Chapitre 1 : Comme un troll sans massue

L'Angleterre avait bien des charmes et la galanterie de ses gentlemen, l'élégance de ses tea party ou la beauté de ses paysages jouissaient d'une excellente réputation. Pourtant, dès qu'il était question de gastronomie ou de climat, les moqueries pleuvaient, largement entretenues par l'impertinente condescendance des habitants d'outre-manche. Les Français, Céleste Rosebury en était persuadée, se faisaient un plaisir d'exagérer les défauts de son pays afin de mieux mettre en valeur les atouts du leur.

« Je ne vois pas ce qu'un bon ragoût anglais a à envier à leur bœuf bourguignon ! », grommelait-elle souvent à qui voulait bien l'entendre.

Pourtant, ce jour-là, Céleste devait bien admettre qu'il y avait une infime part de vérité dans ces accusations. Si elle continuait d'apprécier les spécialités culinaires anglaises, la météo quant à elle ne recevait plus son approbation. De fortes précipitations ravageaient le pays depuis des mois, transformant les fossés en tourbières. Les routes étaient inondées, les champs détrempés et un voile de brume persistant recouvrait le pays.

« Par la barbe de Merlin, quel temps calamiteux ! », grogna-t-elle, abattue, les mains rivées au volant de sa vieille Fiat Panda rouge.

Elle progressait lentement sur les routes inégales de Cornouailles, plissant les yeux pour tenter d'élargir son champ de vision. La jeune femme aurait dû atteindre sa destination à l'heure du déjeuner mais l'après-midi était déjà bien avancé et le petit village de Tinworth n'apparaissait toujours pas à l'horizon. Si le mauvais temps avait certainement contribué à ce retard, Céleste soupçonnait également son sens de l'orientation catastrophique d'en être responsable. Lâchant le volant d'une main, elle ouvrit sa boîte à gant et en extirpa une carte de la région qu'elle étala sur le siège passager. Ses yeux parcoururent rapidement le document et lorsqu'elle dirigea de nouveau son regard sur la route, un mouton était apparu au milieu de la chaussée. Paniquée, elle écrasa sa pédale de frein en jurant et la voiture se déporta sur le bas-côté de la route, manquant de peu l'animal. Sans montrer le moindre signe de frayeur, celui-ci toisa le véhicule et sa conductrice d'un air hautain puis bêla bruyamment.

« Je rêve ou je viens de me faire réprimander par un mouton. », souffla Céleste, partagée entre colère et incrédulité.

Elle vit l'ovin quitter la route d'un pas de reine avant d'aller brouter quelques brins d'herbe dans le fossé. Le cœur battant à tout rompre, la jeune femme s'adossa au cuir décoloré de son siège et ses yeux glissèrent lentement le long du pare-brise avant de se poser sur la carte routière qui avait glissé au sol. Elle s'était perdue en pleine campagne et ce morceau de papier ne lui était d'aucune utilité. Si elle voulait un jour quitter le dédale de chemins tortueux qui quadrillaient la région, il fallait qu'elle trouve quelqu'un auprès de qui se renseigner. Avisant les contours d'une fermette non loin de là, elle décida de s'y rendre en quête d'informations. Sa voiture patina un peu lorsqu'elle l'extirpa du canal boueux dans lequel elle avait atterrit mais le véhicule finit par reprendre la route, à son grand soulagement. Quelques minutes plus tard, elle était garée devant un vieux bâtiment de pierres grises aux façades couvertes de rosiers. Un chemin de terre battue traversait la cour et s'arrêtait devant une minuscule porte d'entrée verte.
Céleste avisa l'état du sol avec une grimace. Gorgé d'eau, le terrain n'était plus qu'un vaste marécage et si ses jolis escarpins supportaient facilement l'humidité des trottoirs londoniens, elle doutait qu'il en serait de même ici. Récalcitrante, la jeune femme ouvrit pourtant sa portière et posa le pied à terre. Elle sentit le talon s'enfoncer de plusieurs centimètres dans la boue tandis qu'elle prenait appui sur sa jambe pour s'extirper de sa voiture. Elle claudiqua à travers la cour et se jeta presque sur le perron de granit qui bordait le seuil du bâtiment, examinant ses chaussures ruinées d'un œil désolé.

« Ah ça, pour sûr elles sont bonnes pour la poubelle ! »

Céleste sursauta imperceptiblement et se retourna. Une vieille femme à la longue chevelure grisonnante se tenait derrière elle, un seau dans une main et un immense sourire aux lèvres.

« Quelle idée de traîner dans le coin avec des machins pareils, ici rien ne vaut une bonne paire de bottes vous savez. », continua la fermière en désignant du menton ses propres bottes en caoutchouc.

Puis, ignorant l'ébahissement qui se peignait sur le visage de sa visiteuse, elle monta les marches du perron et ouvrit la porte d'entrée.

« Essuyez vos souliers et venez vous asseoir un moment. On n'a pas souvent des visiteurs par ici. »

Céleste n'eut pas le temps de riposter, la fermière avait disparu dans la maison. Hésitante, elle resta un instant immobile sur le seuil avant de se risquer à l'intérieur. La porte débouchait directement sur un salon sombre aux murs tapissés de motifs floraux décolorés. Quelques meubles de bois vieillots s'entassaient dans la pièce et l'odeur enivrante de la lavande imprégnait l'air. La jeune femme essuya consciencieusement ses chaussures sur le paillasson encrassé puis s'avança jusqu'au canapé de velours rouge le plus proche avant d'y poser le bout de ses fesses. Son hôtesse ne tarda pas à réapparaître avec une tasse de thé et une assiette de gâteaux qu'elle posa sur la table basse avant de prendre place face à elle.

« Alors ? Qu'est-ce qu'un joli brin de fille comme vous peut bien faire ici ? Vous n'avez pas l'air d'être du coin. », lui demanda-t-elle d'une voix bourrue mais amicale.

Mal à l'aise, Céleste saisit sa tasse.

« Je cherche à me rendre à Tinworth » , commença-t-elle.

Elle n'eut pas le temps de poursuivre, son interlocutrice la coupa aussitôt.

« Tinworth ! Mais qu'allez-vous faire dans un trou pareil ? s'exclama-t-elle, effarée.
- Je suis la nouvelle institutrice du village. » répondit sobrement Céleste, sans s'offusquer.

La fermière paraissait un peu effrayée et son sourire s'était évaporé. Elle passa sa main dans ses cheveux et jeta un coup d'œil par la fenêtre.

« Je ne devrais peut-être pas vous dire ça, mais les gens sont parfois bizarres là-bas. » commença-t-elle, hésitante.

Elle se pencha vers son invitée et lui souffla, la mine préoccupée :

« Il s'y passe des choses étranges. Des créatures qui ne devraient pas exister, des gens qui disparaissent brusquement, il y a pas mal de rumeurs dans le coin. »

Un rictus amusé sur les lèvres, Céleste affirma que cela lui importait peu. Elle n'avait aucune intention d'abandonner ses projets.

« Encore une fille de la ville qui croit tout savoir. » pensa la fermière, agacée par la nonchalance de son invitée.

Elle tenta de raisonner la jeune femme, en vain, et c'est à contrecœur qu'elle lui indiqua le chemin à prendre.

« Je vous aurais prévenu ! », cria-t-elle alors que Céleste s'éloignait au volant de sa voiture.

Celle-ci ignora cette dernière injonction et se lança sur les routes avec un mélange d'excitation et d'appréhension. Lorsque le village apparut au détour d'un virage, trente minutes plus tard, son ventre se noua. Une poignée de belles bâtisses de pierres du dix-neuvième siècle se tassaient au creux d'un vallon, les façades envahies par le lierre. Des volets de bois multicolores masquaient la plupart des fenêtres. Leurs propriétaires avaient sans doute décidé de passer leurs vacances d'été dans un environnement plus clément. Céleste longea le petit cimetière communal et pénétra lentement dans le village. La ruelle principale étroite et déserte débouchait sur une petite cour pavée. La jeune femme s'y gara maladroitement et éteignit le contact.

« J'y suis. », constata-t-elle, nauséeuse.

Par la fenêtre, elle aperçut la mairie. Le bâtiment, très ordinaire, avait été couvert d'une fine couche d'enduit qui s'effritait par endroit. Comme rien ne le distinguait de ses voisins, un petit panneau de bois avait été placé au-dessus de la porte pour indiquer sa fonction. La main sur la poignée de sa portière, Céleste l'observa un moment sans bouger, le cœur battant. Elle ne parvenait pas à se décider, l'incertitude lui nouait les entrailles.

« Ressaisis-toi ! Tu prépares ce moment depuis des années, tu ne peux pas faire marche arrière maintenant ! » se réprimanda-t-elle.

Courageusement, elle quitta sa voiture et se mit à marcher d'un pas décidé en direction de la mairie. La jeune femme n'hésita qu'un court instant devant la porte avant de faire tinter la clochette qui se trouvait sur le battant.

« Entrez ! » rugit un homme de l'autre côté.

Céleste inspira profondément, fit apparaître un sourire crispé sur son visage et s'engouffra dans la mairie. Deux petits bureaux se trouvaient face à face dans une pièce exiguë. Le premier, soigneusement rangé, n'était pas occupé. Un homme d'une soixantaine d'années se tenait derrière le second, à demi-camouflé par la gigantesque pile de paperasse qui s'y entassait. Il portait un costume de chasse en velours élimé qui avait dû faire fureur à une époque et qui lui donnait un faux air d'aristocrate ruiné. Son visage jovial, agrémenté d'une moustache impressionnante, plut immédiatement à Céleste.

« Enchantée, je suis Céleste Rosebury, la nouvelle institutrice. Nous nous sommes parlés au téléphone il y a quelques jours. » se présenta-t-elle, nerveuse, en lui tendant la main.

L'homme la saisit immédiatement et la serra avec vigueur, ravi.

« Oscar Dobson, le maire de Tinworth. Quelle joie de vous voir aussi vite ! Vous venez de Londres n'est-ce-pas ? J'espère que notre petit village vous plaira, il n'y a pas grand-chose à voir mais la région est splendide, vous verrez. »

Céleste hocha la tête, elle ne s'était pas attendue à un accueil aussi enthousiaste.

« Tinworth est isolé et beaucoup d'habitants sont déjà retraités ou ne viennent que pendant les vacances. Il n'y a qu'une classe et vous n'aurez pas beaucoup d'élèves, onze si tout va bien. Mais on espère en voir arriver dans peu de temps, un jeune couple devrait bientôt s'installer dans la Chaumière aux Coquillages. C'est assez éloigné sur la côte mais l'endroit est magnifique. Bref, je vais vous montrer l'école, suivez-moi.
-Voyons, Oscar ! Laissez-la souffler un peu, elle vient à peine d'arriver et vous lui sautez dessus comme un dragon sur sa proie. »

Debout dans l'encadrement de la porte, une femme d'une cinquantaine d'années fixait la nouvelle venue d'un regard perçant. Céleste la détailla discrètement du regard. Blonde, les cheveux permanentés et le visage maquillé avec soin, elle prenait soin de son apparence. Une ample robe de couleur prune dissimulait un léger embonpoint et s'arrêtait juste en dessous de ses genoux.

« Prudence Bower. Je suis la secrétaire de cet incorrigible bavard. », dit-elle en gratifiant Céleste d'un signe de tête cordial.

Elle invita la jeune femme à s'asseoir dans un fauteuil et Oscar Dobson les rejoignit avec une moue déçue.

« Vous ne pouvez pas savoir à quel point nous sommes heureux de vous avoir, affirma-t-il un peu plus tard en sirotant son thé. Nous n'avons pas beaucoup d'élèves malheureusement et les politiciens de la région se sont acharnés pendant des années pour fermer l'école. C'est un véritable miracle que cette classe ait été maintenue, j'ai même reçu un courrier officiel m'annonçant sa fermeture l'année dernière et j'ai cru qu'il n'y avait plus rien à faire. Pourtant, vous êtes là ! »

Il s'arrêta de parler un moment et fronça les sourcils.

« Ce revirement est plutôt étrange d'ailleurs, ça ne leur ressemble pas. », ajouta-t-il d'une voix lointaine.

Céleste toussota, mal à l'aise, et ses joues se teintèrent légèrement.

« Les politiciens changent toujours d'avis comme de chapeaux, vous le savez bien ! s'exclama précipitamment Prudence avant de se tourner vers la nouvelle institutrice. Vous venez de Londres n'est-ce pas ? Avez-vous toujours vécu là-bas ? »

Soulagée, Céleste se reprit rapidement.

« Oui, mes parents vivent à Whitechapel et je suis restée dans la capitale pour faire mes études. »

Prudence hocha la tête d'un air désintéressé.

« Bien, très bien. Ce doit être difficile d'emménager si loin de vos proches. Si vous avez besoin d'aide, n'hésitez surtout pas à venir me voir. »

À ces mots, Oscar bondit sur son siège et fixa sa secrétaire d'un œil pétillant de malice.

« Comment ? En tant que maire je suis le plus qualifié pour répondre à ses interrogations ! dit-il d'une voix faussement outrée.
- Rangez votre bureau avant d'entreprendre quoi que ce soit d'autre. » répliqua Prudence sur le même ton.

Le maire se tourna vers Céleste avec une mine contrite.

« Voyez comme je suis traité ! Allons vite voir cette école avant qu'elle ne me fasse nettoyer quoi que ce soit. »

Céleste rit de bon cœur et le suivit hors de la mairie, talonnée de près par Prudence. Ils n'eurent pas à aller bien loin, la cour de l'école, cerclée d'un haut mur de pierre, donnait directement sur la place. Oscar fouilla ses poches et en extirpa une grosse clef de fer forgé qu'il glissa dans la serrure d'un immense portail blanc couvert de rouille. Celui-ci résista un peu puis finit par s'ouvrir avec un grincement sinistre.
La cour de l'école était petite, deux gigantesques marronniers y étaient plantés et leurs racines avaient déformé l'asphalte qui recouvrait le sol désormais gondolé. Les visiteurs traversèrent la cour de l'école en silence jusqu'au bâtiment. Il s'agissait d'une immense demeure aux murs blancs, trois hautes fenêtres éventraient la façade et une porte, minuscule en comparaison, permettait d'entrer dans la salle de classe.

« Nous nous occuperons des détails techniques un autre jour, après tout la rentrée scolaire est dans plus d'un mois, annonça joyeusement Oscar. Pour l'instant, allons voir votre logement de fonction ! »

Il s'apprêtait à entrer dans le bâtiment lorsqu'un raclement de gorge retentit derrière eux. Se retournant, ils avisèrent un homme entre deux âges, au visage sévère. Oscar nota, effaré, qu'il portait une cape. Mais comme plusieurs de ses concitoyens adoptaient parfois des vêtements semblables, il ne lui en tint pas rigueur. Il s'agissait sans doute d'une de ces modes idiotes auxquelles il ne comprenait strictement rien.

« Oui ? », s'enquit-il, un brin agacé par cette interruption.

Le visiteur s'avança et inclina légèrement la tête, sans se départir de son expression désagréable.

« Je suis venu voir Céleste Rosebury. Comme il s'agit de sa première année d'enseignement, j'ai été chargé de m'assurer que tout se passera bien. »

À ces mots la jeune femme, qui avait déjà été ébranlée en apercevant la tenue du nouveau-venu, sentit son rythme cardiaque s'accélérer.

« Bien entendu ! Nous allons vous laissez discuter.», s'exclama rapidement Prudence, coupant court aux protestations d'Oscar.

Elle se tourna vers Céleste et lui tapota le bras avec un sourire.

« Venez prendre le thé quand vous serez installée, j'habite juste en face. »

Saisissant le maire par le bras, elle l'entraîna à sa suite hors de l'école et les plaintes du soixantenaire résonnèrent un moment dans la cour avant de s'évanouir, laissant place à un silence pesant. Ébranlée, Céleste sentait ses mains trembler légèrement. Elle avait à la fois redouté et attendu ce moment. Désormais, elle ne pouvait plus faire marche arrière et cela lui faisait peur et l'excitait en même temps.

« Bien, finissons-en rapidement miss Rosebury, commença le visiteur sans se préoccuper de l'appréhension de son interlocutrice. J'ai été envoyé par le BISC pour vous faire part de quelques modifications. »

Il fouilla dans sa sacoche et lui tendit quelques feuilles dactylographiées.

« Avec le retour de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom, le Ministère a désormais d'autres priorités que notre programme d'insertion, je pense que vous en conviendrez.
- Oui, bien sûr, bafouilla Céleste, comprenant instantanément que l'entretien ne serait pas tel qu'elle l'avait imaginé.
- Par conséquent, poursuivit le sorcier, les employés de notre service ont tous été réaffectés à des postes qui nécessitent de la main d'œuvre supplémentaire. Le suivi dont vous deviez bénéficier pour votre première année d'enseignement n'aura pas lieu mais nous ne doutons pas une seconde que vous vous en tirerez à merveille. Si jamais l'un des jeunes sorciers de votre classe se servait de magie devant ses camarades moldus, surtout ne prenez aucune initiative quelle qu'elle soit et prévenez immédiatement Prudence Bower. »

Céleste oublia sa nervosité et écarquilla les yeux.

« Prudence ?
- Madame Bower est un Oubliator confirmé, la renseigna le sorcier avec agacement. Elle a longtemps fait partie du comité d'invention d'excuse à l'usage des Moldus et elle est chargée de veiller à ce que la cohabitation des deux communautés de Tinworth soit aussi paisible qu'elle puisse l'être.
- Je vois, murmura faiblement Céleste.
- Je pense avoir fait le tour. Si vous voulez bien m'excuser. »

Sans même attendre que la jeune femme l'ait salué, il avait transplané, la laissant seule devant l'école. Céleste réprima la colère qui l'avait envahie face au comportement de cet homme, inspira profondément et lança un regard décidé sur la façade de l'école. Le BISC, l'impolitesse de l'employé du ministère, tout cela n'avait guère d'importance. Après douze années d'attente, elle avait enfin retrouvé sa place dans le monde des sorciers.

Forte de cette conviction, elle alla chercher la lourde valise qui se trouvait dans le coffre de sa voiture.