Chapitre 1

Vendredi 18 décembre, Aéroport JFK, New-York, 21 heures.

Il faisait nuit, mais avec la neige qui tombait à gros flocons depuis plusieurs heures déjà, le ciel s'était paré d'une étrange luminosité, qui, mêlée aux lumières électriques qui illuminaient de leurs feux le terminal de l'aéroport, créait une atmosphère particulière. Au sol, la neige s'accumulait maintenant sur quelques bons centimètres, et résistait même de mieux en mieux au ballet des machines qui s'évertuaient, à grand renfort de sable, de l'empêcher de tenir sur la route, immortalisant l'éternel combat de l'homme contre la nature. Emmitouflé dans sa doudoune, son bonnet enfoncé sur sa tête, il patientait, appuyé négligemment contre un pilier de béton du parking couvert. D'ici, il avait vue sur tous ceux qui entraient et sortaient du terminal. Au-delà de la longue file de taxis qui attendaient d'embarquer leurs passagers, ses yeux scrutaient la foule grouillante qui passait les portes vitrées par vagues successives. Des couples qui se bécotaient amoureusement, des familles, avec des valises plus nombreuses qu'elles, quelques hommes d'affaires pressés, munis simplement de leur mallette de travail, des gens tous aussi ordinaires les uns que les autres, les bras parfois chargés de paquets et de sacs de shopping. Mais ses yeux passaient sur eux et leurs sourires joyeux pour chercher celui qui l'avait amené à sortir par ce froid glacial. L'avion devait avoir atterri maintenant. Il tira sur sa cigarette, et joua à expirer doucement la fumée, la regardant s'évaporer, tourbillonnant parmi les flocons de neige, sans quitter des yeux la sortie du terminal. Après ces longs mois, il jubilait de pouvoir mettre en œuvre son plan. Tout était calé au millimètre. L'engrenage de sa machination infernale avait été lancé. Ce matin, dans la grisaille de l'aube, telle une ombre il avait remonté Jamaica Avenue, pour trouver la boîte à lettres dont il avait besoin. Il voulait celle-ci, pas une autre. Il avait farfouillé dans son sac à dos, en avait sorti l'enveloppe, l'avait fait tourner entre ses doigts gantés, comme pour en apprécier la perfection. Puis il avait jeté un dernier coup d'œil à l'adresse, avant de glisser la lettre dans la boîte, avec un sourire satisfait. Il s'était ensuite évaporé dans les rues du Queens.

Enfin, il le vit passer les portes coulissantes. Il avait l'air dans son monde, ne se préoccupant pas du brouhaha général autour de lui. Il devait déjà penser à sa chère petite femme qu'il allait retrouver. Que le temps avait dû lui sembler long sans elle. Il rit intérieurement, puis jeta sa cigarette dans la neige, et l'écrasa du pied. Sans détacher son regard de sa cible, il ouvrit la portière, et monta en voiture. Il démarra, et avança doucement, autant à cause de la neige qui crissait sous ses pneus, que pour ne pas se faire remarquer. Il se rapprocha, puis stationna un peu en retrait, observant toujours le moindre de ses faits et gestes. Il le vit s'approcher d'un taxi, le chauffeur accourant à ses devants pour se saisir de sa valise et la déposer dans le coffre. Ils échangèrent quelques mots, et il s'installa sur la banquette arrière. Dès que le taxi démarra, patinant légèrement dans la neige fraîche, il se rangea prudemment derrière lui.

Il le suivit, à bonne distance, savourant, comme à chaque fois, l'ivresse de la filature tandis que le taxi fonçait à travers les rues de New-York, pour ramener son passager à Manhattan. Depuis des mois, il l'épiait et le surveillait. Il étudiait, il prospectait, et surtout il jubilait. Ce soir, il aurait pu se passer d'aller l'attendre à JFK, mais il n'avait pu se priver de ce petit plaisir. Il devait se réjouir de son bonheur pour mieux pouvoir le détruire ensuite. C'était ça qui était amusant et euphorisant. Il attendait depuis si longtemps. Mais l'extase finale n'aurait d'intérêt que si patiemment, minutieusement, il avait fait monter l'angoisse de ses cibles.

Le taxi se gara enfin sur Broome Street. Il le dépassa à vive allure, pour aller s'arrêter un peu plus loin, à quelques dizaines de mètres. Il se contenta de regarder dans le rétroviseur, pour le voir descendre, attraper sa valise, déposer avec un sourire plusieurs billets dans la main du chauffeur, et le saluer, lui lançant gaiment quelques mots que, de loin, il décrypta comme étant « Joyeux Fêtes ». Il l'observa remonter son manteau jusque sous son menton, serrer son écharpe, et courber légèrement la tête comme pour éviter la neige qui tombait de plus en plus vivement. Il s'avança prudemment sur le sol glissant pour parcourir les quelques mètres qui le séparaient de son domicile, et il s'engouffra dans le bâtiment.

Satisfait, il se colla à la vitre, et leva les yeux pour apercevoir, depuis la voiture, les fenêtres éclairées quelques mètres plus haut. Jubilant en imaginant la scène qui allait se jouer là-haut d'ici peu, il démarra en trombe, et disparut dans la nuit.

New-York, Loft, 22 heures.

Dans la cuisine, Kate surveillait la cuisson du dîner, tournant de temps à autre la cuillère dans la casserole, tout en rêvassant. Ce soir, elle était impatiente de retrouver Rick qui allait rentrer d'un instant à l'autre. Cela faisait quelques temps qu'ils n'avaient pas été séparés si longtemps. Il venait de passer une semaine à Seattle pour travailler avec des dessinateurs sur le prochain volume de son roman graphique. En son absence, elle avait été bien occupée au poste, comme d'habitude, mais il lui avait manqué. Elle avait bouclé l'affaire en cours, et avec un peu de chance, si demain personne ne venait à mourir assassiné, alors le week-end s'annoncerait paisible. Elle se réjouissait à l'avance de pouvoir savourer de tendres moments avec lui et profiter d'un peu de repos bien mérité. Elle arrivait au terme du cinquième mois de grossesse, et se sentait plutôt en forme. Il y a quelques semaines, elle avait eu une période difficile, où elle avait eu l'impression d'être continuellement épuisée. Mais ces derniers temps, elle se sentait vraiment bien, totalement épanouie.

Martha, assise à l'îlot central, feuilletait un magazine de décoration d'intérieur. Elle s'était mise en quête, depuis plusieurs semaines déjà, d'un appartement, afin de prendre son envol, comme elle aimait à le dire. En un mot, elle avait décidé de laisser un peu d'espace à son fils et sa belle-fille. Elle n'avait toujours pas trouvé l'appartement de ses rêves, malgré des recherches qu'elle estimait intensives, mais songeait déjà à la décoration et à l'ameublement de son futur domicile.

- Oh ! Ce canapé ! C'est une pure merveille ! lança tout à coup Martha, arrachant Kate à ses pensées.

- Montrez-moi ça, fit-elle en se penchant au-dessus du plan de travail pour jeter un œil au magazine. En effet, il est superbe !

- Il a l'air d'être moelleux à souhait, continua Martha, scrutant en détail la photo. C'est important … très important ça …

Les airs que prenait sa belle-mère, contemplative devant son potentiel futur canapé, la firent sourire.

- Vous êtes sûre que vous ne voulez pas dîner avec nous ?

- Non, chérie, c'est gentil, mais j'attends Richard, et je file.

A cet instant, la porte du loft s'ouvrit, et Rick fit son apparition, emmitouflé jusqu'aux oreilles, des flocons de neige accrochés dans les cheveux, et sur son manteau. Il posa sa valise, tout sourire, tandis que sa mère s'était aussitôt levée pour venir le saluer.

- Richard ! On dirait l'abominable homme des neiges ! lança Martha.

- Pourquoi abominable ? Pourquoi pas le « charmant » homme des neiges ?! répondit-il avec un sourire.

- Que Diable as-tu fabriqué pour être dans cet état ? fit-elle, alors qu'il époussetait la neige qui recouvrait ses épaules et ses manches.

- Rien, Mère. Il neige c'est tout !

Kate observait la scène de loin, toujours attendrie par les discussions savoureuses de Rick et sa mère. Ces deux-là étaient une comédie à eux tout seuls. Elle prit le temps d'éteindre le feu, et de recouvrir la casserole d'un couvercle. Il enleva son manteau et son écharpe, alors qu'elle le rejoignait à son tour. Leurs yeux se croisèrent, et ils se sourirent.

- Bonsoir, toi, fit-il doucement, passant sa main dans son dos pour l'attirer contre lui.

Souriante, elle l'embrassa avec tendresse, savourant avec plaisir le contact de ses lèvres, tant ses baisers lui avaient manqué.

- Tu es tout froid, chuchota-t-elle contre sa bouche.

- Oui, comme ça tu vas me réchauffer, sourit-il l'embrassant encore, glissant sa main sur sa joue pour profiter pleinement de ce baiser.

Il l'étreignit un peu plus fort, et elle se blottit contre lui, tandis qu'il déposait un nouveau baiser sur son front. Elle se nourrit de cette sensation si agréable, des bras aimants de Rick qui l'enlaçaient, de la caresse de sa main dans ses cheveux. Tout à leurs retrouvailles, ils ne virent pas Martha, dans leur dos, qui avait passé son manteau, et s'apprêtait à sortir.

- Ne vous dérangez pas pour moi les enfants ! Bonne soirée ! lança-t-elle joyeusement en ouvrant la porte.

Ils n'eurent pas le temps de répondre qu'elle avait déjà disparu, la porte se refermant derrière elle.

- Mais où va-t-elle par un temps pareil ? s'étonna Rick. C'est le blizzard dehors !

- Le blizzard … tu n'exagères pas un peu ? fit Kate, en le regardant avec un petit sourire.

- A peine, sourit-il, relâchant doucement son étreinte. Tu sais où elle va ?

- Non, je l'ignore. Sûrement à l'une de ses folles soirées dépravées ! lança-t-elle en riant.

- Très drôle !

Elle rit, tout en s'échappant doucement de ses bras pour rejoindre la cuisine.

- Oh ! Mais le sapin a été livré ! fit-il, enthousiaste, portant enfin son attention sur l'immense sapin qui se dressait au milieu du salon.

- Oui … à ce sujet d'ailleurs, qu'est-ce que tu n'avais pas compris dans « petit sapin » et « taille raisonnable » ? demanda-t-elle, depuis la cuisine, tout en mettant le couvert sur l'îlot central.

- J'ai commandé le plus petit ! lança-t-il avec un grand sourire, contemplant le sapin, avec des yeux enchantés.

- C'est pour ça qu'il touche le plafond, constata Kate.

- Il effleure à peine le plafond …

- Oui, eh bien, depuis hier j'ai l'impression d'évoluer en pleine taïga ! Je me pique à chaque fois que je passe à côté.

- Oh, ma pauvre chérie, le lieutenant Beckett attaquée par un sapin de Noël …, rigola-t-il, en la rejoignant en cuisine.

- Pour l'instant, c'est un sapin de rien du tout, constata-t-elle, taquine.

- Tu verras comme tu vas l'adorer quand il sera décoré, sourit-il.

Il vint se blottir dans son dos, glissant ses mains sur son ventre.

- Vous avez bouclé l'affaire ? demanda-t-il en déposant des petits baisers dans son cou, remontant doucement du creux de son épaule à sa joue.

- Oui, on a obtenu des aveux en fin d'après-midi, fit-elle en joignant ses mains aux siennes.

- Vous avez réussi à trouver le meurtrier sans moi ? s'étonna-t-il.

- Ça t'épate n'est-ce pas ?! lança-t-elle en riant.

- Oui, un peu !

- Dois-je te rappeler que j'arrêtais des tas de meurtriers bien avant que tu ne débarques dans ma vie ?

- Mais tu en attrapes bien plus depuis que je suis là, affirma-t-il, avec son petit air satisfait.

- Tu crois ? le taquina-t-elle, sachant pertinemment qu'il n'avait pas tout à fait tort.

- J'en suis sûr. Je booste les statistiques !

Elle rit, tout en glissant entre ses mains pour se retourner vers lui, et l'enlacer par la taille.

- Et toi alors ? Derrick Storm est prêt pour de nouvelles aventures ?

- Oui. Encore un rendez-vous demain matin avec Gina, et après je serai tranquille pour quelques temps, répondit-il en écartant doucement une mèche de ses cheveux qui courait le long de sa joue.

Elle le regarda avec tendresse. Ses yeux bleus pétillants de bonheur posés sur elle, son sourire radieux. Une semaine sans lui, c'était long. Beaucoup trop long. Elle vint chercher de nouveau la douceur de sa bouche, et y déposer un baiser. Il la serra un peu plus fort dans ses bras en soupirant de plaisir, et ils restèrent quelques secondes, ainsi, front contre front, juste contents de se retrouver.

- Si on dînait ? Tu dois avoir faim …

- Très, sourit-il en la regardant avec gourmandise.

- Castle … je parlais de dîner … pas de …

- Oui, moi aussi !

- Bien-sûr …, sourit-elle, en quittant ses bras.

Il rit en allant s'installer de l'autre côté de l'ilot central, tandis qu'elle remplissait leurs assiettes.

- Tu veux changer la déco ? s'étonna-t-il en jetant un œil au magazine resté ouvert sur le plan de travail.

- Non, c'est ta mère qui s'intéressait à ses futurs meubles.

- Ses meubles ? fit-il, surpris.

- Oui, regarde, elle a eu un coup de cœur pour ce canapé, répondit-elle, en lui montrant le magazine.

- Elle sait que pour avoir des meubles, il faudrait déjà qu'elle ait un appartement ? ironisa-t-il avec un sourire. Chose que je désespère de voir arriver un jour.

- Elle va finir par trouver quelque chose qui lui plaît, répondit Kate, soutenant, comme souvent, sa belle-mère.

- Elle ne cherche pas vraiment, constata-t-il.

- Mais si elle cherche … à sa façon. Tu ne vas pas la mettre dehors quand même !

- Non, pas en plein hiver, sourit-il sarcastique.

Kate arrêta de manger pour le regarder sévèrement.

- Je plaisante ! lança-t-il en riant. Evidemment que je ne vais pas la mettre dehors. Je vais juste donner un peu de peps à ses recherches !

- Elle ne va pas apprécier que tu t'en mêles. Dois-je te rappeler ce qui arrive à chaque fois que tu fais des choses dans son dos ? le sermonna gentiment Kate.

- Elle ne le saura pas.

- Elle finit toujours par le savoir ….

- Son problème, j'y ai réfléchi, reprit-il, ignorant sa dernière remarque, c'est qu'elle a envie de partir, mais qu'elle n'ose pas sauter le pas. C'est pour ça que depuis cinq mois, elle n'a toujours rien trouvé, d'ailleurs.

- Tu crois qu'elle a vraiment envie de partir ?

- Oui, elle le dit elle-même. Elle nous adore, mais je crois qu'elle a besoin de s'assumer seule de nouveau. Avec son école, elle a retrouvé une certaine autonomie financière, et elle a besoin aussi de couper le cordon peut-être, de ne plus dépendre de moi.

- Elle a aussi besoin d'espace pour sa vie sentimentale, ajouta Kate.

- Sa vie sentimentale ? s'étonna Rick.

- Tu crois que ta mère se contente d'enfiler des perles avec ses prétendants ? sourit Kate, taquine.

- Ses prétendants ? Il y en a plusieurs ? fit-il, estomaqué.

- Non, je dis ça comme ça … Je n'en sais rien. Mais elle peut avoir envie d'avoir une vie sentimentale … un peu plus épanouie, et ce n'est pas au loft avec son fiston chéri qui l'espionne sans arrêt, qu'elle peut roucouler tranquillement.

- Je ne l'espionne pas … je … supervise …

- Tu supervises … hum …

- Parfaitement, sourit-il.

Quelques minutes plus tard …

Kate, assise dans le lit, était en train d'échanger des messages avec Lanie, quand Rick, qui venait d'aller prendre sa douche, la rejoignit. Elle leva les yeux vers lui, se réjouissant de la vision délicieuse de son mari, torse nu, les cheveux encore humides.

- Un mort ? fit-il en se glissant sous la couette près d'elle.

- Non …, Lanie …, sourit-elle en posant le téléphone sur la table de chevet.

Sans rien dire, elle l'enjamba et vint s'asseoir à califourchon sur ses cuisses. Il afficha aussitôt une mine réjouie, prenant sa taille entre ses mains. Ses yeux brillaient déjà de l'envie qu'elle avait de lui. Elle posa les mains à plat sur son torse, et se pencha pour venir l'embrasser. Il sentit son désir s'emballer. Elle joua à déposer des baisers furtifs sur ses lèvres, tout en caressant son torse du bout des doigts. Il glissa les mains sous sa nuisette, pour caresser la peau douce et tendue de son ventre.

- Hum … ce ventre …, soupira-t-il de plaisir. Il est plus … rond, non ?

- Je ne crois pas que tu puisses sentir une différence en une semaine, mon cœur, répondit-elle en riant.

- Il va falloir que je vérifie ça de plus près …, lui susurra-t-il à l'oreille.

Il lova sa tête dans son cou, jouant avec sensualité de ses lèvres sur sa peau, l'embrassant, la goûtant du bout de la langue. Sentir la douceur de la main de Rick sur sa peau nue, sa bouche gourmande dans son cou intensifia son désir. Tout en caressant sa taille, et son ventre, il fit remonter sa nuisette, jusqu'à l'en débarrasser. Il la contempla quelques secondes, ainsi assise sur lui, nue. La rondeur de ses seins, celle de son ventre, et tout ce qu'elle symbolisait pour lui, pour eux.

- Alors ? Verdict ? demanda-t-elle dans un sourire.

- Hum … Je ne saurais me prononcer d'un seul coup d'œil, fit-il en continuant de caresser son ventre, mais ma bouche ne me trompera pas …

Il la fit basculer doucement sur le lit, retira la couette, et se pencha pour embrasser son ventre, faisant courir ses lèvres de sa taille à la naissance de ses seins.

- Ce ventre a bien pris quelques millimètres …, sourit-il entre deux baisers.

Il sentait sa peau frémir sous sa bouche, son corps se tendre légèrement. Elle enfouit ses mains dans ses cheveux, pressant son visage contre elle. Il ne put résister à l'envie de la goûter, du bout de la langue, pour retrouver cette sensation exquise.

- Tu vérifies avec tous tes sens dis-moi, chuchota-t-elle, ravie.

- Oui … Je suis comme ça moi ! susurra-t-il, en remontant plus haut, pour venir jouer de sa langue sur ses seins.

Elle émit un murmure de plaisir et se crispa quand ses lèvres vinrent étreindre furtivement ses tétons déjà durcis de désir.

- Il n'y a pas que le ventre qui a pris quelques millimètres en mon absence …, fit-il remarquer avec un sourire.

- Quel gourmand ! lança-t-elle en riant.

Ce rire déclencha une vague de désir qui le fit frémir, le surprenant lui-même. Elle lui avait manqué. Une semaine ce n'était rien. Mais c'était déjà trop. Ses sourires envoûtants, la chaleur de ses baisers, la douceur de ses caresses, le parfum de sa peau. Ses yeux, qui plus que tous les mots du monde, l'enveloppaient de tout son amour. Oui, elle lui avait terriblement manqué. Elle, toute entière. Et ce soir, le goût de sa peau sous sa bouche, la douceur de son ventre sous sa main suffisaient à éveiller son désir.

- Oui, je plaide coupable, mon lieutenant, sourit-il.

Il fit remonter sa bouche jusque son cou, puis sa joue. Leurs regards se croisèrent, souriants, heureux de retrouver ces sensations enivrantes, et de lire dans les yeux l'un de l'autre tout le désir qu'ils ressentaient. Elle emprisonna son visage de ses mains et l'embrassa. D'abord, avec douceur, puis fiévreusement, leurs lèvres se happant, leurs langues se caressant avec délice. Il sentit avec plaisir les mains de Kate glisser dans sa nuque, agripper ses cheveux. Enivré, il répondait à son baiser brûlant avec la même ferveur qu'elle, tout en couvrant son corps de caresses, effleurant chaque parcelle de sa peau, se délectant dans ses soupirs et gémissements de plaisir. Leurs bouches s'effleurèrent quelques secondes, jouèrent à se chercher, mêlant sourires et baisers, comme pour canaliser ce désir qui les consumait, prolonger ces prémices enivrants. Mais corps contre corps, retrouvant avec délice ce contact peau-à-peau dont ils avaient été privés pendant quelques temps, ils sentirent leur étreinte s'emballer. Ils avaient terriblement besoin de se faire l'amour, de s'aimer physiquement, et se laissèrent emportés par le désir qui grondait en eux.

New-York, Samedi 19 décembre, 5h du matin.

Le froid la réveilla doucement, d'abord comme une sensation désagréable, qu'elle tenta de contrer en se blottissant sous la couverture, puis telle une morsure qui dévorait sa peau. Elle ouvrit les yeux, constatant que la pièce était encore plongée dans l'obscurité la plus totale.

On était en hiver, depuis un moment maintenant, mais depuis quand exactement, elle l'ignorait. Au début, elle avait tenté de garder des repères en griffonnant sur un bout de papier un trait pour chaque jour. A cette époque-là, elle avait encore espoir de sortir d'ici et de retrouver sa liberté. Peu à peu, la résignation à son sort lui avait fait abandonner ce rituel. Elle ignorait donc la date exacte, mais cela avait finalement peu d'importance. Elle savait simplement que l'hiver était bel et bien là. Elle ne voyait le jour que par la petite grille d'aération qui donnait sur l'extérieur, et elle avait pu constater ces derniers temps qu'il s'était mis à faire plus gris plus longtemps, et que le froid s'était intensifié. Ce matin, à peine les yeux ouverts, elle sentit que la neige était tombée à son parfum qui s'infiltrait par la grille d'aération. Elle n'aurait jamais pensé que la neige avait une odeur. Et pourtant. Dès son réveil, elle sentit que l'air s'était chargé d'un parfum particulier. Instantanément, ce parfum, comme une réminiscence raviva un déluge de souvenirs. Petite, avec Joy et Mary, jouant à danser comme des ballerines sous la neige tourbillonnant. Avec son père et sa mère, les raquettes aux pieds, s'enfonçant dans la neige épaisse des montagnes de Colorado Springs en février dernier. Ce jour-là, elle avait pesté contre eux qui la contraignaient à cette randonnée familiale dont elle n'avait aucune envie. Aujourd'hui, elle aurait donné tout l'or du monde pour se retrouver dans cette montagne auprès d'eux. Au début, la moindre pensée, le moindre souvenir, déclenchait en elle, un chagrin incontrôlable. Elle pouvait pleurer des heures durant en pensant à ses parents, à ses amis, au lycée, à la vie tout simplement. Désormais, après tout ce temps, elle ne pleurait plus, seul son cœur se serrait, comme si quelqu'un le compressait entre ses mains. Elle avait encore des larmes à verser pourtant. Elle pleurait en dormant, elle le savait car à son réveil, ses yeux étaient souvent gelés de petites larmes, qui avaient laissé leur empreinte salée sur ces joues.

La neige. Elle avait envie de sentir la neige. Elle se décida à quitter son matelas, et se traîna à quatre pattes sur les deux mètres qui la séparaient de l'autre côté de la pièce. Allongée, elle colla sa joue sur le béton gelé, pour pouvoir jeter un œil à travers la petite grille, au ras du sol, sa seule fenêtre vers le monde extérieur. Un rectangle de quelques dizaines de centimètres carrés. Elle écarquilla les yeux. Blanche, immaculée, poudreuse, la neige recouvrait déjà le sol sur une bonne épaisseur. De gros flocons tombaient dru, et venaient s'écraser mollement et silencieusement dans la neige fraîche. Elle glissa un doigt à travers l'un des trous, et joua à tracer des petits cœurs dans la neige. Et puis, gelée, elle rampa de nouveau jusqu'au matelas, s'assit contre le mur, et s'enroula dans la couverture. Les genoux repliés et serrés contre sa poitrine, elle cherchait un peu de chaleur. Son corps s'était peu à peu habitué au froid, comme si son organisme s'adaptait, mu par une sorte d'instinct de survie certainement. Pourtant, quand les premiers jours de l'hiver étaient arrivés, elle avait cru mourir. Elle grelottait, elle ne sentait plus ni ses doigts ni ses pieds. Et puis il lui avait apporté des vêtements plus chauds, et une couverture. Il avait même mis de la paille, isolation de fortune, sous son matelas. Il ne voulait pas qu'elle meure. Pas encore sûrement. Il avait besoin d'elle. Parce qu'il le voulait bien, le froid était devenu pour elle plus supportable.

Elle entendit le bruit caractéristique derrière la porte : des clés, des chaînes qui tintaient. Et la porte métallique s'ouvrit en grinçant. L'homme apparut, comme à son habitude, réglé comme une horloge. Il arrivait toujours juste après son réveil, comme s'il savait. Emmitouflé dans une grosse doudoune, un bonnet vissé sur la tête, il portait, dans ses mains gantées, un gobelet de café, et un beignet. Tous les matins, le rituel était immuable. Il éclairait la pièce du faisceau de sa lampe-torche, et la fixait quelques secondes de ses yeux inexpressifs. En général elle ne le regardait même pas. C'était comme s'il vérifiait juste qu'elle était bien vivante. Et puis il posait sa pitance à même le sol, au bord du matelas. La plupart du temps, il ne disait rien, et repartait aussi vite qu'il était arrivé. Elle ne le revoyait alors qu'au cours de l'après-midi, pour un nouveau rituel identique. Deux repas par jour, c'était ainsi. Au début, elle avait souvent eu faim, mais maintenant, son corps s'était habitué. Elle avait vu ses bras et ses jambes s'affiner, d'abord avec une certaine satisfaction, elle qui s'était toujours trouvée trop grosse. A seize ans, elle ne pensait qu'à ressembler aux jeunes femmes filiformes des magazines. Et puis, la maigreur de son corps l'avait inquiétée à mesure qu'elle se sentait faiblir. Elle n'avait pourtant pas besoin de bouger ici : il n'y avait rien. La pièce de quelques mètres carrés ne contenait que ce matelas, et en face, un seau. Il lui avait donné quelques livres qui s'empilaient sur le sol. Elle les connaissait désormais par cœur, tant elle les avait lus et relus. Du papier et un crayon de bois, aussi, comme s'il avait conscience que pour vivre et garder une once d'espoir l'être humain avait besoin de rester occupé, actif. Alors, elle avait noirci des pages de papier, de tout, de rien. Elle détestait écrire. Au lycée, la moindre rédaction était un supplice, tant elle n'avait aucune imagination. Mais ici, les idées étaient venues toutes seules. Elle avait écrit, beaucoup, mais comme pour les petits traits comptant les jours, elle avait abandonné à mesure que son espoir s'amenuisait.

Parfois, il revenait en dehors des repas. Ces fois-là, il ne faisait que passer. Cela lui prenait cinq minutes seulement, mais pour elle, c'était les cinq pires minutes de sa journée. Il lui liait les poignets, et l'attachait, parfois aux arceaux fixés au sol, parfois debout contre le mur, le visage contre les pierres. Il la violait. Les premières fois, elle se débattait, hurlait, lui donnait des coups de pied. Alors il enroulait autour de son cou une ficelle, qu'il serrait jusqu'à ce qu'au bord de l'asphyxie ses yeux exorbités finissent par le supplier de la laisser vivre. Il relâchait la cordelette, sans rien dire, et reprenait les choses où il les avait laissées. Les premières fois, à peine il avait quitté la pièce, le dégoût la faisait vomir. Elle pleurait de longues heures. Et puis elle s'était habituée, comme pour le reste. Elle avait cessé de se débattre.

Au tout début, à chaque fois que l'homme apparaissait dans l'encadrement de la porte, elle le harcelait de questions pour savoir pourquoi elle était là, ce qu'il voulait, quand elle serait libre de nouveau. Jamais il ne répondait. Il agissait avec calme, tel un automate, exécutant simplement la tâche pour laquelle il était venu. Jamais il ne s'était soucié de ses états d'âme. Parfois, au début surtout, elle pleurait, tristement ou rageusement, mais le visage de l'homme restait impassible, insensible. Quand il disparaissait, la laissant seule dans cette pièce qui était sa prison, pendant longtemps elle avait crié, hurlé, tous les jours, appelant au secours. Elle avait supplié, s'était lamenté, avait imploré sa clémence. Elle avait tout tenté. Mais elle avait fini par se rendre compte qu'il ne l'entendait pas. Peut-être même qu'il ne vivait pas ici, et qu'il venait simplement lui apporter ses deux repas par jour, et la violer quand l'envie lui en prenait. La plupart du temps, il régnait ici un silence assourdissant. Mais parfois, elle entendait les autres crier. Des hommes, deux apparemment, qui, comme elle, avaient beaucoup hurlé les premiers jours. Elle ne savait pas s'ils étaient déjà là quand elle était arrivée, ou s'ils avaient été amenés après elle. Les cris étaient lointains, et résonnaient jusqu'à elle, mais même quand elle appelait en essayant d'obtenir une réponse de ces hommes, jamais ils ne répondaient. Il y a quelques semaines, tous les cris avaient cessé, comme si les hommes n'étaient plus là. Peut-être les avait-il tués. Ou libérés. A part eux, jamais elle n'avait entendu la moindre conversation ici. Et à part lui, jamais elle n'avait vu le moindre être humain.

Elle savait qu'elle devait être prisonnière depuis des mois maintenant, car elle était arrivée ici au début du mois de juin. Sur sa feuille de papier, elle avait compté soixante-sept traits de crayon. Soixante-sept jours. C'était sa seule certitude. L'hiver était maintenant arrivé, et rien n'avait changé. Tous les jours le même rituel. Tous les jours la même désolation. Depuis quelques temps, elle ne réfléchissait plus ou presque. Elle dormait des heures durant, ne tenant plus compte du jour ou de la nuit. Cela n'avait plus d'importance. Elle ne rêvait plus non plus. Du moins, elle n'en avait plus conscience. C'était comme si son cerveau mourrait à petit feu, avant son corps. Penser était pourtant la seule liberté qu'il lui restait. Mais elle n'avait plus ni la force, ni l'envie. Seuls des souvenirs parcouraient de temps en temps son esprit, qui s'y raccrochait comme pour survivre à tout prix. Les dernières fois qu'il était venu, elle s'était prise à le supplier de la tuer. Elle voulait mourir. Il fallait qu'il la tue, ce n'était plus possible de vivre ainsi. S'il ne la libérait pas, alors qu'il la tue.

Ce matin-là, il lui déposa son gobelet et son beignet. Puis il la regarda dans les yeux, et parla. Il n'avait rien dit depuis des jours et des jours, et ce matin-là, il parla. « Tout à l'heure, tout sera fini » se contenta-t-il de dire. Et il sourit. Vraiment. C'était la première fois qu'elle voyait un sourire se dessiner derrière sa barbe noire. Mais ce n'était pas un sourire bienveillant ou compatissant. C'était un sourire presque moqueur, comme s'il se riait d'elle. Elle aurait voulu lui répondre, lui demander ce qu'il voulait dire par ces quelques mots qu'il avait prononcés. Mais elle n'en eut pas la force, comme si sa bouche se refusait à laisser sortir le moindre son. Elle prit son gobelet, pour boire quelques gorgées, et sentir la chaleur du café couler dans sa gorge. Lui était déjà parti.

« Tout à l'heure, tout sera fini ». Son cerveau, embrouillé depuis des semaines, se remit soudain en marche, comme si l'once d'espoir qui émanait de cette phrase avait ranimé tout son être. Est-ce qu'il allait la tuer ? Ou bien la libérer ? Pourquoi l'aurait-il gardé ici pendant si longtemps pour finir par la tuer ? Ou pour la libérer ? Dans un cas comme dans l'autre, cela n'avait aucun sens. Peut-être s'était-il lassé de son corps, et voulait-il trouver une autre fille. Avait-elle besoin de comprendre le comportement de ce psychopathe et ses objectifs ? De toute façon, elle était un jouet entre ses mains. Savoir ce qui allait lui arriver n'y changerait rien. Sans vraiment réfléchir davantage, elle déchira un large morceau de papier d'une feuille, se saisit d'une main de la lampe-torche que, généreusement, il laissait à sa disposition, de l'autre du crayon de bois, et avec un livre en guise de support, elle y nota quelques mots. Elle plia ensuite le papier aussi petit et finement que possible, et le glissa dans la doublure décousu de sa poche de jean, tout au fond, contre sa cuisse. Puis, elle se recoucha, tira de nouveau la couverture sur elle, et ferma les yeux. Elle ne redoutait pas d'être « tout à l'heure », au contraire. Elle était impatiente de connaître son destin. Vivre ainsi n'était plus vivre. La douleur, la souffrance, conduisaient inexorablement son esprit à choisir la mort. Elle essayait de raviver la minuscule flamme d'espoir que la phrase de l'homme avait fait renaître en elle. Mais elle n'y croyait pas vraiment. Tout à l'heure, son supplice prendrait fin. Et on finirait par trouver ce petit bout de papier au fond de sa poche. Il le fallait. Pour que ses parents sachent, et puissent continuer de vivre.