La vengeance est un plat qui se mange froid
Les deux jeunes hommes se battaient dans une parfaite harmonie. Chacun tirait partie du talent de son comparse. Leurs coups étaient rapides, précis, tranchants et meurtriers. L'un était plus véloce que l'autre. Ses cheveux argentés, mis longs, volaient au vent et son regard couleur rubis, parsemé de taches grises, pétillait d'excitation. Son compagnon, aux cheveux de jais était plus mince, mais il compensait son manque de force et de vitesse grâce à une grande agilité et des traits de magie qui foudroyaient ses adversaires lorsqu'ils étaient trop nombreux. Ses yeux noisette luisaient d'une lueur farouche, mais on y lisait également une certaine tristesse. Il n'aimait pas tuer. Bientôt, sur les cinquante trois personnes qui se trouvaient dans la grande plaine, il n'en resta plus que trois. Les deux assassins et leur prochaine victime, un homme d'une cinquantaine d'années vêtu d'une tenue d'évêque. Celui-ci ne tenta pas de fuir. Il savait qu'il allait mourir. Il savait également pourquoi et il savait qu'il le méritait. L'homme sortit néanmoins son sabre. Au moins, il allait mourir dignement. Il ne s'abaisserait pas à implorer leur pitié comme certains des membres du conseil des quatorze l'avaient fait, en vain d'ailleurs. Il regarda autour de lui.
« Oui, cette plaine paisible est un bel endroit pour y mourir… » songea-t-il avant de se jeter sur les deux assaillants qui arrivaient sans se presser.
Ce fut très vite terminé. Esquivant gracieusement la lame pointée vers lui Gon en profita pour passer sous sa garde et lui asséner un coup meurtrier, puis se tournant vers son compagnon aux yeux rouges, il dit :
-Vas-y il est à toi Tris.
Ledit Tris se pencha vers l'homme étendu dans une mare de sang et ses yeux brillèrent de convoitise. Son âme était forte. Elle allait être délicieuse à briser. Lorsqu'il comprit que c'était un démon qui allait l'achever, l'homme sembla retrouver un regain de vitalité, il tenta de se débattre, de fuir, mais c'était trop tard. Tris était déjà sur lui recueillant avec délectation les derniers lambeaux de vie du religieux.
Gon resta là à contempler sans bouger le corps parcouru de soubresauts de plus en plus faibles puis s'arrêter totalement. A défaut de pouvoir les tuer lui-même, il s'obligeait toujours à regarder la mort de ceux qui avaient, sans remords, assassinés ses parents.
Cette fois-ci était la dernière. En sept ans, il avait réussi à éliminer les quatorze monstres qui avaient condamné ses parents, accusés de sorcellerie, au bûcher. Etrangement, au lieu du soulagement attendu, il ressentait une certaine tristesse à l'idée de perdre le démon qui était à ses côtés depuis sept ans. Car le contrat était fini, il fallait maintenant que Tris reparte dans son monde.
Gon sortit de ses sombres pensées en sentant une paire d'yeux inquisiteurs fixés sur lui. Il se perdit dans ce regard qu'il avait toujours trouvé étrangement beau au-delà de l'indomptable force et de la férocité qui s'y lisaient.
Pendant ce temps, Tris, de son vrai nom Killua, se demandait à quoi son invocateur pouvait bien penser. Cela l'avait toujours dérouté. Lui qui se targuait de lire les humains comme des livres ouverts n'était jamais totalement parvenu à cerner celui-ci. Même à dix ans, lors de leur première rencontre, il avait été incapable de prévoir ses réactions. Il s'en souvenait comme si c'était hier.
Il rentrait tout juste d'un contrat particulièrement déplorable où il avait fini par dévorer celui qui se pensait son maître, quand, une fois de plus, il avait senti une force le happer hors de son monde. Son humeur massacrante ne s'était pas améliorée lorsqu'il avait constaté qu'il se trouvait dans une immense bibliothèque en face d'un mioche qui le regardait avec un peu de peur, de surprise, jusque là rien de plus normal, mais il y avait également du défi et de l'admiration dans les yeux du môme. Or les humains méprisaient les démons. Ils les considéraient comme des parasites parce qu'ils se nourrissaient essentiellement d'âmes. Cela était étrange, mais il y avait autre chose. Comment un gamin, à peine sorti des jupes de sa mère, avait-il eu la force d'invoquer un puissant démon supérieur tel que lui et pourquoi ne ressentait-il pas le poids de l'assujettissement qui le forçait habituellement à se courber devant ses nouveaux maîtres ?
C'est alors qu'il remarqua qu'il manquait quelque chose dans le pentacle où le garçonnet se trouvait. Ce n'était pas les sorts de protections, non d'après ce qu'il pouvait en voir, ils étaient même extrêmement élaborés, mais il n'y avait aucun enchantement destiné à le contraindre. Il éclata d'un rire mauvais et lança :
-Hé gamin tu n'as pas peur que je te saute dessus et te massacre sans les sorts pour me plier à ton joug ?
-Mon nom est Gon et non, je ne vois pas pourquoi vous feriez cela Tris.
Killua tressaillit, le gosse venait d'employer son nom d'emprunt, il ne désirait vraiment pas l'asservir. En plus, il le vouvoyait en signe de respect. C'est pour cela qu'il s'abstint de lui rappeler que de part sa nature, il était enclin à tuer tout ce qui bougeait et attendit la suite mû par une sensation qu'il n'avait que très rarement éprouvée : la curiosité.
-Pourquoi et comment m'as-tu invoqué ?
-Je vous ai invoqué par les formules habituelles. Sans vouloir me vanter, je suis plutôt précoce en matière de magie et le plus beau c'est que je suis doué. J'ai eu du mal à vous trouver, mais j'ai finalement eu accès aux documents qu'il me fallait. J'ai lu quelque part que vous étiez l'un des rares démons à respecter votre parole lorsqu'on respectait la notre. En plus comme vous êtes de classe supérieure, vous devez être très intelligent pour avoir réussi à survivre et j'ai besoin de vous librement pour la tâche que je me propose d'accomplir. Je voudrais que vous me formiez à l'art de la guerre ou de la tuerie, comme vous préférez, et que vous m'aidiez à abattre les quatorze évêques qui ont condamnés mes parents. Mon problème c'est que leur garde rapprochée leur est toute acquise et comporte cinquante hommes. J'ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, j'ai besoin d'un guerrier puissant à mes côtés, un démon de préférence, car vous avez une parole souvent plus sûre que celle des hommes puisqu'il est moins facile de vous corrompre. En échange de vos services, je vous garantis de nombreuses batailles et vous pourrez prendre les âmes de mes ennemis. Alors marché conclu ?
-Comment peux-tu être sûr que je ne te trahirai pas et combien de temps durera ce contrat ? demanda Killua impressionné par l'assurance et l'intelligence du gamin.
-Je ne peux être sûr de rien, mais je le serai encore moins si je vous imposais quoi que ce soit. J'aurai plus de chances si vous venez avec moi de votre plein gré, car vous devrez m'épauler durant sept ou huit ans environ. Même si vous m'aidez au début, vous serez toujours libre de partir si vous vous ennuyez.
Le démon était médusé, décidément ce môme n'était pas comme les autres. On aurait dit qu'il devinait ses pensées, ses réticences, car effectivement, il s'ennuyait rapidement. En fait, il avait passé la plupart des moments de sa vie dans l'ennui le plus total. Les seuls instants où il s'animait étaient consacrés à l'art de tuer. Il serait intéressant de voir combien de temps Gon éveillerait son intérêt. Sans répondre, Killua se mordit légèrement un doigt jusqu'à ce qu'une goutte de sang y coule et avança vers son nouvel associé la main tendue. Sans hésiter un instant, celui-ci sortit du cercle de protection et glissa sa petite main dans celle du démon. Celui-ci soupira. En premier lieu il allait falloir apprendre au mioche la signification du mot méfiance…
C'est ainsi que pendant sept ans il avait voyagé aux côtés de Gon le soumettant sans relâche à un entrainement d'une dureté inimaginable qui en aurait découragé plus d'un, mais celui-ci avait tout supporté sans broncher. Son tempérament, si grave au départ, avait même recommencé à s'égayer un peu au fil du temps, au grand étonnement de Killua qui ne comprenait pas ce qui le rendait si joyeux dans le fait de prendre des raclées et d'entendre des reproches à longueur de journée. Au bout d'un moment, Gon en était arrivé à tenter de toujours surprendre son mentor et ami par ses réactions. Il ne voulait pas qu'il s'ennuie. Killua s'en était rendu compte et en avait été amusé. Néanmoins, il sentait avec une certaine inquiétude que son aura démoniaque s'adoucissait de plus en plus souvent au contact de ce petit garçon si sincère et si loyal. Heureusement, dans les nombreuses batailles qui avaient sillonné leur traque, il retrouvait avec délectation toute sa férocité. Il aurait bien aimé voir le plus jeune y prendre autant de plaisir que lui, mais il n'avait jamais réussi à lui inculquer le plaisir de tuer. C'est pour cela qu'il était d'autant plus impressionné par le fait que Gon aie tenu coûte que coûte sa parole, sans jamais flancher. Il lui avait laissé prendre toutes les âmes qu'il voulait, lui accordant le plaisir de tuer lui-même ceux qui avaient ruiné sa vie. Il s'était même obligé à regarder le spectacle, pourtant peu ragoûtant de leur âme en train de se faire détruire. Il en avait fait des cauchemars la première fois qu'il avait assisté au spectacle, mais il avait tout de même continué à regarder, forçant en cela l'admiration de Killua.
De plus, le petit avait toujours des stratégies à soumettre pour leur éviter d'être blessé si bien que mis à part à leur première attaque cinq ans plus tôt, ni l'un ni l'autre n'avait eu de sang à déplorer de leur côté. Cela se déroulait selon un schéma variable selon la configuration du champ de bataille, mais dans l'ensemble, les principaux éléments étaient conservés. Gon renforçait son corps pour le rendre un peu moins vulnérable aux coups et entourait son ami d'un bouclier pendant que celui-ci partait seul affronter la première vague, y semant la panique. Le démon avait eu beau dire à son cadet de ne pas dépenser son énergie pour rien, le gosse avait absolument refusé qu'il se fasse de nouveau blesser pour lui. Ce comportement protecteur agaçait Killua, mais il en tirait aussi une certaine satisfaction. C'était la première fois de sa vie qu'on le considérait autrement que comme un instrument ou un ennemi et il découvrait avec surprise que non seulement c'était reposant, mais en plus c'était plutôt agréable.
Killua s'émerveillait de la sagesse et de l'intelligence extrême de son élève. Il était curieux de tout et souvent, il s'était surpris à évoquer son monde, ses mœurs et ses règles pour le plus grand plaisir de Gon qui l'écoutait sans l'interrompre avec un intérêt passionné. Le plus surprenant c'est que ces évocations de Démonifurora lui avaient fait réaliser que la planète ne lui manquait pas. Il s'était habitué à ce monde, Clarityce, pourtant haineux de toute forme de magie, mais surtout à son attachant compagnon qui, malgré ses côtés parfois trop humains pour être du goût du démon, était tout de même une personne digne d'admiration.
Il se rendait compte que l'heure était venue pour lui de retourner à Démonifurora, mais Gon lui manquerait. La voix inhabituellement triste et un peu plaintive du jeune homme le détourna de ses pensées moroses :
-Tu es vraiment obligé de partir ?
Sa nature de démon se hérissa face à une telle démonstration de faiblesse et il répondit froidement décidé à couper court le plus rapidement et le plus brutalement possible à leur association :
-Le contrat est terminé non ?
-Mais je pensais…
-Tu pensais quoi ? Que j'étais ton ami ? Que nous allions rester ensemble pour toujours ?
-Non mais je croyais que ton affection pour moi te ferait rester un peu plus longtemps…
-De quelle affection tu parles ? Je suis un DEMON tu te rappelles ? C'est pour cela que tu m'as invoqué et mon bonheur se trouve dans la guerre et la souffrance d'autrui.
-Mais parfois tu étais si hu…si gentil avec moi !
Killua était affreusement déçu et il regrettait les pensées élogieuses et les souvenirs nostalgiques qu'il venait d'avoir à l'instant. Le gosse avait failli dire humain. Il était comme tous les autres, il en voulait toujours plus. Un immense mépris l'envahit. Jamais il n'aurait cru que Gon tenterait de le retenir ou de le comparer à un humain. Et dire qu'il avait effectivement conçu un peu d'affection pour un être si pitoyable ! Il était vraiment temps qu'il retourne chez lui. Mais avant, il allait se venger…
Ainsi, parfois cet humain stupide oubliait qu'il était un démon. Et bien il allait le lui faire payer. Un sourire carnassier étira ses lèvres tandis que d'une main il saisissait le bras de Gon et l'attirait à lui.
-Petit je te conseille ne jamais oublier à qui tu as affaire. Je suis un démon et les pensées que j'ai ne sont jamais gentilles ou innocentes. Regarde ce qui m'est parfois passé par la tête.
Et sur ses mots, il l'embrassa. Brutalement sauvagement, douloureusement. C'était un baiser pour blesser et humilier. Il s'attendait à ce que Gon pleure et se débatte, mais il se contenta de se soumettre passivement à cet assaut. Bizarre, pourtant, il savait que les humains attachaient une importance capitale aux baisers et plus encore au premier, mais encore une fois, Gon le surprenait. Il n'était pas comme les autres et pourtant, il avait quand même essayé de le retenir pour se servir de lui plus longtemps. Exaspéré de ne pas obtenir la réaction qu'il avait escomptée, Tris le repoussa si violemment qu'il manqua de tomber.
Gon le fixait, ses yeux gris, habituellement si vifs étaient mornes et plein de douleur, mais il ne pleurait pas. Il arborait la même expression un peu vide que lorsqu'il s'était échappé de l'Académie pour assister à la mort de ses parents. Il resta encore un moment sans réaction puis s'essuya les lèvres où perlaient quelques gouttes de sang avant de dire d'une voix calme, mais sans timbre :
-Cette démonstration de force était inutile Tris, je ne t'ai jamais forcé à faire quoi que ce soit.
-Evidemment tu ne connais même pas mon vrai nom. Sans cela, jamais tu ne serais assez fort pour me faire plier. Je te connais toi et tes sentiments humains tu allais me demander de renoncer à mon monde pour rester avec toi, arguant que nous nous étions bien amusés, que je pourrais encore avoir des âmes. Mais je refuse d'en entendre d'avantage.
-A ta place je ne m'avancerai pas trop sur ce point Killua et je t'estime trop pour te faire subir une crise d'humanité. Je te connais mieux que tu ne me connais moi et quoi que tu dises ou fasses, je sais que tu as développé une certaine forme d'affection à mon égard. Pour moi être un démon n'a jamais signifié être exempt de sentiment. Je sais que tu détestes les humains en partie parce qu'ils méprisent ta race, vous traitent comme des esclaves et des parasites, mais là c'est toi qui te méjuge. Les gens changent. Crois-moi je sais ce que j'affirme. Je n'ai pas toujours été ce gamin grave que tu as connu au début. Non avant que mon meilleur ami, jaloux de mes meilleurs résultats ne me trahisse en rapportant à son père que mes parents étaient de puissants sorciers, j'étais un enfant comme les autres, joyeux, insouciant, un peu plus intelligent que la moyenne, mais c'est tout. Ce n'est que lorsque j'ai réussi à m'échapper de l'Académie pour éviter une série de tests censés prouver si oui ou non j'avais des pouvoirs que ma vie a basculé. J'ai vu toute l'horreur dont l'humanité était capable. Mes parents utilisaient leurs dons pour soigner les gens en enchantant certaines plantes pour se faire passer pour de simples médecins, mais l'accusation de sorcellerie a suffi pour retourner tout le monde contre eux. On ne leur a pas pardonné leur différence. J'ai refusé de faire de même avec toi. J'ai fait fi des préjugés qui allaient à l'encontre de ta race et j'ai appris à te connaître pour ce que tu étais réellement. Un homme bien qui quoi que bourru ne m'a jamais laissé tomber. Un homme qui m'a tout enseigné avec patience. Un homme qui sans en avoir l'air m'a rassuré lorsque j'ai fait des cauchemars. Un homme qui lorsqu'il voyait que j'avais froid me faisait profiter de sa chaleur. Voilà ce que j'ai vu en toi. J'aurais aimé que tu me rendes la pareille, mais sans doute avais-je trop espéré de toi.
Killua était estomaqué. Ainsi il connaissait son nom véritable, celui qui pouvait le faire plier et pourtant, jamais, même aux moments où il l'avait le plus malmené, Gon ne l'avait utilisé. De plus, il avait raison, lui le grand et puissant démon n'avait jamais vraiment fait l'effort de tenter de connaître Gon pour ce qu'il était réellement. Il s'était contenté de le comparer à ses prédécesseurs. La preuve, il n'avait jamais cherché à apprendre ce qui était vraiment arrivé aux parents de Gon. Killua, pour la première fois de sa longue existence de démon éprouva un sentiment qui s'apparentait à de la honte. Mais il était bien trop têtu pour admettre ce que c'était et s'y attarder. L'humain si jeune s'était comporté avec plus de sagesse et de dignité que lui. Cela le mortifia profondément. Il avait sa fierté tout de même ! Il préféra ne rien répondre, marmonna qu'il devait partir et commença à disparaître, mais une main saisit la sienne et ce fut comme si une ancre le clouait au sol, l'empêchant de repartir. Il était très surpris de la puissance de Gon. Apparemment, il n'y avait pas que le côté physique du combat qu'il avait perfectionné ces sept dernières années.
A la fois triomphant et écumant de rage, il s'exclama :
-Ah tu vois que tu me retiens de partir. Maintenant lâche-moi sale gosse ou je te dévore comme je l'ai déjà fait avec certains de tes prédécesseurs.
-Je te laisserai partir, je te le promets, mais pas avant de t'avoir dit au revoir comme je le souhaite.
Killua cessa de se débattre et croisa les bras d'un air de profond ennui, alors qu'en réalité il était, une fois de plus, plutôt intrigué par l'imprévisible comportement de l'humain. Ce sentiment dérangeant l'agaçait d'ailleurs profondément.
En plus, quoi qu'il en dise le baiser qu'il lui avait donné, aussi vengeur soit-il, avait tout de même éveillé d'étranges sensations en lui. Bref, il n'était pas mécontent de pouvoir passer une minute ou deux de plus en compagnie de celui dont-il s'apprêtait à se séparer pour l'éternité. Voyant que le démon se calmait, Gon relâcha la pression de sa magie avec soulagement et prit une profonde inspiration avant de parler :
-Lorsque je t'ai vu pour la première fois, je ne voulais pas m'attacher à toi, ni à personne d'autre d'ailleurs. J'avais déjà été trahi par mon meilleur ami et je ne voulais plus souffrir. L'hiver régnait sur mon cœur, mais peu à peu, malgré le fait que tu ne me témoignes pas beaucoup de chaleur, j'ai commencé à t'apprécier, à vouloir te faire plaisir, à te surprendre à t'amuser, j'ai même voulu que toi le puissant démon, tu m'admires moi le pauvre humain que j'étais. J'ai constaté que tu commençais à me manifester une certaine amitié lorsque tes ordres secs et laconiques se sont peu à peu changés en conseils, que nos silences autour des feux se sont transformés en discussions. Tu as ramené l'espoir et le printemps dans mon cœur, en dépit de ta nature démoniaque. Je te remercie pour cela. Je comprends ta réaction de tout à l'heure, tu as voulu me blesser autant que je t'avais déçu en manifestant de la tristesse, chose que tu as toujours méprisée. Je suis désolé.
Killua l'avait écouté parler sans l'interrompre, avec la désagréable impression de se retrouver à la place de l'élève que le professeur sermonne gentiment. Il était une fois de plus surpris par l'incroyable capacité de Gon à le comprendre, lui qui pourtant était si différent de lui. Le plus étonnant, c'était qu'il ne portait aucun jugement, se contentant, de constater des faits. Cet humain était vraiment sage pour son âge.
Le démon pensait avec un certain regret que c'en était fini, qu'il allait maintenant devoir partir, quand soudain, sans prévenir, Gon se haussa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres chaudes et douces sur celles brûlantes de Killua. Celui-ci fut si surpris par ce geste inattendu qu'il resta un instant sans réagir, se contentant de s'habituer avant de savourer ce qui n'était qu'un léger attouchement, un effleurement à peine ébauché, qui telle une question timide murmurée à l'oreille erre dans les méandres de l'esprit, attendant une réponse. Le démon sourit contre les lèvres de son vis-à-vis. Pour son audace, le jeune garçon avait mérité une belle récompense. Alors, sans plus attendre, il prit les choses en mains. Passant ses mains autour de la taille de Gon, il le pressa contre lui, l'obligeant ainsi à passer ses bras autour de son cou, puis profitant de cette position plus confortable, il approfondit à sa guise le baiser, sans rencontrer de résistance.
Ce fut Gon qui déclara forfait le premier. Haletant, les joues et les lèvres rougies, il rompit leur étreinte, au grand déplaisir du démon qui trouvait que finalement, cette occupation n'était pas si déplaisante que cela. En réalité, il n'avait jamais éprouvé la moindre émotion dans les brèves étreintes qu'il avait partagées avec ceux de sa race. Il n'en avait retiré qu'un plaisir fugace très vite oublié. Pour lui, ce n'était qu'un moyen de se reproduire. Mais cela avait été différent plus fort, plus intense que ce qu'il avait déjà vécu. Et pourtant ce n'était qu'un banal baiser échangé avec un simple humain. Au bout de quelques instants de silence, Killua finit par dire :
-Alors, tu es satisfait de nos adieux maintenant ?
A ces mots, le jeune homme qui jusque là s'était contenté de regarder la plaine et le champ de bataille qu'ils avaient laissé derrière eux d'un œil vague, eut une fois de plus une réaction totalement inédite. Il éclata de rire et finit entre deux hoquets par expliquer à son ami ce qui l'amusait tant :
-L'évêque que nous venons d'abattre ainsi que les treize autres doivent se retourner dans leur tombe. Plus que jamais ils doivent regretter de m'avoir laissé leur échapper ce jour là, car non seulement je pratique la magie, mais en plus je suis tombé amoureux d'un homme qui est en réalité un démon. A moi seul je réunis toutes les créatures impies qu'ils combattent et brûlent.
Puis voyant l'air un peu ahuri de l'impassible démon.
-Quoi ne me regarde pas comme cela ! Bien sûr que je t'aime, sinon pourquoi aurai-je cherché à te retenir et pourquoi me serai-je laissé embrasser sans te tuer ?
Le tuer… Etrangement il ne s'en insurgea pas. Il ne pensait plus que le jeune homme en soit incapable. Killua était une fois de plus abasourdi. Décidément Gon avait une étrange influence sur lui. En fait, c'était le seul être à provoquer des émotions chez lui autres que l'envie de meurtre et cela l'inquiétait un peu. Il fallait qu'ils se séparent et vite.
-Tu sais que je vais bientôt retourner d'où je viens et que tu ne me verras plus.
-Va savoir…
-Quoi ? Comment ça va savoir ? Tu ne me contraindrais pas tout de même ?
-Tris ou Killua comme tu préfères, combien…
-Killua. Le coupa le démon en songeant que pour la première fois, il appréciait d'entendre son vrai nom prononcé par un humain. Et puis Gon avait une façon particulière de le prononcer, comme si avec lui ce nom aux sonorités dures, gutturales, devenait plus doux.
-Très bien Killua alors… Combien de fois faudra-t-il te le répéter. Tu es totalement libre. Je ne t'ai jamais contraint à faire quoi que ce soit. Ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Ce serait stupide de ma part, surtout maintenant que j'ai la certitude de t'aimer d'amour. Ce serait la dernière chose à faire pour m'assurer la réciprocité de ce sentiment.
-Mais alors comment… Eh mais de quel amour parles-tu ?
-Mais du tien.
-Je suis un…
-Démon et blablabla, je sais tout cela, mais je te promets que tu m'aimeras autant que je t'aime un jour prochain !
-Et comment veux-tu que cela arrive alors que nous vivons dans deux mondes différents ?
Killua fut horrifié de constater que sa voix reflétait une certaine tristesse. Quoi le puissant, le fier démon être amoureux d'un vulgaire humain ? Non jamais. C'était impossible. Vite il devait s'éloigner le plus loin possible de Gon.
-Au revoir Gon se contenta-t-il de dire.
Le jeune garçon le fixa d'une étrange manière, à la fois douce, joyeuse, incertaine et émerveillée, si bien que le démon commença à se demander ce qu'il avait bien pu faire pour mériter un tel regard. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, il lança de mauvais gré :
-Quoi qu'est-ce que tu as encore inventé ?
-C'est la première fois en sept ans que tu prononces mon nom. Merci. Cela me fait plaisir.
-Quoi mais…
Killua s'interrompit. Il venait de s'apercevoir que Gon avait raison. Jusqu'à maintenant, il l'avait toujours considéré comme un enfant et ne l'avait jamais appelé autrement. Il était étonné que Gon s'en soit rendu compte, et plus encore que ce simple mot lui fasse un tel plaisir. Pendant ce temps, celui-ci regardait le ciel. Ah enfin, le moment arrivait. Un ciel rougeoyant où trônait une pleine lune qui venait de se lever. Cela faisait des années qu'il se préparait pour ce moment, car en invoquant Killua, il avait renoncé à la moitié de sa vie humaine, alors puisque rien ne le retenait sur sa planète, il avait décidé de devenir un démon. Maintenant, il avait au moins une véritable raison de tenter le coup. L'opération était risquée. Elle pouvait lui coûter la vie sans garantie de résultat.
-Killua, j'aimerais contempler une dernière fois ta merveilleuse lame bleu marine.
Etonné par cette requête, le démon se dit qu'il lui devait au moins cela pour la souffrance qu'il allait lui infliger en partant. Il sortit donc la lame et la pointa vers Gon pour que celui-ci puisse l'examiner à loisir. Mais le jeune homme avait autre chose en tête. Tendant ses mains vers la lame, il incanta tandis qu'un puissant feu du même bleu que celui de l'épée démoniaque jaillissait de ses mains et enveloppait la lame. Cela s'était fait tellement rapidement que Killua n'avait pas eu le temps de réagir. Maintenant il éructait de fureur, se doutant que Gon l'avait piégé, mais se demandant encore pourquoi. Il avança, menaçant, vers celui qu'il avait cru sincère, vit son sourire triste, hésita un moment, s'interrogeant sur le fait qu'il ne résistait pas, puis avant qu'il puisse prévoir quoi que ce soit, Gon tomba en avant et l'épée s'enfonça dans son cœur.
Killua poussa un hurlement de bête blessée. Cet imbécile s'était suicidé par amour pour lui et il s'était fait avoir comme un bleu, le haïssant jusqu'au dernier moment, croyant qu'il avait été dupé. Il avait la nette impression que la lame ensorcelée avait percé le même trou dans sa poitrine à lui. Il avait mal au cœur. Plus mal qu'il aurait pu l'imaginer.
Mais alors qu'il était prostré sur le corps de son ami depuis déjà quelques minutes, il sentit quelque chose remuer sous ses bras. Les soulevant, il vit avec incrédulité la poitrine de Gon, désespérément immobile jusque là recommencer à se relever et à s'abaisser et le trou dans sa poitrine se résorber lentement. Ne pouvant en croire ses yeux, il se pinça, mais l'illusion persista. Enfin Gon ouvrit les yeux, mais au lieu des habituels yeux noisette, il rencontra un regard semblable au sien. Une voix un peu faible s'éleva tandis qu'une main brûlante venait caresser son visage :
-Je ne t'aurai jamais demandé de renoncer à ta partie démoniaque, je sais à quel point tu l'aimes. Moi rien ne me retenait plus ici, pas même la vie puisque j'avais renoncé à la moitié pour pouvoir t'invoquer. Or, tout m'attirait vers ton monde. Je voulais te suivre.
Puis voyant l'incompréhension et le doute sur le visage de Killua, il sourit :
- Il faudra vraiment que tu apprennes à me faire confiance un de ces jours. Tu ne t'es jamais demandé comment vous naissiez ? Il y a deux manières. Celle naturelle et celle magique. J'ai retrouvé la deuxième dans un livre extrêmement ancien. Il était dit que par un temps de pleine lune sous un ciel rougit par le sang, celui qui avait une bonne raison pouvait devenir un démon en ensorcelant une lame démoniaque et en se transperçant le cœur avec. Pour éviter la disparition de l'âme, il fallait avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Visiblement tu étais une raison suffisante. C'était une action risquée, mais tu en valais la peine. Maintenant nos âmes ne se quitteront plus jamais. Tu ne pourras plus me fuir.
Pour toute réponse, le démon l'embrassa, se promettant de le punir sévèrement au centuple pour les tourments qu'il venait d'endurer par sa faute, mais plus tard, beaucoup plus tard. Pour l'instant, il savourait un sentiment que quelques rares élus, humains ou démons connaissaient : le bonheur absolu.
Son cœur de glace avait déjà commencé à fondre…
