Redeeming Grace
« Tu te fais des illusions, le vieux ! »
Jefferson avait lancé cette remarque suprêmement insolente à un vieux moine croisé durant l'un de ses voyages dans un autre monde, alors qu'il venait de tenter de cambrioler un monastère – même pas sur commande, c'était que le coin paraissait chouette et difficile d'accès, comment aurait-il pu ne pas tenter sa chance ?
Le truc, c'était que l'ancêtre en froc avait lui aussi un passé de cambrioleur et connaissait les ficelles du matin. Heureusement, étant un tondu, il n'avait pas rameuté la maréchaussée locale et préféré lui offrir du thé – pas fameux – en déclarant qu'il fallait bien pardonner à Jefferson puisque celui-ci traversait une phase dont il finirait par sortir…
Et c'était là que Jefferson avait fait sa remarque. Le croulant ne s'était pas mis en rogne, il avait souri.
« Vous y repenserez à deux fois après avoir trouvé la grâce. »
« Qu'est-ce que vous me chantez, maintenant ? » avait râlé le jeune monte-en-l'air.
Le vioque avait eu un petit rire.
« Ou plutôt, c'est la grâce qui vous trouvera. Ce sera peut-être un regard, ou peut-être quelqu'un, mais quand elle vous trouvera, votre vie ne sera plus jamais pareille, quand bien même vous le voudriez. Vous verrez. »
En guise de réponse, Jefferson l'avait insulté de plus belle avant de prendre ses jambes à son cou. Il avait fait d'autres voyages dans d'autres mondes, avait rencontré d'autres gogos, avait eu d'autres conversations, si bien que les mots du vieux moine s'étaient presque entièrement effacés de sa mémoire.
Pour resurgir dans toute leur clarté le jour où Jefferson était devenu père. Plus précisément, à la minute où il avait pu tenir sa fille dans ses bras suite à neuf mois d'attente.
Il avait failli tomber sur les genoux, sous l'effet de la révélation, sous l'effet de tomber amoureux si violemment de cette petite créature rougeaude et ridée pas belle du tout qui avait pourtant réussi l'impossible, capturer l'aventurier à moitié fou et lui faire renoncer à tout ce qu'il connaissait, tout ce qu'il avait été.
Ce sera peut-être un regard ou peut-être quelqu'un, mais quand elle vous trouvera, votre vie ne sera plus jamais pareille, quand bien même vous le voudriez.
Il avait appelé sa fille Grâce. Comment aurait-il pu choisir un autre nom ?
Grâce dans le catholicisme : une faveur gratuite, généreuse et entièrement inattendue, traduction du mot grec charis, ce qui apporte la joie.
