Je m'appelle Shaar Lun et je suis un Electron Libre.
Je n'ai que peu de souvenirs de ma "pré-vie", comme les Animi appellent pompeusement la période bénie de mon existence durant laquelle j'ai baigné dans la plus totale tranquillité, période qui s'arrête brutalement le 5.06.156458724, calendrier Animus. Tssss... le 5.06.156458724... Connards de prétentieux qui se targuent de pouvoir mesurer le temps avec exactitude, tout ça parce qu'ils étaient là à l'ouverture du rideau. Ah ça, l'exactitude, ils maîtrisent ; par contre, les concepts d'utilité et de praticité, ils ont du mal à appréhender.
Mais je m'égare et en deviens grossier. Ceci est mon journal, et en tant que tel il se doit d'être accessible et compréhensible par tous, sans quoi il perd sa raison d'être même. Pour toi donc, lecteur potentiel et pourtant forcément déjà réel, si je comprends ne serait-ce qu'un peu le "Potentiel de Causalité", je vais tenter d'être aussi clair que possible. Ca va être dure, étant donné que moi-même je m'y perds.
Comme je l'ai déjà écrit, je n'ai que peu de souvenirs de ma "pré-vie". Même mon vrai nom, mon nom de naissance, m'échappe désormais. Quant à l'époque précise de ma première naissance, n'en parlons pas. Je me souviens cependant d'une planète que nous appelions Terre (ce qui nous fait une putain de belle jambe étant donné que n'importe quelle putain de civilisation ayant découvert que l'eau mouillait appelle fatalement le putain de caillou sur lequel elle gravite du même nom qu'elle utilise pour désigner le putain de sol nourricier. Ce qui nous mène à deux conclusions : I. 99 des planètes jamais habitées sont connues par leurs occupants sous le nom de "Terre", dans le langage adéquat bien sûr, et II. ça fait beaucoup de "putain" ça quand même). Il me semble avoir connu dès la prime enfance des créations telles que les automobiles, les armes à feu, la télévision et les réseaux informatiques. Mon passif historique est celui d'une civilisation occidentale d'influence latine, pour peu que ces mots vous rappellent quelque chose.Il ne me semble pas avoir entendu parler de voyages interplanétaires ou de magie avant ce fameux 5.06.156458724. Je ne pourrais même pas vous dire à quoi cette date équivalait dans le calendrier d'origine. Et le pire dans tous ça, c'est que même si je me souvenais très exactement à quoi ressemblait ma pré-vie, cela ne servirait strictement à rien. Autant empêcher la bile amère de monter maintenant, elle me tiendra chaud plus tard.
Je m'excuse d'ores et déjà, lecteur à moitié vivant et à moitié mort, ou une connerie dans le genre il me semble bien, de l'aspect décousu de ces premières pages ; c'est que je suis moi-même très décousu, vois-tu. Par ailleurs, ma mémoire tourbillonnante et l'énormité des concepts que je vais tenter de résumer maintenant ne me facilitent pas la tâche. Le mieux est sans doute pour moi de commencer par ce fameux 5.06.156458724.
Je ne me souviens pas de ce que je faisais avant ma capture. Je ne me souviens pas avoir fui, mais pas de m'être battu non plus. Je ne me souviens pas avoir souffert, d'ailleurs. Ce dont je suis sûr, c'est que j'ai repris conscience allongé dans un décor qui ne m'était pas familier. Et d'avoir rencontré un Animus, pour la première fois de ma vie. Ce qui m'a très probablement fait retomber dans les pommes, d'ailleurs. Ce n'est pas qu'ils soient laids, notez. Et je ne dis pas ça pour les défendre ; je suis sûr que ça ne leur déplairait pas d'être hideux, de susciter la crainte au premier regard. Ils aiment la crainte, ça les aide à obtenir ce qu'ils veulent. Simplement, ils n'arrivent pas à trouver un dénominateur commun à la laideur, et sont beaucoup trop feignants pour adapter leur forme à leur interlocuteur (ou trop méprisants, peut-être).
Ils ne sont pas beaux non plus. Je ne sais même pas s'ils ont réellement une forme fixe, et je défie quiconque a déjà vu un Animus de répondre à cette question. Non, ce qui ressort d'une rencontre avec un Animus, c'est leur présence. Ils sont tellement là que l'on se sent fantomatique à côté, tout leur être dégage une cohérence absolue et éternelle avec le monde alentour, et avec l'Univers avec un grand U.
Une rencontre avec un Animus a réellement de quoi dégonfler votre égo comme une vieille baudruche rapiécée. Et quand ils prennent la parole, ou plutôt quand leur pensée s'insinue en vous et s'impose à votre esprit, c'est carrément tout votre intellect qui se carapate sans même faire ses valises. Dont acte pour bibi quand l'énergumène crut bon de forcer l'entrée des mes pauvres méninges, qui pourtant restent bien tranquilles tant qu'on ne leur demande pas de s'activer (ce que je me garde bien de faire d'ailleurs):
"Te voilà enfin conscient, humain." - et que de mépris dans ce terme! "Ecoute-moi bien".
Comme si je pouvais faire autrement quand mon petit cerveau torturé explose sous l'impact de chacun de tes mots. Connard. ( Votre serviteur, qui possède tout de même un certain sens de la survie, tient à préciser qu'il n'a prononcé, sur le coup, aucun de ces mots à voix haute. Par contre il les a pensé très fort, jusqu'à ce que la voix de tonnerre se remette à parler).
"Nous avons un... travail à te proposer. Mais avant de t'expliquer de quoi il s'agit, je crois bon de t'expliquer deux ou trois choses sur la conception de notre Univers. Tu conçois tout à fait, j'imagine, que chaque action possède en soi un pouvoir, et que sa réalisation entraîne le monde dans une direction spécifique. Mais tout aussi logiquement, sa non-réalisation l'aurait entraîné dans une direction différente, parfois radicalement opposée même. Et ne t'es-tu jamais demandé pourquoi, précisément, dans ton monde, telle action avait eu lieu à tel moment, entraînant telle réaction et non pas une autre, submergeant l'univers sous le flot des événements? Pourquoi cette action-là a eu le "droit d'exister", alors qu'il existait une infinité d'autres possibilités? La réponse est simple: ce que tu appelles ton univers n'est en fait qu'un des possibles existant, déterminé uniquement par la suite des événements qui y ont eu lieu. Nous appelons ce possible une dimension. Et ce que nous, nous nommons Univers, c'est l'ensemble de ces dimensions, qui est infini, tu peux t'en douter. En effet, chaque action représente la possibilité d'une bifurcation dans une dimension ou dans, voire l'obligation d'un choix entre de multipiles dimensions. Chaque action, et je voudrais insister sur ce point. Celà signifie que chaque événement, même aussi infime que l'apparition ou la mort d'un être unicellulaire dans une colonie, a une incidence sur la direction générale de la dimension. Comme il existe autant de dimensions que de possibilités, et que deux dimensions peuvent tout à fait ne différer entre elles que par un événement aussi inifmie que celui que je viens de te décrire, il y a bien évidemment une infinité de dimensions. Par ailleurs, le temps n'est pas linéaire dans l'Univers pluridimensionnel. Cela signifie que deux dimensions peuvent être à des stades différents de la même série d'événements. En d'autres termes, tu pourrais en cherchant bien trouver la dimension qui équivaut à la tienne, mais il y a mille ans, ou dans mille ans (bien que la deuxième alternative soit bien plus compliquée). C'est en fait ce dont sont capables les "devins" de ton monde : ils ont tout simplement accès, de façon restreinte, à la trame des événements passés et à venir par des aperçus des dimensions correspondantes. Cependant, étant donné le caractère aléatoire de la réalisation des événements, ils sont bien sûr extrêmement faillibles, surtout à long terme. Ainsi, pour résumer, tu pourrais jusque là voir l'Univers comme un amas, un mille-feuilles infini de dimensions plus ou moins différentes les unes des autres. Comprends-tu pour l'instant?"
Bien évidemment, il n'attendit pas ma réponse (qui sur le coup était plutôt carrément négative). Non, c'eût été du temps perdu.
"Mais ce n'est pas tout." - Ah ben oui, je me disais aussi, c'était trop simple - "A ceci vient se greffer tout un ensemble de pseudo-univers, qui découlent de la capacité de réflexion de l'ensemble des espèces intelligentes. Tu peux là encore aisément concevoir qu'une idée représente en elle-même un certain pouvoir. Et lorsque cette idée est suffisamment mûrie, un Univers qui lui correspond apparaît alors. Ainsi, tous les mondes, les univers, les concepts, les visions du monde conçus par les penseurs et les artistes de toutes les dimensions possèdent chacun leur propre pseudo-Univers, qui se décline à sont tour en de multiples pseudo-dimensions. Nous appelons ces Univers des plans. Mais là encore, ces plans sont le plus souvent l'habitat de créatures pensantes, qui peuvent à leur tour élaborer des concepts, faisant donc naître de nouveaux plans, etc... Ainsi, tout livre jamais écrit engendre un univers, souvent peuplé d'êtres intelligents, qui écrivent à leur tour des livres, qui engendrent des univers, et caetera. Il existe par ailleurs d'autres plans que ceux crées par les idées, notamment ceux engendrés par les rêves d'une personne, très dangereux pour le voyageur car terriblement instables, et d'autres encore, plus méconnus, et parfois encore plus dangereux. Il existe même, dit-on, des dimensions uniques, totalement déterminées, formant des plans minuscules à elles seules, ou des plans limités à quelques arpents de terrain totalement vides, ainsi que bien d'autres objets encore plus étranges. Au finale, on obtient " -un beau bordel ? - " un grouillement de plans emboîtés et entremêlés issus les uns des autres, et qui se déterminent parfois les uns les autres, car tu n'es pas sans savoir l'influence que peut avoir une idée dans le monde que tu appelles réel."
A ce moment-là à peu près, j'aurais vendu ma mère pour une aspirine. Et si j'ai tout bien compris ce que le monsieur m'a raconté, je l'ai sûrement fait dans une dimension ou une autre, d'ailleurs.
"Bien. Maintenant que tu comprends à peu près comment fonctionne le Tout " - et cette manie de mettre des majuscules partout, tellement pédantes qu'elles en deviennent audibles ! - "Voilà ce que nous te proposons, humain. Nous te donnons les capacités de te faire comprendre et de te défendre n'importe où dans le Tout. Nous t'offrons la capacité de voyager entre plans et dimensions, nous t'apprendrons à la contrôler. Nous te garantissons l'immortalité, dans la limite de nos capacités, énormes je dois le dire. En somme tu seras libre de voyager partout et de découvrir à ta guise le Tout qui s'offre à toi. En échange, tu dervas de temps à autre te plier à l'un de nos... scénarios, qui sont devenus la seule distraction qui nous reste : nous te mettrons à la place d'un être déjà existant, et déterminerons les événements de manière à voir comment tu y réagiras, car tu conserveras bien sûr en toutes circonstances ton libre-arbitre."
Un personnage. Voilà le marché de dupes, voilà ce qu'ils voulaient faire de moi : un personnage de roman, qui saurait se bastonner, et même parler un peu parfois, mais un vulgaire pantin quand même. J'ai pas réfléchi longtemps avant de répondre :
"Et si je refuse?"
Couille d'aurochs et bites de nègres, je le jure sur ma tête et sur ce que j'ai de plus cher (à savoir : ma tête), j'ai alors senti le sourire dans l'aura de l'Animus. Il n'y avait aucun signe physique, vu qu'ils ont un peu de mal avec les enveloppes corporelles, mais c'était comme si je pouvais compter les dents qu'une lèvre imaginaire aurait dévoilées en esquissant ce sourire carnassier.
"Rappelle-moi, déjà... A quel moment t'aurais-je laissé entendre que tu avais le choix?"
Ainsi suis-je devenu un Electron Libre, comme ils aiment à appeler leurs créatures favorites. Comprends-tu maintenant l'ironie de ma situation, lecteur qui me serait sûrement cher si je le connaissais ? Oh bien sûr, je peux me tataner avec quasiment n'importe quoi, mes cellules se régénèrent rapidement en cas de blessure, et se renouvellent bien mieux que celles de n'importe quel être vivant selon nos normes, garantissant ainsi mon immunité au vieillissement, je suis rapatrié d'urgence dans les situations extrêmes ; avec le temps, j'ai même développé dans mes rares périodes de repos une immunité à la plupart des poisons. Je parle de manière innée n'importe quel idiome, comme s'il devenait sur le coup ma langue natale (d'où mon petit éclat précédent sur le mot "Terre").
Mais en contrepartie, je dois vivre de longues périodes de ma vie en sachant que tous ceux que je côtoie ne sont guère plus que des marionnettes suivant un scénario très précis, que tous les événements sur lesquels je n'ai pas de contrôle interviennent selon un modus operandi très précis. Je dois me résigner à subir en toutes circonstances les caprices des Animi, pouvant à tout instant être arraché de ma vie "réelle" pour être projeté dans un de leurs scénarii à la mords-moi le noeud. Bordel, je ne sais même si ce que j'appelle ma vraie vie n'est pas elle-même déterminée à mon insu !
Je dois en outre me résigner à être manipulé, selon des voies dont je ne suis d'ailleurs probablement pas conscient. La seule chose que je sais, c'est que quand j'entre dans un "scénario", j'oublie strictement tout ce qui concerne ma vraie vie, pour voir ces souvenirs remplacés par d'autres, artificiels, afin de "ne pas gâcher le facteur naturel du jeu". Quant au libre-arbitre, parlons-en! Comment puis-je être sûr de faire les choses à mon gré, et selon mes impulsions seulement, quand je sais qu'autour de moi d'autres êtres pensent la même chose, alors qu'ils sont manipulés de bout en bout ? Pourquoi les Animi ne me manipuleraient-ils pas moi-même, ne serait-e que de temps en temps, "par simple curiosité" ou "pour ajouter un peu de piquant" ?
Enfin, j'ai tant bien que mal fait mon lot de cet état de fait avec le temps. C'est d'ailleurs entre autres pour ça que j'écris aujourd'hui ce journal. Si je dois à la fois être un explorateur et un personnage de romans, autant écrire mes mémoires dans un coin : ce n'est pas tous les jours que Marco Polo rencontre Julien Sorel !
Non, ce qui me fait encore me relever la nuit, et maudire le nom des Animi, même au milieu des instants de bonheur que je n'aurais jamais vécus sans eux, c'est qu'il existe quelque part, dans une dimension sans doute perdue au fin fond du Tout, un père, une mère et une tripotée plutôt acceptable de frères et soeurs qui restent sans nouvelles d'un gamin de 18 ans, qui sont sans doute morts sans savoir ce qui était advenu de leur fils ou de leur frère. Sans savoir que lui se trimballe toujours avec le même aspect extérieur, même s'il affiche plus de 754 ans au compteur (temps personnel). Sans savoir qu'il est parti presque de son plien gré, mais sans avoir pu même leur dire au revoir. L'affection n'entre pas dans la nature des Animi.
Je m'appelle Shaar Lun et je suis un Electron Libre. Et le premier acte de ma nouvelle vie a lieu à Istanbul, sous la direction d'un quelconque Animus avide de sensations.
