Chapitre premier : le déménagement.
-Aïe !
Malgré le fait que je n'ai pas eu mal, le réflexe de crier quand je reçus la valise dans le ventre surgit instinctivement.
-Quoi ? Tu me reproches quoi, de dormir ?
-Tu ne dormais pas.
C'était une simple constatation ; pas un reproche.
-Exact, je ne dormais pas. Mais c'était comme si, j'étais plongée dans des pensées semblables à des rêves.
-On déménage.
J'en aurais presque eu le souffle coupé. Pire que quand j'avais reçu la valise. Je dévisageai mon frère avec une mine affolée mais curieuse.
-Pourquoi ?
-Je me suis fait voir.
-QUOI ?
Cette fois-ci, j'hurlais vraiment de ma voix perçante. Bizarre, hier, elle était grave.
-Comment ? Demandai-je, furieuse.
-J'étais penché sur un vieux sans famille. Personne n'avait réclamé le corps, alors je me suis dit que…
-Qui, qui c'est qui t'as vu ?
-Un médecin. Il était avec un gars de la presse. Un mec avec un appareil photo. Une interview. Et pas un appareil numérique, un réflex. Il m'a pris en photo alors que je me retournais.
-La photo ?
-Je me suis enfui en brisant l'engin. Pas de soucis là-dessus, si ce n'est qu'ils auront fait un portrait d'ici peu. Et que le gars le mettra sûrement dans l'édition de demain. Dans une petite ville comme ça, ce n'est pas tout les jours qu'on voit…
-Oui, oui, c'est bon. L'interrompis-je. Je suppose que tu as déjà tout organisé ?
-Un camion de déménagement est devant la maison, et j'ai déjà des gens intéressés. Fais les cartons.
La sonnette retentit.
-Habille-toi, aussi.
Je jetai un coup d'œil à ma tenue. J'étais en sous-vêtements. En plein mois d'août, je ne voyais pas le souci. Dans mon armoire, je pris un tee-shirt et un short qui mettaient en valeur mon corps parfait. En toute modestie.
-Bonjour, vous êtes Mr et Mrs Paddington ?
Je gloussai en entendant ce nom. Les pauvres, je les voyais très bien en oursons qui dégustent de la marmelade.
-Emy, tu viens dire bonjour ?
Ai-je le choix ? Pensai-je en soupirant. Il me parlait comme à une gamine. On n'avait que quelques années de différence !
Un pied. Puis l'autre. Je détestai marcher. C'était si lent ! Pourquoi s'embêter à marcher si lourdement quand on avait ma grâce ?
Je souris au couple marié, deux ni-jeunes-ni-vieux qui contemplaient notre maison avec un air hébété.
-Vous voulez acheter notre maison ? Demandai-je avec un sourire carnassier, en insistant bien sur le fait que la maison nous appartenait.
-Va faire du thé, Emy.
Je jetai un regard froid mon ainé avec mes yeux aciers, et les acheteurs potentiels se tortillèrent, mal à l'aise.
J'allais vers la cuisine, mis de l'eau à chauffer, pris les deux tasses les plus effrayantes qu'on avait et pris deux sachets de thé. Une boite de gâteaux secs, peut-être périmés, déposés sur une assiette donnait l'impression d'une hospitalité que je n'avais pas.
J'ouvris le carton, jetait les pâtisseries en vrac et versais l'eau bouillante dans les tasses. Je me servais un verre rempli uniquement du liquide chaud, sans thé, déposai le tout sur un plateau et repartis vers la salle à manger où ils s'étaient installés.
L'homme avait ses fesses sur ma partie du canapé. Et la femme contemplait curieusement une photo en sépia avec deux personnes ressemblant traits pour traits à mon frère et moi. La photo avait une quarantaine d'année déjà.
-Nos parents. Murmura mon aîné, répondant à la question muette.
-Enzo, je ne t'ai pas fait de boisson, je ne savais pas ce que tu voulais. Du thé à la marmelade ? Demandais-je avec mon sourire perfide aux invités.
Enzo me regarda avec un air agacé : il avait compris l'allusion.
-Volontiers, euh… Emy ? Hésita l'homme.
-Buvez donc, pendant que c'est chaud.
Montrant l'exemple, je pris mon gobelet brûlant, plongeai mes lèvres dedans et avalai une gorgée.
Le couple se dit qu'ils ne risquaient rien. Jusqu'à ce que l'homme se brûle lèvres et mains en m'imitant.
-Je vais vous faire visiter la maison. S'écria mon frère. Emy, reste là, s'il te plait.
Le couple se leva, me jeta un regard craintif et suivit Enzo.
Bien qu'ils fussent loin, j'entendais chaque mot prononcé.
-Pourquoi avez-vous décidé de déménager ? demanda la femme.
-Oh, et bien… vous savez que le chef de police est le fils d'un des professeurs du lycée ?
-Oui… murmura l'homme, cherchant où Enzo voulait en venir.
-Et bien, ce professeur, il… il harcelait ma sœur. Il lui faisait des avances qu'elle repoussait. Il l'appelait n'importe quand, vous voyez.
-Et vous n'avez pas prévenu les autorités ?
-Bien sûr que si, mais je vous ai expliqué le lien de parenté entre l'instituteur et le chef de la police. Alors, nous avons décidé de partir.
Je souris. Enzo savait si bien mentir.
-Votre sœur a l'air, euh… très attachée à cette maison.
-Oui, elle a grandi avec moi, mais on bénéficie d'un héritage de ma mère qui l'a habituée au luxe. Ne prêtez pas attention à elle.
Je serrai les poings, luttant pour ne pas me précipiter pour le tuer.
-Tu me le paieras. Murmurais-je depuis le salon, et, bien que je ne le vis pas, je savais qu'il s'était mis à sourire quand à ma remarque.
-Nous avons deux salles de bain, une au rez-de-chaussée et une au premier étage. Cette dernière étant en contact avec la chambre, il suffirait de détruire une portion de mur pour avoir votre salle de bain personnelle. Nous avons trois chambres, deux ici, au premier étage, et une à l'étage supérieur. Encore au dessus se trouve le grenier. J'espère ne pas vous décevoir en vous informant qu'il n'abrite ni rats ou souris, ni fantômes, ni un seul grain de poussière.
-Normal, les seuls monstres ici vont déménager. Maugréais-je à moi même.
-Vous avez pu voir la cuisine, spacieuse et bien éclairée, et l'électricité de toute la maison est fournie à quatre-vingt-dix pour-cent par les panneaux solaires placés sur le toit.
-Vous vivez seul avec votre sœur ?
-Ça te regarde, vieille peau ? Pensai-je extrêmement fort.
-Oui, notre père a quitté ma mère lorsqu'elle lui a dit qu'elle était enceinte d'Emy. Il ne voulait pas de fille. Et elle même est décédée il y a sept ans, alors qu'elle partait chercher mon cadeau d'anniversaire, pour mes dix huit ans. Elle s'est faite renversée par un camion. Étant majeur, j'ai eu la permission de garder ma petite sœur qui était déjà têtue à l'époque…
-C'est pas moi qui jouait aux Barbies, de nous deux, il me semble.
Mes commentaires m'amusaient car lui seul pouvait les entendre.
Tous trois redescendirent. Je réalisai que le couple faisait une tête de moins qu'Enzo. Et pourtant, d'habitude, je le dépassais.
-Alors, vous la prenez ou pas, que je sache si j'ai besoin de ranger la collection de poupées de mon…
-De notre mère. M'interrompit-il avec un air furieux.
-Et bien… Les tourtereaux se regardèrent. Nous sommes prêts à en offrir trois-cent-vingt mille dollars.
-Et vingt-cinq cents ? Demandais-je avec un sourire de petite fille.
-Emy, n'en rajoute pas. Alors, l'affaire est conclue ? Demanda gentiment Enzo.
-Oui.
Poignée de main échangée, un regard sarcastique de la femme qui apparemment semblait plus qu'heureuse de pouvoir se venger des toutes les cruautés que je lui avais fait subir en une heure (Aurais-je oublié de préciser qu'elle a eu la peur de sa vie en voyant un serpent se balader ? Apparemment oui. C'est dingue, elle n'a rien voulu entendre, même quand mon frère expliqua que les couleuvres étaient inoffensives).
-Nous partons dès ce soir. J'ai ici tous les papiers nécessaires, et vous pourrez emménager dès demain !
Ciel, que le temps passe vite. Hier, j'étais en train de rêver en mâchouillant une pâquerette, et aujourd'hui, me voilà la tête dans les cartons. En train de bouder.
-Emy, il va te falloir une identité.
-J'en ai déjà une.
-Un nom de famille.
-J'ai tout, je te dis ! Prénom, Nom, Âge, Date de Naissance, Classe, je sais ce que j'ai fait le cinq juin de l'an dernier à deux heures trente du matin !
-Et que faisais-tu ?
-Je dormais.
-Alors, on répète, que nos versions concordent.
-Je m'appelle Emeline Change, j'ai quinze ans, et en aurais seize le dix-huit mars. J'ai un frère de vingt-cinq ans nommé Enzo Change, il est notaire, gagne bien sa vie. Je suis en seconde. C'est mon seul parent encore vivant, hormis un oncle et une tante qui ont une fille et qui vivent à l'autre bout du pays. Je viens de l'Iowa, je suis d'ailleurs née là bas, dans une toute petite ville perdue. Je suis une solitaire, ne me fais pas beaucoup d'amis. Quoiqu'il arrive, je ne danse pas, et j'ai fait huit longues années de théâtre. Mais attends un peu, Enzo… Ça veut dire que je vais aller au lycée ?
-Oui, cette année.
Je lui sautais au cou et l'embrassai sur les deux joues.
-Merci infiniment ! Cette année sans cours fut la plus longue de toute ma longue existence !
-Et si quelqu'un veut être ton ami ?
-Je lui réponds gentiment s'il pose des questions, mais reste distante. Je mange seule, et suis végétarienne.
-Et si on rencontre des gens comme nous ?
-Je tâche de me rendre compte s'ils acceptent qu'on vive dans la même ville.
-Et s'ils refusent ?
-Je les élimine froidement.
-Emeline…
-Ok, je t'avertis et on repart encore une fois…
Je mettais la dose de scotch tout autour du gigantesque carton contenant mes vêtements, puis prenais un marqueur noir.
La langue coincée entre les dents, j'écrivis avec application : vêtements Emeline, carton numéro quatre. Puis je lui posai une question qui me gênait depuis tout à l'heure.
-Si je suis censée avoir quinze ans, et que tu conduits le camion… Qui conduira la voiture ?
-Tu as seize ans jusqu'à ce qu'on arrive, ça te va ?
-Merci infiniment !
Nouveaux baisers sur chaque joue.
Je l'aidais à charger tous nos cartons, et tous nos meubles, puis on ferma le coffre, le camion, et je jetai un regard d'adieu à notre si belle maison.
Adieu, mon Iowa.
