Je regarde mon reflet disparaître derrière la buée qui recouvre lentement le miroir, comme une infection. Comme ce qui me ronge sans cesse depuis des années, qui m'arrache les trippes, me martèle la tête, m'écrase les poumons, me transperce le coeur... Je ne sais plus quoi faire, je suis à court d'idées.
Je me détourne de la glace et je ferme l'eau chaude, ouvre l'eau froide complètement, puis je mets un pied dans la douche, puis l'autre. Je serre les dents alors que je sens la morsure de l'eau sur mon corps. Je me tiens immobile un moment alors qu'il me semble soudain ne plus avoir assez d'air.
Et si... je perdais connaissance à cet instant, en cet endroit... que je me fracassais la tête sur le sol carrelé en tombant... que je m'ouvrais les veines en accrochant le rasoir de Radu et que je me vidais de mon sang là, dans cette pièce verrouillée de l'intérieur? Que ferait-il?
J'essaie de ne pas y penser, toutes les réponses qui me viennent plus déprimantes les unes que les autres. Je pense à Radu, son regard adorable hier alors que je lui assénais des coups de cravache en m'empalant sur lui... son regard outré alors que j'ai refusé de le détacher complètement avant de me lover tout contre lui... Mon beau Radu... Mon très cher, précieux Radu...
J'ignore ce que je serais aujourd'hui sans lui... sans ces yeux merveilleux, expressifs, qui me foudroient dès qu'ils m'apperçoivent... Il est le seul à me témoigner la moindre émotion, à réagir autrement qu'en réprimandes... D'un autre côté, chaque jour où sa seule présence m'aide à respirer est un jour de plus à souffrir.
J'ai déjà pensé me débarrasser de lui... oh! combien de fois j'y ai songé... mais jamais je n'ai réussi à aller jusqu'au bout. Jamais mes mains n'ont réussi à lui soutirer ce dernier souffle, jamais une lame, de mes mains, n'a réussi à aller chercher cette ultime, fatale goutte de sang... jamais mon esprit n'a permi à mes mains d'omettre de tirer les rideaux lors du soleil levant.
Ma gorge se sert, un soubresaut secoue mon corps, et des larmes m'échappent, coulent sur mes joues, se mèlent, enfin, à l'eau qui déferle sur moi. Meine lieblings Radu...
Je me lave, lentement, mécaniquement... j'enlève les traces qui restent sur ma peau. Je les regarde disparaître par le drain... mais même si le sang ne coule plus de mon corps, que la sueur et le sperme ont été lavés... ma douleur reste, persiste. Je sais que c'est sans doute trop lui demander de me dire, ne serait-ce qu'une seule fois, ces trois mots qui me hantent, dont j'ai si atrocement soif, mais j'aimerais qu'il me prouve que je compte à ses yeux, qu'il tient à moi.
Rien de ce que Radu peut me faire ne peut me sustenter. Il n'y a que les paroles d'Isaak dont je m'abreuve, que la sensation de sa peau sur la mienne qui me nourrit... sans son simple regard, je n'ai même pas l'impression d'exister. Je lui appartiens. Encore et encore, je le lui dis, je tente de le lui prouver chaque fois que j'en ai la chance, mais il me semble que plus le temps passe et plus je le laisse indiférent, plus il m'ignore, plus je souffre... Ça ne peut pas continuer ainsi.
Chaque jour qui passe me détruit un peu plus à l'intérieur. Chacun des chiffres sur l'horloge me désagrège tour à tour. Chaque souffle qui quitte mes lèvre emporte avec lui un peu plus de moi-même. Je dois faire quelque chose avant de cesser d'exister, avant que ces souvenirs de nous deux, qui me rongent comme un venim, ne s'effassent, ne s'effrittent, ne disparaissent avec ce qui reste de moi-même.
Je dois le quitter.
Je dois abandonner ces sentiments avant qu'ils ne causent ma perte.
Je porte une main à mon visage. Je n'ai plus de larmes à verser. Je tremble de froid, d'effroi. Je ferme l'eau, sors de la douche. La douceur de la serviette moelleuse sur ma peau semble une infamie, un mensonge; les vêtements que j'enfile, le masque de la tromperie. J'avance dans le couloir, chaque pas une note d'amertume qui se fait écho dans le silence. Je me retrouve devant la porte de la salle à manger, je m'arrête.
Ils sont là, derrière cette barrière de bois pivotante, à une torsion de poignet de moi. Radu, Mein Herr et Isaak m'attendent pour le repas. Je suis le mouton dans la meute de loups, sur le point d'émettre un bêlement qui risque de m'attirer bien pire que la mort. Je le sais, et pourtant je le ferai tout de même. Je ne peux affirmer que je suis prêt à subir la punition que m'infligera mon bien-aimé, mais il est trop tard pour reculer. J'ai pris ma décision. Je suis... fatigué.
Je tends la main, mais la porte s'ouvre d'elle-même. De l'autre côté, Isaak me regarde avec humour, comme pour se moquer. Je détourne le regard avec quelque difficulté. Voilà bien trois semaines depuis la dernière fois que je l'ai vu. Mein Herr l'avait envoyé en mission et il est parti sans un mot, sans un au revoir. Comme à chaque fois. Je n'en peux plus. Je prends place à table, là où je m'assis toujours. Isaak prend place à ma gauche, Mein Herr siège comme toujours à la gauche d'Isaak, au bout de la table, et Radu, mon beau Radu, est en face de moi. Le silence règne. Le repas est déjà servi.
"Tu es en retard, Dietrich," me murmure Radu en réprimande.
Je ne réponds pas. J'observe mon assiette. Une magnifique présentation et je sais que c'est très bon, mais je n'ai pas d'appétit.
"Je te trouve bien silencieux aujourd'hui, mon petit Dietrich," dit enfin Isaak, un coin de ses lèvres se soulevant légèrement, amusé de je ne sais quel sadisme, quelle fantaisie qui lui traverse la tête. Il compare sans doute cette scène devant lui à un de ses livres, ou quelque chose comme ça. "Tu n'es pas content de me revoir?"
Question piège. Il sait qu'il y a quelque chose qui me ronge et il veut me forcer à cracher le morceau. Soit! Je pousse légèrement mon assiette, à la surprise de tout le monde. Je garde mes yeux sur la table. "Si je te demande ce que je suis pour toi, Isaak, que me répondras-tu?"
"Je n'aime pas me répéter, Marionettenspie-"
"Exactement! J'aimerais que tu me dises, au moins une fois, même si c'est un mensonge, que tu m'aimes!", que je réplique, ne lui laissant même pas le temps de finir sa phrase. Il me regarde et je connais cet éclat de réprimande dans ses yeux qui me dit d'arrêter de faire le gamin. Mais cette fois, je ne l'écouterai pas. "Je préfère partir et t'oublier, changer de vie, plutôt que rester ici à me morfondre, à me faire du mal en essayant de te faire témoigner de l'affection à mon égard. Et donc c'est ce que je vais faire, Isaak." Je me lève. Mein Herr et Radu aussi me regardent, le premier avec amusement, le second avec horreur. Je suis désolé, Radu. "Je quitte le Rosen Kreuz. Je vais trouver Esther et me marier avec elle. Je vais tâcher d'abandonner ces sentiments que j'ai pour toi qui me dévorent petit à petit."
Je me retourne et me dirige vers la porte. Mes mains sont moites, mon coeur bat la chamade. Je m'attends à ce qu'à tout moment, ses ombres apparaissent de nulle part et me consument, mais il ne se passe rien.
"Dietrich von Lohengrin," dit-il alors que je pose une main sur la poignée. Je fige en tendant l'oreille. Va-t-il acquiescer à ma demande pour me faire rester? "Tu es libre de partir, si tu veux. Mais souviens-toi bien que je te retrouverai. Où que tu ailles. Je te retrouverai, je tuerai cette fille devant tes yeux, je t'attacherai et te ferai nourrir par des inconnus."
J'ai soudainement peine à respirer, pour une certaine raison. Je me retourne et le regarde, la gorge serrée. L'espoir m'agrippe le coeur, mais mon esprit désillusionné me noue l'estomac... "Alors dis que tu m'aimes, et je resterai. Dis que tu tiens à moi et je continuerai à t'appartenir pour l'éternité."
"Tes paroles n'ont aucune importance. Tu m'appartiendras toujours, que tu le veuilles ou non, et aucune de tes crises puériles ne me fera plier. Comme je viens de te le dire, tu es libre de partir, si tel est véritablement ton désir, mais prends garde à ce que ça t'apportera de ma part."
Mein Herr semble amusé au plus haut point, tandis que Radu me lance un regard paniqué. Isaak, lui, est toujours aussi impassible, toujours aussi sérieux. Je sens mon coeur se briser en mille morceaux. Je ferme les yeux pour tenter de retenir les larmes. J'ouvre la porte et je sors. Je file dans les couloirs, jusqu'à la porte d'entrée que j'ouvre violemment. Je ne prends pas la peine de la fermer ou même la claquer derrière moi. Je ne m'en sens pas la force. D'ailleurs, je ne cours qu'une dizaine de mètres avant de trébucher et m'étaler de tout mon long par terre. Je me relève comme je peux, lorsque soudain, alors que j'allais continuer, on m'agrippe par le bras et on me plaque brusquement à un arbre. Je fusille du regard celui qui a osé faire ça, alors même que mes yeux s'emplissent d'eau.
C'est Radu. Il hyperventile légèrement, ses yeux sont paniqués, sa poigne sur mes épaules légèrement douloureuse. Mon regard s'adoucit. "Non mais quelle mouche t'a piqué, tout à coup!? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de dire? De faire?!", rage-t-il en me secouant un peu.
Je le regarde, soudainement comme léthargique. Je lève une main et je la pose sur sa joue, je la caresse doucement. "Tu es tellement beau, meine lieblings puppe..." Je sens mes larmes commencer à couler.
Il frappe ma main pour l'éloigner de son visage. "Retournes-y! Va le voir et excuse-toi à genoux! Tu es bon pour ça, surtout avec lui! Si tu ne le fais pas, si tu pars vraiment, il mettra ses menaces à exécution! Ta place devenue vide, il me forcera à la combler! Tu sais ce que ça implique! Et s'il t'attache comme il a dit qu'il le ferait, te connaissant, tu en perdras la raison et je ne pourrai rien faire pour nous sauver, ni un ni l'autre, au risque de le payer très cher! Si tu pars, tu mets ma vie en danger aussi! Même si la pensée m'a toujours été désagréable, je croyais que tu m'aimais!"
Je faufile mes doigts dans les cheveux à l'arrière de sa tête, je l'attire à moi et je l'embrasse longuement. Il ne me repousse pas, ne répond pas, comme d'habitude, mais il est figé de surprise. Après un moment, je brise le baiser et je le repousse doucement. Il recule de quelques pas, toujours sous l'effet de surprise. "Oh oui je t'aime, mon Radu. Je t'aime presqu'autant que je l'aime et je sais que si je faisais des efforts, je pourrais t'amener à m'aimer aussi, mais ce n'est pas assez. Je n'ai plus la force de vivre sans son amour à lui. Même si je ne doute pas qu'il me le fera payer très cher, ma décision est prise et tu n'arriveras pas à me faire changer d'avis. Pardon, Radu, et adieu."
Je me détourne de lui et je m'éloigne. Lorsqu'il tente de me poursuivre, de quelques mouvements de doigts je le ligotte avec mes fils et je le laisse pendu là à hurler mon nom, bien en vue du manoir qui sert de Quartier Général au Rosen Kreuz... Cet aurevoir m'a donné la force de partir, malgré mes larmes, malgré mon coeur qui est en pièces, mes jambes flageolantes, mes poumons comprimés, ma gorge serrée... Je me sens mort à l'intérieur. Mort, mais pas inexistant. Ma petite Esther me guérira. Ma petite Esther me fera passer par-dessus ma souffrance. Ou du moins je l'espère...
