Note : Ayant exploré, et sous différentes facettes, l'enfance de Fili et Kili, cela me démangeait depuis un moment de faire de même pour la jeunesse de Thorin (et si vous pensiez que la jeunesse d'un prince à Erebor était forcément une existence dorée, vous risquez d'avoir quelques surprises en cours de route) mais, en même temps, je ne me voyais pas écrire une fic longue là-dessus : à force, j'aurais l'impression d'écrire toujours la même chose.

Finalement, l'idée m'est venue : raconter la longue et solide amitié qui lient Thorin, Dwalin et Frérin (en plus, cela faisait longtemps que j'avais envie de parler de lui) : leur rencontre, leur adolescence, l'âge adulte et leurs premières aventures etc, jusqu'à… eh bien… jusqu'à la fin, en fait. Cette fic recouvre donc une très longue part de leur vie. Du même coup forcément, on va perdre quelques personnages en route (snif… ça a été dur, après les avoir vus s'animer sous ma « plume »).

Précision, car on m'a déjà posé cette question : comme je ne m'en sors pas avec l'âge des nains, j'ai converti en années humaines. Au début de cette histoire, Thorin est âgé de 14 ans : comprenez par là qu'il a atteint le développement physique et mental d'un adolescent humain de 14 ans. Je n'ai pas la moindre idée du nombre d'années que cela implique pour un nain… navrée.

Autre précision : il m'est arrivée pour certains dialogues d'utiliser des termes ou expressions qui ne cadrent peut-être pas très bien avec l'univers de la Terre du Milieu et appartiennent plutôt à notre monde et notre époque. La raison en est que je n'ai rien trouvé de plus approprié qui rende exactement l'idée voulue. Il ne doit pas y en avoir tant que ça, mais par-ci, par-là quand même.

Enfin, pour les besoins de l'histoire, j'ai aussi raccourci les différences d'âge existant entre les trois enfants de Thrain.

Bonne lecture.

00000000000000000000000000000000000

PREMIERE PARTIE : Thorin et Frérin

Chapitre 1

- Aïe ! Thorin, non ! Aaïïe ! Arrête, arrête !

Pesant de tout son poids sur son adversaire renversé à terre, Thorin eut un sourire sardonique :

- Demande-le gentiment.

- S'il te plaît ! piailla Frérin.

Histoire de bien démontrer sa suprématie, l'aîné attendit encore quelques instants avant de le relâcher, permettant ainsi à son frère de se redresser. Il ne se priva pas pour autant d'arborer un petit air supérieur qui exaspéra son cadet. Frérin se garda pourtant de faire le moindre commentaire, sachant que cela n'aurait eu pour effet que de l'envoyer au sol pour la seconde fois. Il emboîta le pas à son frère en méditant une prochaine vengeance.

L'occasion ne tarda pas à se présenter : les deux jeunes princes s'engagèrent dans l'une des artères principales d'Erebor, leur merveilleuse cité sous la montagne. Cette galerie, comme beaucoup d'autres, était magnifiquement ouvragée du sol au plafond par le talent des meilleurs tailleurs de pierre. De part et d'autre du passage, de majestueuses colonnes se dressaient à intervalles réguliers jusqu'à la voûte. Frérin bouscula soudain rudement son frère aîné tout en tendant traîtreusement le pied devant lui. Déséquilibré dans un premier temps, Thorin trébucha sur l'obstacle et dut tendre les mains pour ne pas s'écraser le nez contre l'une des colonnes. Déjà, Frérin prenait le large.

- Si tu crois que tu vas t'en tirer comme ça ! rugit l'aîné en se lançant à sa poursuite.

Seul lui répondit le rire insultant de son frère. Lorsqu'il entendit les pas de son poursuivant se rapprocher, ce dernier se glissa derrière l'une des colonnes. Durant un instant les deux garçons se poursuivirent tout autour du massif pilier de pierre, changeant de direction, feintant, repartant, sans que Thorin parvienne à mettre la main sur le fuyard.

- Trop lent ! Tu es bien trop lent ! Tu ne m'attraperas jamais ! chantonna Frérin.

Il abandonna soudain la colonne de pierre et fonça à nouveau dans la galerie. Il essaya du moins : Thorin l'avait rejoint en deux bonds et à son tour lui faucha les chevilles. Ce fut un beau vol plané. Frérin effectua une sorte de long plongeon, atterrit à plat ventre et glissa sur le sol de marbre impeccablement lisse.

- Trop empoté ! triompha Thorin.

Puis il fronça les sourcils : Frérin ne se relevait pas, il s'était tout juste soulevé un peu sur ses mains et il gémissait doucement, sans plus esquisser un mouvement.

- Tu vas rester là toute la journée ? demanda l'aîné d'une voix légèrement inquiète.

- J'ai... j'ai mal... mon bras...

Inquiet pour de bon cette fois, Thorin s'approcha et se pencha :

- Lève-toi, dit-il d'un ton qui se voulait péremptoire mais qui manquait d'assurance.

Il empoigna le jeune garçon par le bras et tenta de le remettre sur pieds :

- Tu n'es qu'un bébé à geindre comme ça.

Frérin parut subitement oublier toutes ses (illusoires) douleurs et, se dressant soudain comme un serpent, s'agrippa de toutes ses forces à son frère, l'entraînant à terre. Il voulut en profiter pour se relever et fuir à nouveau mais Thorin le saisit au passage par la cheville. Ce qui n'était pas forcément une bonne idée : Frérin trébucha à nouveau mais, cette fois, il alla se cogner assez rudement à la colonne suivante.

- Aïe !

Thorin s'était remis sur pieds. Il s'approcha : cette fois il savait que ce n'était pas une feinte. Le visage de son jeune frère s'était chiffonné et il se frottait la tête en grimaçant.

- Fais voir.

Il écarta les cheveux bruns foncés, pas aussi sombres que les siens, et grinça des dents : une belle bosse commençait à se former sur le crâne du garçon.

- Merde, pensa l'aîné.

- C'est de ta faute ! accusa Frérin.

- Si tu tenais sur tes pieds, aussi... répondit Thorin sans grande conviction.

- Hum ! Hum ! toussota soudain une voix familière. Que faites-vous là, les enfants ? J'espère que vous n'êtes pas encore en train de vous disputer ?

Les deux jeunes princes se tournèrent d'un même mouvement vers l'arrivant : poings sur les hanches, l'œil réprobateur, Thror, Roi sous la Montagne, les considérait d'un air dubitatif. Il était seul, sans sa suite habituelle, ce qui était assez rare. Il devait sans doute regagner ses appartements.

- Euuh... fit Thorin, embarrassé. Je... nous jouions à... enfin, nous jouions, Grand-Père.

Il s'efforça d'arborer un air innocent sous le regard soupçonneux de Thror tandis que Frérin approuvait vigoureusement de la tête :

- Et j'ai glissé, ajouta-t-il, ce qui n'était pas entièrement faux.

- Quelque chose me dit, soupira le roi, que votre père n'approuverait pas tellement ce jeu. Je me trompe ?

Thorin se rembrunit et serra les dents : clairement, son père n'apprécierait pas. Et ses fils savaient depuis longtemps qu'il valait mieux éviter d'être cause de son irritation. Thrain estimait que les choses ne se disent qu'une seule fois. En outre, il n'y avait rien qui l'exaspérait davantage qu'avoir l'impression qu'il avait parlé pour rien. Il aimait ses enfants mais cela ne l'empêchait pas de se montrer extrêmement sévère envers eux. Tout particulièrement envers l'aîné. A quatorze ans, Thorin était encore assez jeune pour y voir une injustice flagrante (bien qu'au fil du temps il comprenne mieux les raisons de son père, ce sentiment d'injustice ne s'effaça jamais tout à fait de son esprit).

- Tu es l'héritier du trône, répétait Thrain, ponctuant généralement ses paroles de quelques gifles cuisantes (ou pire). Tu n'es plus un enfant, tu dois apprendre à te conduire en futur roi. Et si tu n'écoutes pas quand je te parle, tu apprendras autrement !

Il était par ailleurs à bout de patience en ce qui concernait le caractère belliqueux de son fils aîné qui fréquemment, bien trop fréquemment, s'empoignait avec d'autres garçons de son âge sous n'importe quel prétexte, qu'il inventait au besoin. Après d'innombrables remontrances qui n'avaient rien changé, Thrain avait désormais tendance à réagir plutôt vivement à chaque récidive dont il était informé, ou qu'il pouvait deviner aux ecchymoses suspectes ou aux vêtements déchirés du garçon. En outre, le prince d'Erebor ne supportait tout simplement pas les perpétuelles querelles de ses deux fils. Dans ce cas-là il les tenait tous deux pour également responsables et chacun des garçons formula donc aussitôt des vœux pour que Thror ne lui raconte rien de ce qu'il subodorait, ou de ce qu'il avait peut-être vu et entendu avant de signaler sa présence. Si leur père ne passait strictement rien à l'aîné, il n'était pas de beaucoup plus indulgent avec le cadet.

- En fait, déclara soudain Frérin avec une emphase assez peu naturelle, c'est à cause de Thorin.

L'intéressé écarquilla les yeux, estomaqué par l'ampleur de cette trahison. Jamais jusque-là...

- Vous savez combien il est maladroit, poursuivait Frérin en s'écartant de son frère, tout en lui adressant un regard condescendant, les yeux brillants de malice. Il ne voulait pas mal faire, bien sûr, mais il est toujours si empoté...

Thorin retint fort mal le rugissement de rage qui lui montait aux lèvres et darda un regard assassin sur son jeune frère qui, de son côté, achevait de franchir l'espace le séparant de Thror, sachant bien qu'en sa présence il ne risquait absolument rien. Frérin frotta son crâne avec ostentation et ajouta dans un soupir :

- Il ne faut pas lui en vouloir, ce n'est pas sa faute s'il a deux pieds gauches et rien dans la tête.

Le jeune nain jubilait manifestement de l'occasion qui lui était offerte.

- Frérin ! le gronda Thror.

Le garçon parvint à avoir l'air presque contrit :

- Excusez-moi, Grand-Père. Puis-je vous accompagner ? ajouta-t-il aussitôt d'un ton dégagé.

Thror lui sourit avec bienveillance :

- Si tu veux, mon enfant.

- Tu paieras ça ! jura Thorin, furieux.

Mais ce n'était qu'un vague marmonnement, dont seul Frérin qui le défiait du regard comprit le sens.

- Qu'est-ce que tu dis ? demanda Thror, qui avait entendu son grommellement indistinct.

Thorin rougit :

- Rien. Enfin je... non, rien, Grand-Père.

Thror remarqua bien l'embarras de son petit-fils, qui détournait les yeux en parlant, mais il ne releva pas et s'éloigna. Il se doutait de ce qui s'était réellement passé mais allons, il faut bien que jeunesse se passe. Et puis tant que cela ne dépassait pas certaines limites, il estimait que ce n'était pas à lui d'éduquer ses petits-enfants. Ils avaient des parents pour ça. Il fit même semblant de ne pas voir Frérin se retourner et adresser, en guise d'adieu, une horrible grimace à son frère aîné. Thorin sentit ses joues s'empourprer, cette fois de colère, mais il n'était rien qu'il puisse faire dans l'immédiat. Grognant tout bas, il remit un peu d'ordre dans sa tenue débraillée et prit à son tour la direction de l'aile royale, en se promettant de faire payer à Frérin ses sarcasmes et sa perfidie.

Contrairement à ce que l'on aurait souvent pu s'imaginer, Thorin aimait sincèrement son frère, lequel le lui rendait bien. Au fond, ils étaient très complices. Mais c'était plus fort qu'eux : ils ne pouvaient s'empêcher de s'asticoter et de se chercher sans cesse. Aussi passaient-ils la majeure partie de leur temps à se chamailler, s'invectiver ou se battre. Lorsqu'ils en venaient aux mains, et rares étaient les jours où cela n'arrivait pas, ils ne cherchaient pas à se faire mal, pas vraiment, bien qu'il soit impossible de dénombrer les hématomes et contusions qu'ils se devaient l'un à l'autre tant ils y mettaient d'ardeur. Et si à ce jeu-là Thorin, plus lourd et plus fort, l'emportait souvent, Frérin ne manquait jamais de se venger d'une autre façon un peu plus tard. Il n'était du reste pas le dernier à ouvrir les hostilités, loin de là. Son jeu favori consistait même à faire enrager son frère aîné par diverses allusions sournoises lorsqu'il était certain que la présence d'un adulte le garantissait de toutes représailles.

Il était parfois arrivé que le jeu, car au fond ce n'était que cela, vienne à déraper. Ainsi, quelques temps plus tôt Frérin avait accueilli son frère, lorsque ce dernier s'était lancé sur lui, d'un coup de genou bien appliqué qui, malencontreusement, l'avait atteint au bas-ventre. En voyant le visage de Thorin perdre toute couleur et en voyant son aîné se plier en deux en hoquetant de douleur, Frérin avait été pris de panique. Et de remords.

- Excuse-moi ! Excuse-moi !

Affolé, il entourait les épaules de son frère de son bras, tentait maladroitement de l'aider, désolé de lui avoir fait si mal. La douleur, il est vrai, avait mis longtemps à passer. Ce soir-là au dîner, Thrain avait plusieurs fois demandé à son fils aîné s'il était souffrant et pourquoi il était si pâle. Thorin avait vaguement marmonné, dans sa barbe naissante, quelque chose de pas très clair. Il ne se serait pas risqué à mentir ouvertement à son père car, si tous les enfants mentent un jour ou l'autre à leurs parents, le problème c'est que ces derniers finissent presque toujours par les percer à jour. Autant Thorin que Frérin, et même leur petite sœur, avaient des souvenirs forts désagréables en la matière, et leurs expériences leur avaient tenu lieu d'enseignement. A la rigueur, avec Illyssia, leur mère, il était parfois possible de discuter. Avec Thrain, jamais. Ce n'était même pas la peine d'essayer.

Or, depuis toujours, il était tacitement entendu entre les deux frères que jamais l'un ne se plaindrait de l'autre à qui que ce soit (d'où la stupeur de Thorin un moment plus tôt, lorsqu'il avait cru un instant que Frérin allait rompre le pacte). Une fois, une fois seulement, Dis, la benjamine, avait vendu la mèche. Elle était encore toute petite et l'avait fait sans malice. Lorsque leur père avait interrogé Frérin sur l'origine des marques qui ornaient son petit museau, la fillette, très fière de savoir quelque chose que son père ignorait, avait lancé de sa petite voix pointue :

- Ils se sont battus. Thorin et lui. Je les ai vus.

Puis elle s'était tue, saisie par le regard noir que lui adressait son frère. Après cela il avait bien fallu avouer et aucun des deux garçons n'aimait à se souvenir de cette histoire. Un jour viendrait où ils en riraient, comme viendrait un temps où Dis, quand elle les surprendrait à se battre ou à s'insulter, prendrait un air royalement supérieur puis s'éloignerait en secouant sa chevelure, laissant tomber de tout son haut :

- Mais qu'est-ce que vous êtes bêtes !

Mais ce temps-là n'était pas encore venu. En attendant, la fillette avait appris à tenir sa langue : ses frères l'avaient tellement sermonnée et l'avait boudée durant si longtemps qu'elle avait bien retenu sa leçon.

000

Histoire d'évacuer sa mauvaise humeur, Thorin décida finalement de ne pas rentrer tout de suite et de faire un petit tour sur les remparts d'Erebor. Il avait le temps, estima-t-il, avant de se préparer pour ses leçons du jour. Non pas qu'il brûle d'envie de s'y rendre : il était à peu près persuadé que Borgor, son précepteur, passait tout son temps libre à imaginer la meilleure manière de lui pourrir l'existence. Thorin avait bien conscience qu'un minimum d'instruction est indispensable à un prince ("Imagines-tu un roi parfaitement inculte ?" lui demandait parfois sa mère lorsqu'il se plaignait), mais il pensait qu'il en savait bien assez. Et surtout, il exécrait Borgor. Il demandait fréquemment à ses parents de lui donner un autre précepteur, mais Thrain se bornait à lui répondre que celui qu'il avait été exactement ce qu'il lui fallait et que c'était à lui, l'élève, de s'adapter. Non l'inverse. Bien loin de soutenir son fils, il ne se privait pas de mettre en garde celui qu'il avait choisi pour l'instruire :

- Surtout, disait-il à Borgor, ne lui cédez rien et n'hésitez pas à vous montrer ferme. Mon fils a un caractère difficile, aller dans son sens ne lui rendrait pas service.

Le résultat en était que Thorin estimait que son instructeur n'avait aucun égard pour le sang royal. Car s'il y avait une chose qui lui paraissait encore plus injuste que la différence que faisaient ses parents entre lui et le reste de sa fratrie, sous prétexte qu'il était l'aîné, qu'il devait montrer l'exemple, etc, etc, c'était bien celle-ci : qu'on lui rabâche à tout bout de champ « qu'un jour tu seras roi, gnagnagna, gnagnagna… » alors que dans le même temps on lui assurait que sa naissance n'avait strictement aucune valeur !

- Avoir dans les veines du sang royal ne fera jamais de toi quelqu'un d'honorable, répétaient Thrain et Illyssia à chacun de leurs trois enfants. Ni ne contribuera à faire de toi un nain (une naine) digne de ce nom. Ça, ça ne dépend que de toi, toi seul.

L'adolescent escalada allègrement le grand escalier qui menait aux remparts et inspira à fond l'air pur du matin. C'était le milieu de la matinée et il faisait une radieuse journée d'été. La fraîcheur s'attardait à l'ombre de la montagne mais le soleil brillait dans un ciel d'un bleu pur et mille chants d'oiseaux s'élevaient des arbres et des taillis qui s'étendaient presque jusqu'aux murailles de Dale, la ville des hommes construite à peu de distance d'Erebor.

Sur la route qui reliait le grand portique de la cité des nains à la porte de Dale, Thorin vit des nains, hommes et femmes, allant tranquillement à leurs affaires. Si la richesse d'Erebor était connue et réputée dans toute la Terre du Milieu, la prospérité de Dale et, plus loin, sur le grand lac, celle d'Esgaroth étaient elles aussi renommées. Les nains et les hommes commerçaient beaucoup ensemble, pour leur profit mutuel. Les humains, Thorin le savait, entretenaient également des relations à la fois amicales et commerciales avec les elfes qui vivaient sous les arbres centenaires de Vertbois le Grand, l'immense forêt qui s'étendait sur la rive du lac et bien au-delà. D'ailleurs une antique alliance existait entre la Montagne Solitaire et le royaume sylvestre, bien que les deux peuples évitent de multiplier les contacts : malgré la bonne volonté des uns et des autres, nains et elfes ne sont pas faits pour être amis.

Thorin pensa qu'il aurait adoré, par cette belle journée, aller se promener à cheval. Il passerait d'abord à Dale, acheter l'un de ces succulents petits pâtés dans une échoppe qu'il connaissait, puis il pourrait pousser non pas jusqu'à la forêt, en contournant le lac elle était bien trop éloignée, mais il pourrait tout de même faire une très belle promenade et se gorger de soleil et d'air pur.

Oui, si seulement cela lui avait été possible. Au lieu de quoi il allait devoir s'enfermer plusieurs heures entre quatre murs à écouter Borgor. Quelle corvée ! Oh bien sûr, à quatorze ans, le jeune nain savait que même les adultes ne peuvent se permettre de faire ce qu'ils ont envie de faire comme ça leur chante et au moment où ça leur chante. Il savait aussi qu'un prince, à plus forte raison un roi, croule sous les obligations. Il le savait d'autant mieux que ses parents ne cessaient jamais de le lui seriner sur tous les tons. Mais tout de même, gâcher une journée pareille ! Thorin ne se serait pas risqué à se soustraire à ses propres obligations, cependant : Thrain n'était pas le genre de nain dont on bafoue impunément l'autorité et les directives. Surtout pas son fils aîné. Aussi ce dernier se contenta-t-il de rêver, accoudé aux remparts, le menton appuyé sur le poing, tout en laissant courir son regard sur le paysage qui s'offrait à ses yeux.

Thorin éprouvait un attachement profond pour sa montagne, sa cité et tout le pays alentours. Il était toujours heureux de penser qu'il était venu au monde en cet endroit et qu'il y passerait son existence. Lorsqu'il sortait d'Erebor, ou plutôt lorsqu'il y revenait après une longue chevauchée, il éprouvait toujours la même émotion en voyant la Montagne Solitaire se dresser devant lui, altière et imposante. En était-il une plus belle sur tout Arda ? Le jeune prince en doutait. En la contemplant, il sentait son sang battre à l'unisson de ce que les nains appellent "le chant de la terre" et qu'aucun autre peuple ne comprend. Il savait que sa chair était issue de cette roche, que son cœur était inextricablement et à jamais attaché à ces lieux, à tel point que s'il devait un jour les quitter (mais par bonheur il n'y avait absolument aucune raison que cela doive arriver), il le laisserait à jamais derrière lui. Non, il n'y avait aucun autre endroit au monde où il voudrait vivre.

Plongé dans ses pensées, Thorin avait complètement perdu conscience de ce qui l'entourait et du temps qui passait. Il fut ramené à la conscience de l'instant présent par le bruit métallique émis par une lance heurtant le sol : l'un des gardes avait laissé tomber son arme et ses compagnons se moquaient gentiment de lui. Le jeune prince réalisa soudain qu'il était là depuis un bon moment. Bien trop long sans doute. Il allait être en retard. Ouille ! Ennuis à l'horizon ! Il se hâta de quitter les remparts et ce fut cette fois presque en courant qu'il regagna l'aile royale. Aïe, aïe, aïe... c'était malin d'être resté là à rêvasser, vraiment ! Il poussa vivement la porte des appartements qu'il occupait avec ses parents, son frère et sa sœur et entra en trombe, essoufflé par sa course.

- Tout de même ! laissa tomber sa mère. J'étais sur le point d'envoyer quelqu'un te chercher.

- Euh, je me suis dépêché, tenta de s'excuser l'adolescent. Je suis désolé, Mère, j'ai juste...

Illyssia ne lui laissa pas le loisir de finir sa phrase :

- Ne cherche pas d'excuse, tu as suffisamment tardé comme ça. Dépêche-toi.

Elle soupira et ajouta :

- Avant d'être vraiment en retard.

Ouf, pensa Thorin. Il avait une chance de passer à travers les mailles du filet, cette fois. Il se hâta de se rafraîchir un peu, sa mère resserra elle-même la broche d'argent qui retenait en arrière les cheveux noirs de son fils aîné, désordonnés par sa feinte bagarre avec Frérin, et Thorin repartit sans même reprendre son souffle pour gagner la salle d'études dans laquelle Borgor prodiguait ses leçons à une poignée de jeunes aristocrates. Le précepteur lança au prince héritier un regard sévère lorsqu'il entra, bon dernier, tous les autres étant déjà installés.

- Puisque Votre Altesse nous a enfin fait l'honneur de nous rejoindre, émit-il d'un ton sec, nous allons peut-être pouvoir commencer.

Aucune considération, je vous dis. S'il y avait une chose que Thorin ne supportait tout simplement pas et qui lui donnait des envies de meurtre, c'était qu'on lui fasse une remarque en public. Et encore, Borgor pouvait être plus acerbe que cela, quand il le voulait.

Le jeune nain ne répondit pas, il ne pouvait pas se le permettre. Mais il formula mentalement une répartie rien moins que polie, assortie du souhait silencieux de voir Borgor tomber raide mort. Tout cela en se jurant, pour la dix millionième fois au moins, qu'un jour viendrait où il pourrait lui dire à haute et intelligible voix ce qu'il pensait de lui. Un jour où il se ferait un plaisir de lui faire rentrer dans la gorge ses réflexions et ses commentaires aigres-doux. Sans même parler du reste. En attendant cet heureux moment, il se glissa à sa place, juste devant Frérin qui le toisait d'un air narquois, tout à la fois furieux et soulagé : le commentaire de Borgor avait agi sur lui comme une piqûre de frelon, qui allait le démanger longtemps. Il était néanmoins forcé de l'admettre : les choses auraient pu être pires.

000000000000

Alors ? Ça fait drôle, n'est-ce pas, de voir Thorin autrement qu'en adulte et en chef. Mais pas d'impatience : l'histoire va précisément nous montrer comment il en arrivera, au fils du temps, au personnage que nous connaissons tous.