A/N : J'ai d'abord écrit cette histoire pour le Character's development Challenge de WA. Il s'agit d'une autre version du chapitre I de Fantômes, d'un point de vue différent, avec une finale différente. N'étant pas certain si cette histoire conviendra au Challenge, je poste la première partie de deux de la version française ici pour paufiner l'histoire avec vos commentaires. La version anglaise, quant à elle, ne sera qu'une histoire complète en un seul chapitre.
La porte de la chambre grinça doucement et un courant d'air fit voleter les rideaux légers du baldaquin. La lumière verdâtre des réverbères, qui passait à travers les carreaux sales de la fenêtre donnait à la chambre une atmosphère étrange, presque hantée. La vieille armoire Louis-Philippe jetait son ombre opaque sur le lit et la tapisserie, fade et déchirée par endroit, donnait l'impression d'être sortie d'un autre siècle. Les meubles semblaient animés d'une volonté propre et Raoul eut l'impression, un moment, qu'ils allaient bouger d'eux-mêmes, pour venir l'écraser, commandés par la vieille femme du portrait qui le regardait, la croix sur le cœur, d'un œil sévère. Il prit une grande inspiration et s'essuya le front maintenant couvert de sueur.
L'alcool. C'était l'alcool. Il avait simplement prit un petit verre de trop, c'était tout. Mais il y avait bien de quoi célébrer, ce soir, non? Raoul eut un rire satisfait et soupira d'aise. Il s'avança, le plus discrètement possible, malgré la pièce qui dansait, autour de lui et fit face au portrait. La vieille femme le dardait de ses yeux noirs et le rictus de ses lèvres, sous ses joues grasses flétries, le condamnerait perpétuellement pour avoir dévié la carrière de sa filleule, il le savait. La bonne maman Valerius. Il eut un rictus mauvais, en pensant à tout ce que cette femme lui avait caché et murmura, entre les dents, en postillonnant sur le tableau.
- Vieille folle, va !
Raoul crut entendre un bruit, derrière lui et lança un regard inquiet vers le lit, tapi dans l'ombre. Les draps étaient froissés et il crut voir une forme immobile, dans la pénombre. Il soupira. Le petit dormait, à poings fermés. Peut-être que cette nuit, il allait les laisser tranquilles, sans pousser ces cris de terreur qui résonnaient dans toute la maisonnée ; les mêmes que ceux qu'il faisait, lorsqu'il était l'heure du bain, ceux-là qui martelaient la tête de l'homme et le faisait frémir au plus profond de lui-même, les seuls sons que l'enfant émettait, maintenant. Jamais il n'avait vu un enfant aussi effrayé par l'eau. Dire qu'il aurait voulu que son fils suivent ses traces et devienne marin. Il secoua la tête pour chasser les mauvais souvenirs et examina le lieu dans lequel il se trouvait, en quête de ce qu'il cherchait. Il fut frappé par l'austérité de la pièce, comme s'il la voyait pour la première fois. Ces tableaux austères, ces dentelles jaunies, les livres poussiéreux, les vieilles partitions de musique, trop bien ordonnées sur lutrin, l'absence du moindre jouet lui donna l'impression d'étouffer. Était-ce vraiment la chambre d'un garçonnet de huit ans ? On aurait plutôt dit un mortuaire. Il frissonna et tâta sa redingote. L'objet de bois, sous le tissu le rassura, un instant. Il allait arranger tout ça, il le savait. Tout s'arrangerait, enfin. Il tenta de se concentrer, malgré sa vision trouble. Où l'enfant aurait-il pu cacher ce satané violon ?
Il n'en revenait toujours pas de la chance qu'il avait eue. Il avait d'abord envoyé promener l'individu qui l'avait abordé, au comptoir du bistrot. Puis Raoul n'avait pas eu le choix que de l'écouter, quand celui-ci avait insisté pour lui payer un verre. Son client, un certain Monsieur Garnier, était prêt à payer une fortune pour une vieillerie que la veuve Valérius avait donné au vieux Daaé. Un Stradivarius. Mais comment cette vieille folle s'était-elle procuré un Stradivarius? Des milliers de francs pour un violon qui avait traîné dans le fond d'une armoire depuis des années avant qu'on laisse le petit s'en servir à sa guise. 240 000 francs. C'est ce que valait ce machin. 240 000 francs entre les mains d'un enfant qui n'avait pas prononcé de vive voix deux syllables consécutives en trois ans.
Lorsque sa main toucha le vieux cuir usé de l'étui, au fond de la grande armoire, il ressentit un soulagement immense. Jetant des regards de ça et là, il le sortit discrètement de sa cachette et le porta à son cœur, comme si sa vie en dépendait. 240 000 francs. Il tenta de se remettre debout, péniblement et lança un regard coupable vers la forme immobile, dans le nid de couvertures. Pourquoi avait-on donné ce putain de violon à un enfant ? Certes, l'enfant se débrouillait très bien en musique. Un vrai prodige, il devait l'admettre. Le gosse adorait l'instrument. Bah ! Le petit l'oublierait bien vite. Les mômes étaient tous comme ça, à son âge. Ce gosse avait besoin de plomb dans la tête. De vrais passe-temps digne de son rang. Il caressa le cuir de l'étui et rit doucement de sa fortune.
- Mais… que fais-tu avec le violon de mon père ?!
L'étui lui glissa entre les mains. La forme blanche, diaphane et fantômatique, qui se tenait à l'entrée de la chambre lui arracha un hoquet de surprise. Pendant un instant, il crut que la vieille sorcière s'était matérialisée. Il avait décidément trop bu. Ce n'était que sa femme. Il soupira. Elle n'aurait pas le choix de lui pardonner, ce coup-ci. Il le savait. Il s'avança nonchalamment, vers elle, avec la ferme intention de ne pas se laisser distraire.
- Va te coucher, Christine, je t'en prie. Le docteur a dit que tu avais besoin de calme. Le petit dort, ne t'inquiètes pas. Il ne nous réveillera pas, cette nuit. Va, va te coucher, s'il-te-plait.
Mais la main osseuse de sa femme se posa sur son bras et ses yeux creux se posèrent sur lui, dans un éclat lugubre.
- Ne fais pas ça, Raoul, je t'en supplie. Ne fais pas ça… Sinon… Sinon….
La menace le piqua au vif et il dévisagea amèrement la créature qui se tenait devant lui. Il ne la reconnaissait plus, depuis des années. Où était passé cette belle jeune fille blonde rieuse aux joues roses pour qui il s'était jeté à la mer afin de lui rammener son écharpe? Était-elle restée dans ces Catacombes lugubres? Parfois, il avait l'impression de s'être trompé. D'avoir emmené par mégarde une de ces affreuses goules de légendes des profondeurs souterraines. Que sa belle Christine, celle qu'il aimerait à jamais, l'attendait patiemment, à la porte de la rue du Scribe. L'alcool lui chauffait les tempes et le fiel lui monta à la gorge.
- Sinon quoi, Christine ? Sinon quoi ? Je vais encore le regretter amèrement, c'est ça ? Le fantôme de l'Opéra viendra prendre nos enfants et les emmener sous terre avec lui ? C'est ça hein ? Tu m'as répété ça à chaque fois que je devais partir pour l'Afrique. Est-ce qu'il a emporté la langue d'Émile en même temps que Gustave, tu crois?
Il pointa l'armoire Louis-Philippe d'une main tremblante.
- Qu'est-ce qui s'est passé, cette nuit-là, bon dieu ? Que foutait mon fils, brûlant de fièvre, au fond de cette putain d'armoire, Christine ?
Le visage de sa femme se décomposa sous ses yeux. Il se mordit la lèvre. Qu'est-ce qui lui avait prit d'invoquer Gustave ? Elle ne s'était jamais réellement remise de la mort de cet enfant mort-né. Au point de complètement négliger le seul enfant qu'ils leur restaient. Il crut la voir s'effondrer mais elle serra son châle autour d'elle et rit doucement et secoua la tête, comme s'il avait fait une bonne blague.
- Ton fils ? Ton fils est sous terre, Raoul. De qui parles-tu ?
Du coin de l'œil, il vit la bonne épier leur conversation. Il lui jeta un regard noir et aussitôt, celle-ci referma discrètement la porte derrière elle. Cette fille, venue d'on ne sait où, les observait sans cesse et abreuvait les voisins de potins. Sale fouineuse ! Il en avait marre. Marre de ces disputes de fous, de ces crises absurdes. Mais tout cela allait changer. Oh oui, tout allait changer. Il suffisait de ne pas faire attention à Christine, ni à ce qu'elle disait, dans ces moments-là. Cela passerait. Ça passait toujours. Elle aurait oublié tout, demain et ferait mine que rien ne s'était dit. Comme d'habitude. Il secoua la tête plus étourdi que jamais. La pièce était remplie d'ombres, toutes prêtes à ce jeter sur lui et sur son précieux butin. Il senti une sueur froide lui couler, dans le dos et il ferma les yeux, étourdi. Raoul détestait cette chambre. Il s'apprêta à devoir mettre sa propre épouse hors de son chemin lorsqu'il entendit une porte de refermer, au loin, dans le corridor et le silence s'écraser sur lui. Christine s'était retirée dans sa chambre. Il était seul.
240 000 francs. Il songea à tout ce qu'il pourrait faire, avec cet argent. Qu'est-ce qui l'empêcherait de partir au loin, une bonne fois pour toute ?
Les couvertures n'avaient pas bougé. Raoul soupira, se pencha pour récupérer l'étui sur le vieux tapis de la pièce et fronça les sourcils, perplexe. La sueur au front, il voulut ouvrir frénétiquement les loquets et dû s'y reprendre par trois fois. Quand enfin, il put ouvrir le mécanisme, il poussa un cri de rage.
L'étui était vide.
Trois enjambées lui suffirent pour s'apercevoir que le lit l'était tout autant.
- Enfant de p….
Raoul s'étrangla sur le dernier mot. Non. Il ne pouvait se résoudre à parler de sa femme ainsi. Écumant de rage et serra la poings, il resta un bon moment, haletant, au milieu de la chambre de l'enfant. Mais où était ce gamin, à une heure pareille ?
Les poutres du plafond, au-dessus de lui, gémirent faiblement. Il releva la tête, inquiet, jusqu'à un autre craquement se fasse entendre, tout aussi discret. Il sourit. Bien sûr ! Sa fortune était au grenier.
