Disclaimer : aucun des personnages ne m'appartient, mis à part Valeria. Je n'ai pas lu les bandes-dessinéées, cette histoire m'est venue lorsque j'ai vu le film de Bong Joon-Ho. J'imagine que j'étais un peu déçue par la fin, je voulais aussi continuer d'explorer le personnage de Curtis.


Ses cheveux sentent le sucré, un ingrédient utilisé autrefois pour parfumer les gâteaux, lorsque ça existait encore. Il a oublié comment ça s'appelle.

Ils sont encore humides et dégoulinent sur son chemisier blanc. Curtis a honte, l'odeur de crasse qu'il dégage empeste la petite cabine dans laquelle ils sont cachés. Il se reprend, ce n'est pas de sa faute : ils n'ont pas le privilège de se laver aussi souvent que les passagers à l'avant du train. Leurs savons ne sentent rien du tout et le filet d'eau est si mince qu'il a souvent l'impression d'être encore sale. Ils n'ont rien pour frotter, ni pour enlever la saleté incrustée depuis toutes ces années. 17.

Elle, sa peau est porcelaine, même les gardes ne sont pas aussi clairs, à traîner dans les mauvaises parties du train. Elle, c'est la fille de Wilford : son laissez-passer.

Il n'ose pas la toucher, à la place sa mitraillette s'enfonce dans son flanc droit. Il lui a dit de se taire, jusque là elle obéit mais elle ne peut pas s'empêcher de sursauter au son des coups de feu qui éclatent dans le couloir. Elle recule, loin des cris, vers lui, puis se recroqueville dans le coin alors il change son arme de main pour continuer de la tenir en joue.

Il est là. Il les cherche. Curtis espère que la vapeur jaunâtre à l'extérieur les aidera à rester dissimulé plus longtemps, il compte sur l'effet de surprise.

Encore deux coups de feux. Bang. Bang.

- Je n'ai rien vu.

Il ne sait pas à qui appartient cette voix, cela pourrait être lui, il ne le saurait pas. Franco Senior est toujours silencieux : le parfait bourreau. Curtis se concentre mais plus personne ne parle. Ils passent devant leur cabine sans s'arrêter, leurs pas lourds résonnent sur le sol en bois du sauna.

Il est temps d'agir.

- Non.

Ce n'était qu'un murmure, un chuchotement à peine audible, et pourtant Curtis s'arrête net. Il s'apprêtait à ouvrir la porte, soutient son regard. Il sait que ses yeux sont bleus, elle est souvent dans les reportages à la télévision, mais ici, à travers la lumière tamisée, on dirait qu'ils ont la couleur du feu, ils brillent même. Curtis ne comprend pas, elle devrait avoir peur de lui, pas de Franco Senior. Le doute s'installe, sa main est posée sur la poignée, il est prêt, hésite, car si la fille de Monsieur Wilford en personne est terrifiée, ils devraient tous l'être.

Un grincement, et puis des coups de couteaux scindent le silence, suivi d'un bruit sourd, quelqu'un est tombé. Il espère que c'est le bourreau, mais il doit en être sûr, ce n'est pas le moment de se dérober, il faut sortir.

Elle refuse de bouger alors il la pousse doucement, mitraillette toujours collée au flanc, enserre son bras pour la dissuader de se sauver. Ils avancent dans l'allée, elle ne résiste plus et se laisse guider. Il y a déjà trois corps étendus par terre. Elle plaque une main sur sa bouche pour s'empêcher de crier, ou de vomir, il ne sait pas, mais trop tard, un sanglot lui échappe. Franco les voit, lève son arme.

- Pitié...

C'est comme s'il ne la voyait pas. Valeria se sent projetée sur le côté, derrière une rangée de casier, à l'abri. Ce salaud lui a tiré dessus : la balle a éraflée son flanc. L'homme à la mitraillette aussi a été touché, son bras dégouline.

Le corps devant elle est inerte, c'est un passager de l'avant du train, et pourtant Franco l'a tué. Bang. Bang. Il n'a même pas pris la peine de vérifier. Après tout, c'est son rôle à bord du train, exécuter la sentence, peu importe l'accusé, peu importe le crime. C'est la grosse dame qui lui a raconté : ils sont deux, Franco Junior et Senior. Le premier s'occupe de l'écoutille et du chronomètre, puis indique à l'autre quand abaisser le marteau. Le puni doit passer l'un de ses membres, généralement le bras, au dehors, dans l'air glacial. Il ne faut que quelques minutes pour que ça gèle complètement, d'où le chronomètre, inutile de refroidir le train pour rien. Alors Franco Senior intervient : le bourreau lève bien haut son marteau et l'abat sur le bras du malchanceux, le brise en mille morceaux.

Valeria s'est toujours demandé pourquoi il n'y avait que des écoutilles à l'arrière du train, aucune chez eux. Grant disait que c'était parce qu'ils savaient qu'ils n'y aurait pas assez de place en prison. Conneries. Une cellule n'inspire pas assez de terreur, les Franco, si. Celui ici n'a qu'un seul but : éliminer les intrus.

Le cri de la femme sort Valeria de sa torpeur. Et puis, le silence : ils ont arrêtés de tirer. La douleur dans son flanc lui arrache une grimace. Le sang séché sur sa chemise blanche lui rappelle la couleur des raisins dont raffolent son père. Elle les déteste : goût acide dans sa bouche. Maintenant c'est la bile qui monte dans sa gorge, il fait trop chaud, l'air moite lui donne des vertiges.

Les cabines sont encore humides, elle glisse en y prenant appui, avance, lentement, chancelante. Vers quoi ? Un autre massacre, elle le sait. Vers qui ? Quelqu'un encore vivant, ça, elle l'espère.

Franco Senior gît à ses pieds, immobile, statue de cire à la peau flasque. Impossible de le briser en mille morceaux, à la place il faudrait le faire fondre.

Il est là, l'homme à la mitraillette : lui aussi est couvert de sang.

- Vous venez avec nous, vous ouvrirez les portes.

Il ne lui a pas laissé le temps de mettre ses chaussures. Ils traversent les wagons les uns après les autres, Valeria sent la mitraillette taper dans son dos à chaque pas, il la pousse vers l'avant dès qu'elle fait mine de ralentir. Elle connaît ces quartiers du train par coeur : ils seront bientôt arrivés à la dernière porte, celle de Wilford. Personne n'essaye de les arrêter. De toute façon la plupart des gardes sont de l'autre côté, morts lors de la bataille de Yekaterina. Plus d'autorité, à part Wilford, retranché, caché, il ne sort jamais.

Le père et la fille qui les accompagnent volent tout le Kronol qu'ils peuvent. C'est la seule drogue à bord, le seul échappatoire de ce train, voilà pourquoi tout le monde en consomme autant. Valeria a déjà essayé plusieurs fois, ce n'est pas une solution. Il n'y avait plus d'alcool, il n'y a plus d'alcool.

Ils passent la dernière porte des wagons dorés, après c'est la salle des machines, puis une petite passerelle à traverser avant d'arriver devant les quartiers de Wilford.

- Ouvrez.

- Je ne peux pas.

Ses doigts s'enfoncent dans son bras, il la pousse contre la paroi métallique. Son geste est désespéré, violent, Valeria essaye de se dégager mais il serre encore plus. Elle gémit de douleur.

- Vous me faites mal !

- Je m'en fous ! Ouvrez la porte.

Il n'abandonnera pas.

- Pitié...

Colère. Puis honte dans ses yeux. Il relâche doucement la pression et baisse la tête. Valeria n'arrive pas à tenir debout, elle se recroqueville dans un renfoncement de la porte, puis ferme les yeux alors qu'il s'accroupit devant elle. Les larmes coulent malgré elle, un sanglot lui échappe.

- Je suis désolé.

Son regard croise le sien : elle a envie de lui faire confiance, il dit peut-être la vérité, mais cet homme vient de l'arrière du train, tous des terroristes. Alors pourquoi n'a-t-il pas laissé Franco te tuer ?

Il avance sa main. Pas pour la frapper, juste lui prendre sa carte. Il veut vraiment l'ouvrir, cette foutue porte. Le bruit des machines ne couvre pas le cri de rage, elle lui avait pourtant dit que ça ne fonctionnerait pas. Il s'en prend à l'autre homme maintenant, peu lui importe, qu'ils se débrouillent.

Son flanc brûle, il devient plus difficile d'ignorer la douleur. La plaie saigne un peu : ce rouge là est plus éclatant, sang frais mais chaud sur le bout de ses doigts.

Et puis tout s'estompe.

- Du feu !

Vision floue, parsemée de tâches noires, mais elle peut quand même les voir, lui assis, l'autre, le père, un peu plus loin, debout. On dirait un super-héros, sans les couleurs. Son costume est un épais manteau de fourrure qu'il porte comme une cape, pas de collants rouge vifs ou de bouclier étoilé.

Valeria ne comprend pas pourquoi il crie au feu, elle n'en voit nul part, pas de chaleur non plus, juste le froid. Elle tremble même. Ses oreilles bourdonnent, mais avant de sombrer de nouveau elle sent la porte s'entrouvrir derrière elle. Enfin.

Elle sait qu'elle est dans les quartiers de Wilford avant même d'avoir ouvert les yeux : ici il n'y a pas de bruit, juste le doux grésillement du moteur. C'est comme une berceuse, elle pourrait presque se rendormir. Presque. Le sol est dur, lames de parquets brillants, rayées par endroit après toutes ces années. 17. La grosse dame est dans un coin, son manteau jaune la fait ressembler à un citron géant.

- Je suis vieux, je veux que tu prennes ma place. C'est ce que tu as toujours voulu, c'est ce que Gilliam souhaitait aussi, Curtis.

Alors c'est comme ça qu'il s'appelle : Curtis. Il est là-haut, avec Wilford, dans la Machine. Baignés de lumière blanche, on dirait des anges. Elle s'accroche à eux pour se maintenir éveillée, se concentre sur leurs paroles, avale chaque mot. Gilliam. Train. Complot.

Il lui faisait confiance, c'était son mentor, celui qui lui avait donné un but. Toutes ces années il l'avait préparé à traverser le train, c'était chose faite, il était le premier à avoir réussi, le seul même. Mais Gilliam était un traitre, il manigançait derrière son dos depuis tout ce temps, était de mèche avec Wilford depuis le début. Tout s'embrouille. Ce serait si facile de dire oui, cependant...

- Et elle ?

- Valeria n'a pas la même fin que toi.

Pas sa fille, celle de Gilliam. Pas son héritière, une otage. Alors tous ces mensonges et trahisons, c'était pour elle. Toutes ces révoltes mortes avant d'avoir commencées...à cause d'une personne, non, deux : Gilliam voulait protéger sa fille. Cela explique pourquoi Franco leur a tiré dessus sans hésiter. Valeria n'est qu'un pion. Comme lui.

Elle est toujours allongée près du mur, et elle pleure, pas à cause de lui cette fois.

La porte s'ouvre et le chaos dehors couvre les paroles empoisonnées de Wilford, qui continue malgré le vacarme de lui murmurer à l'oreille. Il n'écoute plus, son choix est déjà fait.

- Du feu !

La fille entre en courant, elle veut une allumette. Du feu ! Son père ne criait pas au feu alors, il en demandait pour...le Kronol. Ils en ont ramassé un bon paquet, Valeria devine tout de suite pourquoi : BOUM. C'est Grant qui lui avait montré à quoi ça pouvait servir, mis à part planer. Ils en avaient juste pris une toute petite portion, petits pétards verts, pour faire peur à Mason. Une semaine de punition mais cela valait le coup : elle n'avait jamais autant ri.

- Curtis !

La fourchette ne fait que rayer le parquet, la fille n'arrive pas à soulever la trappe dans le sol alors Curtis descend de la Machine pour l'aider. Valeria s'assoit, se traîne, lentement. Elle n'a pas le temps de bien voir, juste un bref coup d'oeil et Wilford referme déjà le mécanisme. C'est assez pour comprendre.

- Depuis combien de temps ?

La rage fait tressaillir sa voix, la douleur tout son corps, pourtant elle arrive à se lever, tenir debout même. Il sert du vin, comme si de rien n'était, lui tend le verre avec un sourire arrogant.

- Depuis qu'on ne peut plus remplacer les pièces manquantes, ma chérie. Les rejetons de l'arrière font très bien l'affaire.

Éclats de verre. Insultes. Curtis lui a mis une droite, elle ne fait rien pour l'empêcher de le frapper. Il le mérite, même pire. Il y a un revolver scotché sous la table. C'est en cas d'extrême urgence. Vises juste, ou tu pourrais abîmer la Machine. Elle connait tous ses secrets, presque. Valeria le prend sans réfléchir et le pointe sur Wilford.

- Ceci est un cas d'extrême urgence.

Il est à demi inconscient derrière la table, près des étagères. Toujours ce sourire arrogant collé sur la face, un peu de sang sur le menton. Pathétique, faible, vieux. Et pourtant il continue de lui cracher son poison.

- Sans moi tu ne serais rien !

Les mots résonnent dans sa tête. Rien. Rien. Elle n'arrive pas à appuyer sur la détente, c'était si facile avant. Clic. Elle n'y arrivera pas, n'y arrivera plus jamais.

- Tu es un monstre.

Juste une petite pression. Clic. Allez. Rien. Rien. Allez !

- Non.

C'est Curtis, il lui a attrapé la main, celle qui est contractée en un poing. C'est pour s'empêcher de tomber, elle ne veut pas que Wilford voit ses faiblesses, lui aussi connaît tous ses secrets, presque.

- Aide moi.

Il la supplie du regard, ne lâche pas sa main, la tient doucement dans la sienne. Au début elle détourne les yeux, c'est Wilford qui l'intéresse, il faut que ça se termine. Il est inconscient maintenant, sa tête est penchée sur le côté dans une position étrange, comme un poulet à qui on vient de briser le cou. Le revolver tremble au bout de son bras.

- S'il te plaît, Valeria, aide moi.

Curtis a le bras coincé dans un engrenage et en-dessous il y a le petit garçon. Alors elle laisse tomber l'arme, une fissure de plus sur le parquet vernis. Le train tangue mais elle garde son équilibre, habituée après toutes ces années. 17. Il lui faut quelque chose pour faire levier, fouille les placards, vertiges alors qu'elle s'agite dans tous les sens. Une petite main, chaude, lui effleure la jambe. C'est un petit garçon, il s'est extirpé d'une des étagères. Combien Wilford en cache-t-il ?

- Andy ! Andy ! C'est moi...Andy !

Curtis ne comprend pas, aucune réaction. Il a beau l'appeler, Andy ne l'entend pas, ne le voit pas, lui glisse entre les doigts lorsqu'il essaye de le retenir. La Machine pivote derrière eux pour laisser apparaître une ouverture, juste assez large pour qu'un enfant puisse s'y faufiler.

- Andy !

- Tout le monde a sa propre place ici.

Wilford. Ce salopard a réussi à se remettre d'aplomb, assis, le dos tordu. Il regarde dans le vide, son bras, tel un engrenage, va de l'avant à l'arrière, la main repliée comme un crochet, et on tourne. Lui aussi est une pièce du train, pas indispensable, remplaçable. Le bruit du pied de biche que Valeria laisse tomber à côté de lui paraît le sortir de sa torpeur, son bras retombe mollement sur ses genoux. Il ricane maintenant, tousse et crache du sang.

- Ta place n'est pas ici Valeria.

Il continue de marmonner dans son coin mais elle ne l'écoute pas, attrape Andy avant qu'il n'atteigne les marches. Sauvé.

- Qu'est ce que tu fais...arrête !

Le petit garçon essaye de résister mais il n'a pas de force, Valeria sent son corps tout frêle contre elle. Il crie, il pleure, il se débat mais elle ne cède pas. Elle l'immobilise, le berce.

Le train ralentit.

- Curtis ! La porte !

Yona ! Le Kronol ne va pas tarder à exploser. Il faut qu'il se sorte de là et qu'il extirpe Tim avant qu'il ne soit trop tard. Cri de désespoir. La foutue tige en métal ne veut pas faire levier, il commence à ne plus sentir son bras. L'engrenage l'écrase avec une force surhumaine : une cicatrice de plus sur son corps déjà meurtri. S'il s'en sort. Tu es le seul a avoir traversé le train d'un bout à l'autre. Depuis l'arrière jusqu'à l'avant. Il ne peut pas laisser tomber maintenant. Il n'abandonnera pas, il est arrivé trop loin.

La main de Valeria sur la sienne le fait sursauter.

- Andy...

- Il sera à l'abri dans le moteur.

Là, dans la lumière blanche de la Machine, ses yeux sont bien bleus, ils brillent, mais pas de peur, d'espoir. Elle l'aide à tirer et au prix d'un dernier effort ils arrivent enfin à libérer son bras. Le pied de biche bloque l'engrenage juste assez longtemps pour faire sortir Tim.

Ricanements de Wilford, avachi dans son coin comme un vieux fruit pourri.

- Gilliam avait tort de vouloir te confier...

Curtis ne le laisse pas finir sa phrase. Clic. BANG. Des bouts de cervelle collés au mur, le sang se répand sur le sol, il coule entre les dalles du parquet, marque chaque fissure.

Yona n'arrive toujours pas à fermer la porte, la bombe va exploser d'une seconde à l'autre : ils doivent se mettre à l'abri. Curtis arrache la table du sol et la bascule. C'est toujours mieux que rien.

- Yona !

Trop tard. BOUM ! Curtis pousse Valeria derrière la table. Ils s'accrochent l'un à l'autre. Elle ferme les yeux, sent le train fait une embardée. Par chance il reste sur les rails, puis ralentit petit à petit, jusqu'à s'arrêter.

Curtis relâche la pression. Le ciel est bleu, il en avait oublié la couleur après toutes ces années, 17, à travers une vitre crasseuse ça ne compte pas.

- On devrait déjà être mort de froid.

Sa voix n'est qu'un murmure, elle tremble contre lui. Le feu, la mort, cela viendra après. D'abord il y a l'odeur des cheveux de Valeria : la vanille. Il se rappelle maintenant.