoxoxo

Sanzo n'ouvrit les yeux qu'une demi-heure plus tard.

Sa première pensée ne fut tout d'abord qu'une sorte de souvenir vague et nébuleux, sur lequel il essayait vainement de concentrer son esprit. Il plissa les yeux et fixa le blanc du plafond, au-dessus de lui. Il s'était passé quelque chose pour qu'il se retrouve ainsi alité, mais quoi ?

— Il perd la main, Hakkai. Ça peut être que ça. Le pauvre vieux.

Blessé. Il était blessé, constata t-il en sentant une légère brûlure lui traverser les côtes. Et puis de quoi parlait l'autre abruti, là ?

— Peut-être que tu as raison… Dans tous les cas, évite de lui dire ça à son réveil. J'ai peur que ça ne le mette de mauvaise humeur.

— … Woééh, chuis obligé de me retenir ? De toute façon, c'est une manière normale de vivre, pour lui, d'être de mauvaise humeur, alors…

Sanzo n'était pas… enfin, pas tout à fait une personne de mauvaise foi. Ce fut sans doute la raison pour laquelle il comprit aussitôt qu'on parlait de lui.

Comment ça, je perds la main, pauvre demeuré ? hurla t-il en se redressant sur son lit plus soudainement qu'un ressort, et en mettant instantanément de côté le pourquoi du comment il se trouvait blessé, le pourquoi du comment il se trouvait alité, et le pourquoi du comment il avait l'étrange impression que son revolver lui avait récemment manqué de respect. Les insultes du kappa avaient toujours eu sur lui une efficacité bien plus redoutable que le plus puissant des remontants.

Ce fut en visant Gojyo qu'il se souvint.

Son revolver lui avait fait faux bond. Il avait tiré, mais rien ne s'était passé. Il avait tiré, mais il n'avait pas atteint sa cible. Il avait tiré, mais c'était lui qui s'était retrouvé à terre…

Le sentiment affreusement douloureux de la trahison lui transperça la poitrine, laissant une trace cuisante de déception au fond de son cœur. S'il ne pouvait plus faire confiance à son arme, alors à qui… ?

Non, c'était impossible. Il y avait forcément un malentendu. Peut-être s'était-il mal comporté avec elle, peut-être lui en voulait-elle, peut-être avait-il des erreurs à réparer…

Gojyo, vaguement planqué derrière une chaise, eut la stupeur de voir le bonze sadique baisser son pistolet au lieu de tirer.

— Bah… ?

Le demi-sang et Hakkai observèrent Sanzo, un brin inquiets.

Le moine fixait son revolver d'un regard étrangement intense. Quelques secondes de silence passèrent, avant que le bonze ouvre son arme et en retire les quelques balles qui restaient.

Il les lustra avec un bout de couverture.

Fit de même pour son revolver.

Réenclencha le tout.

Le leva dans la lumière, observant avec satisfaction les impeccables reflets qui jouèrent sur le métal.

Tendit le bras avec assurance et recommença à viser Gojyo – qui était entre-temps sorti de derrière la chaise, le spectacle insolite lui ayant fait oublier son statut de cible. Le canon noir le lui rappela aussitôt.

Sanzo était bien décidé à vérifier qu'il n'y avait plus d'eau dans le gaz entre lui et sa compagne. Il allait s'en assurer tout de suite.

Il plissa les yeux, visa avec précision.

Et tira.

Hakkai en fut absolument furieux.

Sanzo ne l'avait pas vu autant en colère depuis… depuis toujours. Sans doute un aperçu de la violence qu'il pouvait déployer sous sa forme de yokai.

Le moine trouvait la réaction un peu exagérée.

Bon, d'accord, Gojyo saignait. Mais c'était pas grand-chose.

Enfin, bon… d'accord, il saignait beaucoup. Mais quoi, c'était pas gravissime ! Quelle chochotte, ce type…

J'aimerais vraiment savoir ce qui t'a pris, Sanzo ! La balle lui a presque traversé le bras ! Tu deviens fou à lier, c'est ça ? Hein ?

D'accord, d'accord. La balle lui avait traversé le bras. Ok. Il plaidait coupable. O – kay. Mais c'était pas grave, puisqu'Hakkai avait tout de suite refermé la plaie. Fallait bien qu'elle lui serve à quelque chose, son espèce de machine verte, là…

Hakkai le fixait, fulminant, et Gojyo reniflait en frottant la cicatrice toute récente de son épaule. Merde, même s'il le traitait de bonze sadique, il faisait quand même confiance au moine pour ne pas le toucher, quoi… Ça faisait un mal de chien !

Il continua à renifler tandis qu'Hakkai lui tapotait la tête d'un geste protecteur.

Sanzo leur rendit leurs regards.

— Et alors ? Il a dit que je perdais la main. Il voit bien que non, maintenant.

Tu crois vraiment que tu avais besoin d'essayer de le tuer pour lui prouver ça ?

Sanzo poussa un soupir las. Pourquoi le prenait-on toujours pour un tueur, enfin ?

— Mais non. Bien sûr que je n'ai pas cherché à le tuer, je…

— AH ! s'écria Gojyo, oubliant momentanément la surprise douloureuse que le bonze venait de lui faire, donc tu as bien perdu la main, puisque tu as failli me tuer !

La notion de prudence possédait, aux yeux de Gojyo, un intérêt frisant le néant lorsque le kappa avait l'occasion de pointer du doigt les faiblesses de Sanzo. De les écraser de l'index, en fait.

Sanzo tiqua.

Ne raconte pas n'importe quoi. Je suis parfaitement capable de te viser sans te toucher. Je m'entraîne à ça depuis des années avec Goku. Et je m'y entraîne doublement, depuis que je te connais.

— Ouais, ouais. On y croit. Avoue-le, ça te fera du bien : t'as perdu la main.

C'EST CE QU'ON VA VOIR !

Non ! Sanzo, je t'interdis de…

— OUAAAAARGH !

… L'autre épaule.

Sanzo ignora les protestations virulentes de l'ancien humain et les cris larmoyants du demi-sang.

Il sentait une angoisse profonde s'emparer de lui.

Il avait pourtant bien visé à côté du kappa.

Il avait visé largement à côté.

Il s'était donné de la marge, beaucoup de marge. (Pas qu'il n'ait pas confiance en lui, mais bon, juste par mesure de précaution, comme ça, voilà, bon, c'était tout…)

Mais il l'avait touché. Il avait touché ce pauvre Goj… Enfin, Gojyo, quoi.

Il porta un regard hésitant à son revolver encore fumant. L'objet métallique demeura silencieux, ne donnant aucune excuse à sa conduite.

Sanzo était atterré. Il ne savait plus comment se comporter vis-à-vis de l'arme. C'était la première fois qu'elle contestait ainsi son autorité.

Goku choisit ce moment pour rentrer dans la pièce, un énorme paquet de fruits entre les bras.

— Dis, Hakkai, y'avait plus de pommes alors j'ai pris… OUAH ! SANZO ! T'ES RÉVEILLÉ !

Gojyo pris son courage à deux mains et s'interposa.

— T'APPROCHE PAS DE LUI, GOKU ! IL EST DANGEREUX !

oxoxoxoxoxo

Un nouveau coup de feu résonna dans l'hôtel.

Les quelques clients observèrent d'un air un peu angoissé, sur la surface de leurs boissons, les vibrations engendrées par le bruit, qui vinrent tout doucement mourir contre le bord des verres.

Celui-là était bien le septième de la soirée.

Le patron de l'auberge leur avait dit de ne pas s'inquiéter, leur assurant qu'il s'agissait juste d'une personne ayant des problèmes de nerfs et qui devait décharger ses pulsions négatives de cette manière pour ne pas faire une dépression. Personne ne courait aucun danger.

Les clients ne demandaient qu'à le croire, mais ils avaient du mal. La plupart avaient déjà quitté l'hôtel. Qui pouvait dire si la personne en question n'allait pas chercher une nouvelle manière de décharger ses pulsions négatives, en goûtant au massacre à la hache, par exemple…

Ce qui n'aurait pas dérangé l'hôtelier plus que cela, d'ailleurs. Vu la somme qu'on lui avait payée pour qu'il ne proteste pas face aux quelques manifestations de violence qui risquaient d'advenir, l'inconnu dépressif pouvait bien faire brûler l'auberge si ça lui chantait.

Dans un coin du petit restaurant, Gojyo, Hakkai et Goku mangeaient en silence. Les quelques tics convulsifs qui agitaient leur visage à chaque coup de feu indiquaient leur relation (non désirée, au vu des grimaces de Gojyo) avec le dépressif. (Hakkai s'en voulait un peu d'avoir inventé un mensonge pareil – à l'insu du moine, en plus. Mais les circonstances sont parfois cruelles, et elles l'avaient ici exigé.)

Gojyo mâchouilla un bout de viande sans entrain. Exceptionnellement, ni Goku ni lui n'avaient envie de se disputer les grâces d'une boulette de maïs ou autre rouleau de printemps ; mais peut-être était-ce tout simplement que l'intérêt de ce genre de dispute était diminué d'une bonne moitié lorsqu'elle ne permettait pas également d'emmerder Sanzo.

Un énième coup de feu résonna dans les hauteurs de l'hôtel.

— Il a pété un câble, fit remarquer le demi-sang. Et chuis sûr que c'était un câble important.

Hakkai hocha la tête d'un petit air triste. Il devenait difficile de contredire Gojyo.

Goku marqua son désaccord en vidant le plat complet de nouilles dans son assiette, une expression bouleversée sur le visage.

(— Eh, les nouilles…)

— C'est pas vrai, d'abord ! Sanzo il est pas fou !

(— Donc tu sais ce que veut dire "péter un câble"… Waouh…)

— Non, Goku. Nous le savons. Seulement…

Il est pas fou ! martela le jeune homme d'un ton tel qu'on comprenait aussitôt qu'il essayait de s'en persuader, et ce d'une manière peu efficace. Hakkai savait qu'il aurait dû le contredire (plus tôt le pauvre petit singe réussirait à faire face à la cruelle réalité, moins il souffrirait) mais le désespoir profond qui brillait dans les yeux de Goku lui déchirait le cœur.

— Non, Goku, ne t'inquiète pas… Je suis sûr qu'il est juste… dans une mauvaise passe… Et… Enfin, ce n'est rien, il va très bien.

Les larmes de Goku menaçaient de quitter ses yeux.

— … Il n'est pas fou, ajouta Hakkai d'un ton qu'il espéra suffisamment décisif.

Comme pour le contredire, le bruit violent d'une rafale de coups de feu ébranla le plafond, aussitôt suivi du timbre cristallin d'un objet en verre qu'on abîme de façon définitive ; une bordée de jurons leur fit écho. Les rares clients encore présents abandonnèrent aussitôt leurs consommations et filèrent par la porte.

Hakkai poussa un profond soupir et quitta sa chaise, décidé à aller limiter les dégâts.

Gojyo leva promptement un bras et se saisit de sa manche.

Le demi-sang plongea deux yeux carmins, où flottait une réelle angoisse, dans ceux de son ami.

— Hakkai, fit-il d'une voix lourde d'inquiétude, je sais que tu n'as pas toujours été très heureux, et que tu as vécu des choses atroces, mais tu dois me croire : la vie est encore belle, t'as pas besoin de vouloir la quitter si tôt !

L'ancien instituteur prit le parti d'ignorer ses mises en gardes lorsqu'il vit un couple descendre l'escalier, un enfant en pleurs dans les bras.

oxoxoxoxoxo

C'était une bouteille de vin.

Elle trônait sur le buffet, et dégageait une désagréable aura de suffisance. Ce qui était sans doute dû au fait que la surface du meuble constituait le seul endroit encore intact de la pièce.

Dans un rayon de deux mètres autour de la bouteille, de profonds impacts de balles trouaient la surface du mur ; ailleurs, les couvertures et oreillers des lits étaient couverts d'un profond nuage de plumes ; tables, chaises, tableaux, ne conservaient plus de leur forme originelle qu'un souvenir fort lointain ; et la fenêtre avait volé en éclat.

Sanzo se dressait au milieu du carnage, tel un dieu antique sur un champ de bataille. L'insistance indignée avec laquelle il observait son colt donnait à penser qu'il rejetait toute la responsabilité sur le pauvre revolver, et qu'il ne comprenait d'ailleurs absolument pas son comportement.

Hakkai sentit un frisson lui parcourir le dos lorsqu'il s'aperçut que le moine avait réussi à atteindre le mur qui se trouvait derrière lui.

— Sanzo…

L'interpellé sursauta violemment et vrilla un regard perçant sur l'ancien humain.

— Quoi ? gronda t-il avec mauvaise humeur.

Hakkai possédait suffisamment de tact pour ne pas lui faire remarquer l'absurdité de sa question. Il se contenta de fermer la porte et s'appuya contre le battant, la main sur la poignée – au cas où.

— … Tu vas bien ? demanda t-il d'une voix prudente, après un instant de silence pesant.

Je vois vraiment pas pourquoi tu me demandes ça.

Le jeune homme blond leva son revolver et tira une nouvelle fois en direction de la bouteille. D'une manière absolument incompréhensible, la balle alla s'incruster dans le coin droit du plafond.

Hakkai cligna des yeux et fixa fébrilement tour à tour le revolver de Sanzo, la bouteille, et l'impact dans le plafond. Tous ses sens de professeur se hérissaient face à l'inconcevable phénomène qui venait d'avoir lieu sous son regard.

— M… Comment est-ce que… ?

Comment veux-tu que je le sache !

Le moine se laissa tomber sur un lit – soulevant au passage un nuage de plumes – et se prit la tête entre les mains. Hakkai pouvait entrevoir la lueur violette de désespoir qui perçait derrière les doigts crispés de son leader.

C'était la toute première fois que Sanzo dévoilait un tel accablement à l'un de ses compagnons.

— Sanzo…

— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas… Hier… Hier, il n'y avait aucun problème, et du jour au lendemain…

Il leva son revolver d'un geste vague et las.

— … Il me trah… – il refuse de fonctionner correctement.

Hakkai jeta un coup d'œil à l'arme noire qui, entre les mains d'un Sanzo impuissant, semblait dégager autant de suffisance que la bouteille intacte.

Le jeune homme aux yeux verts doutait pourtant quelque peu de la culpabilité de l'engin. Sanzo lui donnait l'impression d'être un élève qui, suite à une très mauvaise note, rejetterait la faute sur son stylo.

Il alla s'asseoir près de son ami et lui retira le pistolet des mains.

— Tu sais, suggéra t-il après avoir examiné le revolver sans y découvrir de sabotage diabolique, peut-être que la situation n'est pas entièrement due à ton arme…

Sanzo lui jeta un regard impassible. Hakkai sentit qu'il ne comprenait pas le sous-entendu.

— … Peut-être que…

Que Gojyo a raison et que tu perds la main…

— … que tu es un peu responsable aussi…

Une lueur meurtrière s'éveilla au fond des prunelles améthyste du moine.

Là, il avait compris, et Hakkai n'était pas très sûr d'en être heureux.

Tu penses que je perds la main ? Comme l'autre abruti de blatte ? C'est ça ?

— Non, non ! Pas du tout ! Pas du tout ! Je veux dire… Peut-être que…

Il tourna les yeux autour de lui, à la recherche d'une idée susceptible d'expliquer la maladresse soudaine de Sanzo autrement que par la sénilité. Son regard tomba sur la bouteille.

Hakkai avait fini par se persuader que Sanzo faisait partie de ces personnes rares que la vieillesse réussit à toucher dés l'âge de vingt ans ; une autre explication lui semblait inconcevable, et s'il en cherchait une, c'était uniquement pour apaiser son leader : la situation était trop désagréable pour le pauvre bonze pour qu'on puisse se permettre de le désillusionner d'un bloc. Il aurait risqué l'infarctus – ou plus probablement une pulsion meurtrière peu agréable pour son entourage.

Pourtant, l'explication qu'Hakkai trouva lui parut soudain beaucoup plus réaliste que le soi-disant déclin du moine.

Son visage s'éclaira et il posa une main sur l'épaule de son compagnon, avant de lui désigner la bouteille du doigt.

— Dis-moi, Sanzo, est-ce que tu arrives à lire ce qu'il y a d'écrit sur l'étiquette ?

Le moine le gratifia d'un regard luisant d'exaspération.

— Quoi ? Mais bien sûr, t'es con ou quoi ? Pour qui tu me…

Un lourd silence envahit la pièce.

Hakkai observa Sanzo qui, les yeux plissés, immobile, fixait la bouteille.

Silence.

— … Sanzo ?

Pas de réponse.

La bouteille se trouvait à un mètre d'eux ; l'étiquette présentait le nom du vin en caractères grands, gras, gros, et parfaitement lisibles.

… Sanzo plissa encore un peu plus les yeux et se mordit les lèvres. Avant de détourner le regard et de récupérer son revolver pour y remettre des munitions, de la manière la plus nonchalante possible.

— Sanzo…

— Quoi ? demanda le bonze en faisant jouer la gâchette.

— Dis-moi ce qu'il y a d'écrit sur l'étiquette.

— En quoi ça t'intér… –

— Dis-moi ce qu'il y a d'écrit, le coupa Hakkai d'un ton tranchant. Il se saisit à nouveau du revolver, par mesure de prudence.

Sanzo n'avait pas fait attention à ce qu'il y avait de marqué sur la bouteille. Sanzo avait juste fait attention à essayer de lui tirer dessus. Il regrettait à présent beaucoup ce manque de tact.

Il se serait bien levé pour aller voir, mais Hakkai l'en empêchait. Sous la dureté du regard vert, le jeune homme se demanda vaguement s'il aurait aimé l'avoir pour instituteur.

— … Ben non, cracha t-il au bout d'un moment, j'arrive pas à lire ce qu'il y a dessus. Comment on pourrait y arriver alors que c'est complètement flou, hein ?

Hakkai le relâcha lentement, à la fois satisfait et inquiet.

Sanzo n'avait pour l'instant rien à craindre de la sénilité, tout allait pour le mieux de ce côté-là.

Il souffrait seulement de graves problèmes de vue.

Maintenant il allait falloir réussir à l'en convaincre.


(à suivre)