Note de l'auteure M : Hullo ! Nous voici de retour après... longtemps. Que voulez-vous, déménagement, début des cours, adieux déchirants, pays inconnu à découvrir... v_v
W : Bref. Après notre dernière fic super déprimante, en voici une autre avec une perspective un peu plus optimiste. Envie de voir à quoi ressemble un croisement de gènes Rockbell et Elric ? Lisez donc ! Bonne lecture ! ^^
Voyageur I – Colis
La claire sonnerie de la porte d'entrée retentit dans le silence de ce début d'après-midi, silence qui, dans un premier temps, fut le seul à lui répondre. Puis l'écho de pas pressés se fit entendre à son tour.
La femme qui les émettait acheva d'attacher ses longs cheveux, puis ouvrit la porte.
Sur le palier se tenait un jeune homme en uniforme de facteur, sa casquette portée légèrement oblique pour ne pas avoir l'air trop strict – ou trop ridicule.
« Bonjour, madame, » fit-il avec un sourire. « Un colis pour vous. »
Il tenait en effet sous son bras un paquet en carton assez volumineux. La femme signa le reçu et se saisit de la boîte qu'on lui tendait sans pouvoir s'empêcher de laisser transparaître sa joie sur son visage.
« Vous savez ce qu'il y a dedans ? » demanda le facteur, un peu indiscret. « C'est trop léger pour contenir la même chose que ce que vous recevez d'habitude. »
La jeune femme se contenta de sourire en réponse. Bien sûr qu'elle savait ce qu'il y avait dedans – ou du moins en avait-elle une certaine idée, même si elle n'était pas précise. Mais il n'était pas question de résoudre l'énigme qu'elle savait que tout le voisinage se posait à chaque fois qu'il voyait le facteur se diriger vers chez elle avec un de ces colis venus de nulle part et dont le contenu, trop léger pour être celui de pièces de mécanique, leur restait mystérieux. Un secret de famille à préserver.
Ne voyant pas venir d'éclaircissement autre que ce simple sourire, ce dont il avait l'habitude car ce n'était pas la première fois qu'il posait la question sur ce ton innocent, le facteur gigota un peu, l'air gêné.
« Vous êtes de plus en plus belle, madame, » fit-il en regardant ailleurs.
Elle rit.
« Allons, ce n'est pas le genre de compliments que l'on fait à une femme mariée, jeune homme, » dit-elle en posant la main sur son ventre et en souriant de plus belle, voulant se donner un air amusé mais aussi un peu réprobateur. Elle ne dirait jamais qu'elle trouvait flatteur le fait d'attirer encore ce genre de remarques, surtout de la part d'un garçon aussi jeune et, elle devait le dire, assez bien fait, avec de très beaux cheveux noirs et bouclés. Son sourire penaud était adorable, mais elle s'empêcha d'en rire.
« Peut-être », marmonna-t-il tandis qu'une légère rougeur passait sur son visage. Il toussota, se frotta le nez, puis : « Bon, eh bien, bonne journée, madame. »
« Bonne journée, » répondit-elle, lui faisant un petit signe de tête quand il lui adressa une caricature du salut militaire – connotation à d'anciennes fréquentations de son mari.
Une fois qu'il se fut éloigné, elle retourna elle-même dans sa maison, fermant précautionneusement la porte avant d'aller poser le colis sur la table de la cuisine. Même s'il était trop léger par rapport aux nombreuses livraisons de matériel qu'elle recevait, elle remarqua qu'il était plus lourd que les autres du même genre qu'elle avait reçus jusqu'alors. Cela présageait-il une bonne chose ou une mauvaise ?
Elle se retint d'ouvrir le paquet tout de suite, et fit le tour de la maison en appelant : « Tristan ! Alain ! Les enfants ! Où êtes-vous ? »
L'instant d'après, une paire de jambes dévalait les escaliers à grands bruits – une seule – et son plus jeune fils déboula dans la pièce, le sourire aux lèvres, impatient de savoir la raison pour laquelle sa maman l'avait appelé, dont il avait déjà une idée : il avait sans doute entendu en partie la conversation avec le facteur, ou alors connaissait-il suffisamment le scénario pour savoir que toute visite suivie de l'appel de sa mère annonçait une nouvelle depuis longtemps attendue. Elle n'eut pas besoin de lui dire quoi que ce soit, car aussitôt ses yeux se portèrent vers le paquet, et son visage parvint à s'illuminer davantage.
« Un cadeau de papa ! » s'exclama-t-il. Sa mère sourit encore, acquiesça. Ils appelaient toujours ça un cadeau, même si ce n'en était pas vraiment un.
« Et où est ton frère ? » demanda-t-elle. Ses deux enfants devaient être là pour que le colis soit ouvert. C'était la règle.
Le garçon regarda autour de lui, puis derrière, son air joyeux laissant la place à une expression plus troublée, comme s'il était surpris du fait que son aîné ne soit pas avec lui à sautiller d'impatience. Finalement, il murmura à voix basse, comme s'il avouait une bêtise :
« Je ne sais pas, il était pas avec moi dans la chambre. »
Sa mère soupira, un peu attristée de voir que son plus jeune fils avait peur d'une quelconque remontrance – elle n'était pas si sévère que cela tout de même.
« Il ne t'a pas dit où il allait ? » Le garçon secoua la tête en négation. Elle soupira de nouveau. « Bon, il n'a pas dû m'entendre, donc il doit être dehors. Je vais le chercher. Tu m'attends ici ? » Le garçon acquiesça, ses yeux s'égarant vers le paquet. « N'ouvre pas le carton, mais si tu veux, tu peux aller chercher les ciseaux pour couper ce scotche. Fais attention à ne pas te faire mal, tu veux ? »
Nouveau hochement de tête. S'estimant satisfaite, la femme sortit de la cuisine, puis de la maison. Elle savait où trouver son premier fils.
La journée était assez chaude et elle apprécia la petite marche qui la mena jusqu'à la colline où se dressaient les restes d'un arbre et les ruines recouvertes de plantes d'une maison. Ses deux enfants se servaient de cet endroit comme terrain de jeu, s'identifiant à des explorateurs découvrant les restes d'une civilisation disparue, à des aventuriers pénétrant dans un lieu hanté, le cimetière n'étant d'ailleurs pas loin, à des justiciers espionnant les voleurs dans leur repère.
Ils ne savaient pas encore que cette maison n'était pas si ancienne qu'elle en avait l'air, ni qu'elle-même y avait joué étant petite. Il faudrait sans doute bientôt le leur dire.
Comme elle s'y attendait, elle trouva son enfant assis sous l'arbre, ses genoux serrés contre lui, l'air boudeur, fixant des yeux la route en contrebas – la route qui menait à la gare. Il semblait attendre. Alain avait eu l'air coupable. S'étaient-ils disputés ? Elle n'avait pourtant rien entendu qui ressemblât à leurs chamailleries habituelles.
« Tristan ? » fit-elle à titre d'essai.
Pas de réponse, rien qu'un silence aussi renfrogné que le visage dissimulé sous des mèches blondes.
« Tristan, un colis est arrivé. Un colis de... »
« Je sais. » Une réponse à peine marmonnée, un ton grognon.
« Tu ne viens pas l'ouvrir avec ton frère ? »
« Non. » Un silence. « Je m'en moque, j'en veux pas. » Un autre silence.
La jeune femme sentit qu'il y avait là quelque chose d'un peu plus sérieux qu'une dispute entre frères. Elle se souvenait d'une fois où ses deux enfants ne s'était plus parlés pendant des jours. C'était l'arrivée inattendue d'un paquet qui avait tout résolu, les faisant se réconcilier autour de ce qu'ils imaginaient à partir du contenu.
Elle s'approcha lentement, s'assit près de son fils et posa sa main sur son dos. Elle le sentit se raidir légèrement, s'obstiner dans son mécontentement. Si semblable à son père...
« Et pourquoi tu n'en veux pas ? » demanda-t-elle doucement.
Un silence. Puis :
« Je m'en moque, j'en veux pas, » répéta Tristan sur le même ton.
« Tu ne veux pas savoir ce que papa t'a envoyé ? » fit-elle, patiente.
« Je m'en moque de papa, il pense pas à nous. » La réponse fusa, sèche.
« Mais si, il pense à nous, puisqu'il nous envoie des surprises. » Elle s'efforçait de garder un ton calme, apaisant, de ne pas laisser transparaître son désarroi.
« Non. » Toujours aussi catégorique. « S'il pensait à nous, il serait toujours à la maison. »
« Ce n'est pas parce qu'il n'est pas là qu'il ne pense pas à nous. »
« Et pourquoi il est pas là ? Pourquoi il reste pas à la maison ? »
Elle crut percevoir un peu de panique sur cette question. Elle touchait au coeur du problème. Si papa n'est pas là, est-ce que c'est parce qu'il ne nous aime pas ? Elle soupira intérieurement. Comment faire comprendre à un enfant de son âge que c'était justement parce qu'il les aimait qu'il partait aussi souvent ? Certes, c'était également à cause de son travail, de sa façon de travailler, oui. Mais il y avait autre chose.
Comment expliquer à son fils que rester au même endroit, après avoir vadrouillé pendant autant d'années, faisait de son mari un fauve en cage, de plus en plus tendu et agressif ? Comment lui dire, sans l'inquiéter, qu'après être resté plus de neuf mois auprès de sa femme, soucieux de ne pas la laisser un instant pendant sa première grossesse, la tension avait été telle qu'elle les avait menés presque jusqu'au divorce ?
Elle comprenait la rancoeur de son fils, elle-même l'avait éprouvée pendant longtemps. Puis elle avait compris et accepté le fait que son mari n'était pas aussi sédentaire qu'elle. Ce n'est pas qu'il l'excluait de sa vie. Il l'aurait emmenée pendant ses voyages, si elle l'avait voulu, et ce sans aucune réticence, sans même qu'elle ait à rien demander. Mais elle, elle avait besoin d'un endroit fixe, elle avait aussi pensé qu'il en fallait un à ses enfants, un endroit où vivre leurs premières années, une école, des amis. Oh, cela, son mari l'avait aussi très bien compris, et soutenu.
Il ne voulait pas que ses enfants aient une enfance semblable à la sienne.
« Tu sais que c'est à cause de son travail, » fit-elle, toujours très doucement. « Et il a tellement pris l'habitude de voyager quand il était plus jeune qu'il ne peut plus s'arrêter. »
« Mais tonton aussi, il voyageait, et pourtant lui, il a arrêté, et il reste toujours à la maison, et c'est beaucoup mieux, c'est Sarah qui l'a dit. »
Sarah était une fillette adorable, mais à la fois un peu pipelette et surtout un peu peste. Si la mère de Tristan avait été à la place de son beau-frère, elle n'aurait pas laissé ce côté se développer autant, ne lui aurait pas permis de parler ainsi des parents des autres, et surtout pas de ceux de ses cousins.
Mais voilà, elle n'était pas son beau-frère, n'avait pas son côté un peu facile. Peut-être lui en toucherait-elle un mot, à leur prochaine visite, même si elle savait d'avance que ce serait inutile. Surtout si lors de cette prochaine visite, son mari était encore absent, permettant à sa nièce de dire à quel point son papa était meilleur et l'aimait plus, et tout ce genre de choses.
Elle ne pensait pas que son fils eût été autant marqué par le babillage de la fillette.
« Tu sais bien que ce que dit Sarah n'est pas toujours vrai. »
Presque jamais, pensa-t-elle au fond d'elle même, ayant remarqué la facilité qu'avait sa nièce à inventer des histoires. Elle aurait voulu ajouter qu'un jour, quand ils auraient à peu près le double de leur âge actuel, la situation pourrait être inversée, Sarah enviant Tristan et Alain d'avoir un père qui au moins était cool et leur lâchait les basques. Mais elle ne pouvait pas, persuadée qu'en plus, son fils ne comprendrait pas ni ne la croirait.
« C'est vrai que son papa à elle est toujours à la maison ! » cria soudain Tristan avant de se lever. « C'est pas juste que son papa soit à la maison et que le notre soit jamais là ! C'est pas juste ! » Il la regardait, les yeux flamboyants de colère et de larmes.
« Tristan... » commença-t-elle, se demandant comment le calmer, connaissant son entêtement.
« Et à l'école, ils ont tous leur papa qui vient les chercher, ou qui les emmène voir plein de choses ! » continua-t-il, accusateur.
« Mais ton papa vous emmène voir plein de choses, quand il est là. Et quand il n'est pas là, il vous envoie plein de choses que vos copains ne peuvent pas avoir, et ils ne savent même pas qu'elles existent, ces choses. » Elle essayait de parler raison, tout en sachant que c'était à moitié inutile.
« J'en veux pas de ces choses ! J'en veux pas ! Tu peux les ouvrir toutes seules avec Alain ! J'en veux pas ! Je m'en moque que papa, il en envoie plein, parce qu'on les voit même pas en vrai. Et papa, on le voit pas non plus ! C'est pas juste ! Chuis sûr que c'est vrai qu'il nous aime pas ! Sinon, il serait toujours là ! Mais il en a assez de nous, alors il s'en va ! C'est pas juste ! C'est pas juste qu'il nous aime pas. »
« Mais si, il nous aime, » répéta sa mère, tentant toujours de la calmer, tendant la main pour attraper la sienne.
Il recula, esquivant son contact. « Non, il nous aime pas ! Et moi non plus, je l'aime pas ! Je le déteste, je le déteste ! »
Et il s'enfuit en courant, laissant là sa mère, attristée par les larmes qu'elle avait vues dans ses yeux et par la si forte ressemblance entre son fils et un autre petit garçon qui, bien des années plus tôt, accusait furieusement son père d'avoir provoqué la mort de sa mère.
Elle se releva, suivant des yeux son fils, entendant l'écho des « je le déteste, je le déteste » qui s'éloignaient avec lui. Elle soupira. Il était inutile de chercher à le rattraper. Mieux valait attendre qu'il se calme et revienne de lui-même.
Il y avait une différence qui demeurait entre cet enfant et celui du passé, c'était que Tristan, lui, aimait vraiment son père, et s'énervait ainsi parce qu'il lui manquait. Leur complicité avait toujours été plus grande qu'avec Alain, peut-être parce que Tristan était le fils aîné et Alain encore assez jeune. Peut-être parce que Tristan avait un caractère plus semblable à son père, même s'il tenait ses cheveux clairs et ses yeux bleus de sa mère. Peut-être parce que son mari avait été davantage marqué par la naissance de son premier enfant, comme l'avait montré sa joie, son impatience, puis ses efforts pour rester auprès d'elle malgré sa nature vagabonde.
Elle se souvenait de cette fois où, sans qu'elle sache comment (et elle voulait toujours savoir comment), son mari était descendu du train sans qu'elle ni Alain ne le voient et s'était nonchalamment installé sur le banc derrière eux qui attendaient, impatients, puis déçus et inquiets de ne pas voir papa parmi les passagers qui quittaient la gare. Tristan, lui, avait remarqué son père à un moment où à un autre, mais un clin d'oeil avait suffit pour qu'il comprenne la blague et entre dans le jeu, mimant avec un réalisme surprenant sa déception, puis son énervement, allant jusqu'à emmener son frère au bord du quai pour vérifier si papa n'était pas tombé sur les rails. C'est seulement en revenant vers leur mère qu'Alain avait vu son père derrière elle et avait tout révélé en se mettant à courir en criant.
Elle avait rarement vu Tristan aussi fier que ce jour-là, quand elle avait compris son rôle et que son père l'avait fait monter sur ses épaules pour le féliciter.
Maintenant, le petit garçon était très frustré de ne pas pouvoir continuer ce genre de tours et s'enfuyait plutôt que de se contenter des surprises que leur papa envoyait.
Elle redescendit lentement la colline et retourna chez elle, pour trouver Alain tournant impatiemment autour de la table avec l'air d'un prédateur, impatient d'ouvrir le mystérieux paquet. Elle fut frappée par son air entièrement déconfit quand il la vit sans son frère.
« Tristan est pas là ? » demanda-t-il, et elle crut un instant qu'il allait pleurer lui aussi, mais pour des raisons tout à fait inverses.
« Non, » fit-elle en forçant un sourire. « Il n'a pas envie de voir le paquet maintenant, mais ça ne le dérange pas qu'on l'ouvre sans lui. »
Il avait dit qu'il s'en moquait, elle n'allait pas priver son autre fils de sa joie aujourd'hui, même si c'était un petit peu injuste.
Rassuré, Alain montait déjà sur une chaise, armé de ses ciseaux qui commencèrent aussitôt à ouvrir le paquet avec précaution. Elle s'assit et le regarda déballer en souriant plus chaleureusement, profitant de son bonheur face à toutes ces petites choses qu'il trouvait.
Comme d'habitude, le paquet contenait un grand nombre d'objets hétéroclites et de tailles encore plus diverses, que son mari avait rencontré au cours de son séjour dans telle ou telle région, et qu'il avait peu à peu rassemblées. Il était surprenant de voir à quel point il réussissait à rendre ainsi l'ambiance de tous les endroits où il allait, leur permettant d'imaginer les lieux et les personnes. Bien sûr, ils étaient aidés en cela par ses lettres, par des photos, mais les objets en eux-mêmes étaient significatifs.
Cette fois-ci, Alain sortit successivement du bouquet des fleurs roses séchées qu'il manipula avec un soin surprenant pour son âge, un paquet de photographies floues – son mari avait toujours un vieil appareil photo bien moins performant que les derniers créés, auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux –, plusieurs petits morceaux de tissus qu'Alain tint comme des reliques, un petit cheval de bois d'une facture remarquable, une veste de soie qui devait être pour elle, des baguettes dont l'usage devait être indiqué dans les lettres, un pot contenant du sable non pas jaune pâle, mais blanc avec quelques grains plus gros et noirs, des bâtons d'encens, une grande enveloppe bien remplie de feuilles d'un papier incroyablement fin, des plumes pour écrire, de l'encre noire, des pinceaux, un petit sachet rempli de vis et d'écrous curieux (elle rit presque en les voyant, se demandant à quoi on pouvait bien les utiliser là-bas), une mèche de cheveux blond clair, des toupies d'une forme qu'elle n'avait jamais vue, un paquet de ce qui devait être des friandises ou quelque chose du genre, deux bandes d'un tissus doux, noir et satiné, trois paires de sandales de différentes tailles et enfin, ce que les enfants attendaient le plus, un carnet abîmé par l'usage, avec une couverture bordeaux pour celui-ci, qui contiendrait le récit du voyage, ses étapes.
Une fois l'ensemble déposé sur la table, on s'étonnait toujours du fait que tout cela ait pu rentrer dans une boîte si petite en comparaison, et on ne doutait plus que la direction qu'avait prise le père de la famille – direction qu'il ne donnait jamais à son départ mais leur donnait le loisir de deviner – était à l'est, très à l'est.
Elle laissa Alain admirer à loisir l'ensemble des objets dévoilés sous ses yeux, avant de prendre les lettres et de les trier par date. Son mari les écrivait au cours de son voyage, mais ne les envoyait jamais avant la fin. Une habitude curieuse qu'il avait prise quand il était plus jeune.
Pendant ses années de vadrouille avec son frère, il n'avait pas écrit une seule fois. Mais la lettre qui avait annoncé la réussite de leur voyage était accompagnée d'un grand nombre d'autres, écrites mais jamais envoyées, faute de temps ou de courage – ou de bureau de poste en fonctionnement à proximité. Cette façon de faire la faisait souvent sourire.
Quand elle ouvrit la première, Alain vint aussitôt s'asseoir sur ses genoux, et écouta attentivement la voix douce de sa mère qui lisait les lettres à voix haute les unes après les autres, même si ces lettres étaient écrites comme si elles s'adressaient à elle seule. Elle se doutait que son fils ne comprenait pas tout, surtout pas certaines connotations que son mari faisait et qu'elle seule, et peut-être aussi son beau frère, pouvait comprendre, ou d'autres qu'il était trop jeune encore pour saisir.
Comme celle qui entamait la seconde lettre, où il lui souhaitait de ne pas avoir trop de mal avec tous les enfants (le mot était souligné dans la lettre), lui conseillait de ne pas faire trop d'efforts dans son état, lui rappelait certaine infusion de plantes qui étaient bonnes si on ne se sentait pas très bien au réveil. Alain s'émerveilla de voir que son papa avait su, sans être là, qu'il avait été malade et que sa maman l'avait soigné en lui donnant de bonnes tisanes comme elle seule savait les faire. Sa mère, elle, pensait autrement en posant la main sur son ventre qui commençait à prendre une forme plus arrondie, se demandant comment il avait deviné.
Elle-même commençait à peine à s'en douter quand il était parti, ressentant au matin de son départ une légère nausée qu'elle avait d'abord mis sur le coup de sa légère mélancolie habituelle quand il quittait la maison pour elle ne savait combien de temps, et constatant un retard sur ses menstrues. Quelque part, elle se sentit vexée de ne pouvoir lui faire la surprise comme avec les deux précédents. Il est vrai que pour le second, elle s'était un peu moquée de lui de ne rien avoir remarqué avant qu'elle le lui annonce, vers la fin du deuxième mois.
Il prenait sa revanche.
Mais il le fait à distance, songea-t-elle avec un sourire ironique, se souvenant d'une jeune fille furibonde avec une clef à molette brandie au dessus de la tête d'un adolescent penaud.
Un autre clin d'oeil, dans la dernière lettre, était accompagné de la mèche blonde.
« Je crois que tu as laissé quelques uns de tes cheveux sur mon crâne la dernière fois, » disait la lettre. « Ils se sont adaptés sans problème et ont beaucoup poussé, j'en envoie quelques uns pour te montrer la bonne récolte que tu pourras faire. »
Alain demandait avec fascination si la culture des cheveux était possible, tandis que sa mère riait, comprenant que son mari allait lui revenir avec un teint plus que bronzé par des journées de voyage au grand air, teint plus sombre même que ses cheveux éclaircis par le soleil. Une façon de la prévenir, étant donné qu'elle avait bien failli ne pas le reconnaître la première fois qu'il était revenu ainsi, après un voyage au Sud.
Une fois la lecture des lettres terminée, elle songea qu'il était l'heure de commencer à préparer le dîner et demanda à son fils de déménager le contenu de la boîte sur la table du salon. Ils le faisaient presque à chaque fois mais continuaient pourtant à ouvrir le tout dans la cuisine.
Alain obéit, puis partit se laver sans même qu'elle ait à le lui demander. Encore un élément de ce petit rite : l'ouverture, puis le bain, le repas, le jeu avec les nouveautés après le repas, la lecture du premier jour de voyage relaté dans le carnet, la nuit de sommeil, et le lendemain le partage des surprises.
Tandis qu'elle achevait ses préparations, Tristan rentra à la maison, ignorant ostensiblement ce qui était placé pêle-mêle dans le salon. Il alla se laver en vitesse, redescendit s'asseoir sur une chaise, sans desserrer une seule fois les dents, l'air toujours aussi fermé et boudeur. Alain, en revanche, était étrangement volubile, parlant sans arrêt de tout ce que papa avait envoyé, de tout ce que papa disait dans les lettres, affirmant son impatience de savoir ce que papa racontait dans le carnet.
Au fil du repas, Tristan sembla au contraire se renfrogner davantage, marmonnant seulement un « je m'en moque de tout ça » supplémentaire quand son frère s'adressa directement à lui pour la dernière fois, lui demandant s'il préférait les toupies ou le cheval de bois. Sa mère se retint de lui dire que puisque c'était ainsi, elle mettrait tout dans l'étagère d'Alain cette fois-ci. Ça n'aurait pas été juste, d'autant plus qu'elle avait de nombreux souvenirs de batailles interminables sur qui aurait tel objet et qui aurait tel autre, terminant toujours avec Tristan triomphant et obtenant le carnet dans son étagère à lui, malgré la promesse de laisser son frère le regarder quand il voulait.
Le carnet avait une valeur spéciale, bien entendu.
Cependant, ce soir-là, la dispute ne commença même pas. Tristan monta dans sa chambre dès son assiette avalée avec un autre « je m'en moque, papa je le déteste ». Cela fit retomber l'enthousiasme d'Alain, qui devint tout triste et affirma qu'il ne voulait pas qu'on lise le carnet sans que son frère soit avec lui et aussi content que lui de l'écouter. Sa mère comprit qu'il ne voulait pas changer leur petite cérémonie familiale à ce point et lui promit de ne pas l'ouvrir elle non plus tant que Tristan ne serait pas de meilleure humeur.
Elle l'emmena donc avec les lettres dans sa chambre ce soir-là, après avoir souhaité bonne nuit à ses deux fils, dont l'un l'avait longuement serrée contre lui en compensation de l'histoire qu'il n'aurait pas, et dont l'autre était resté dos à elle, les yeux fixés sur le mur en face de lui, une peluche serrée contre son coeur. Il ne devait pas se souvenir qu'elle aussi, elle venait d'un des voyages de son père, le premier même, qui avait suivi sa naissance, sinon il l'aurait sans doute rejetée également, malgré son attachement et les souvenirs qui y étaient liés.
Sans insister pour qu'il réponde à son baiser, elle alla elle-même se mettre au lit, relisant les lettres à la lumière de sa bougie – et s'empêchant de regarder le carnet. D'ordinaire, elle le lisait en entier après avoir lu le premier jour à ses deux petits. Ce soir, malgré la tentation, elle devait y renoncer. Elle avait promis. Les lettres devaient suffire.
Peut-être aurait-elle dû emprunter un des autres carnets que son fils gardait si religieusement. Peut-être aurait-elle dû prendre le premier, et se souvenir. Peut-être cela l'aurait-il aidée avec Tristan. Peut-être pas.
Cependant, elle n'en eut pas besoin. Après avoir relu à deux reprises les lettres de son mari, elle s'apprêtait à souffler sa bougie – une belle bougie venue du Nord, dont le doux parfum lui souhaitait bonne nuit et l'accompagnait dans ses rêves – quand on frappa timidement à sa porte.
« Oui ? » fit-elle à voix basse.
Le battant s'ouvrit doucement, faisant apparaître le visage triste de son aîné. Il resta, hésitant, à l'entrée de la chambre, ne sachant pas quoi dire. Il la regardait avec des yeux pleins de regrets et un peu suppliants. Il avait peur qu'elle lui en veuille.
« Quelque chose ne va pas, Tristan ? » demanda-t-elle en posant les lettres à côté d'elle.
Toujours sans un mot, il ferma la porte de la chambre et vint jusqu'à son lit, lui épargnant la peine de se lever. Son regard était toujours le même.
« Tu as fait un cauchemar ? » fit-elle, sachant pertinemment que ce n'était pas ça, mais sachant aussi qu'il devait décider de lui-même s'il allait dire pourquoi il était venu.
« Maman... » fit-il d'une toute petite voix qui mourut aussitôt. Il avala sa salive et recommença, un peu plus fort. « Tu sais, maman, c'est... c'est pas vrai que je le déteste, papa. C'est pas vrai. »
Et il se mit à pleurer.
Elle le serra contre elle et il monta sur le lit pour se blottir dans ses bras, tandis qu'elle murmurait des paroles rassurantes à son oreille. « Mais bien sûr que tu ne le détestes pas, je le sais. C'est normal que tu ne sois pas content parce qu'il n'est pas là. Ne t'en fais pas. »
« Et... et je m'en moque pas des surprises qu'il envoie... » continua-t-il au milieu de ses sanglots.
« Je sais, mon chéri, je sais... » Elle l'embrassa sur le front. Puis, comme ses pleurs se calmaient : « Tu veux que je te lise ses lettres ? »
Le visage enfoui dans sa chemise de nuit, il acquiesça et elle commença sa lecture à voix basse.
« Ma Winry adorée,
Cela fait maintenant trois jours, deux heures, trente huit minutes et seize secondes que je suis parti. Vous me manquez déjà, et déjà le paysage est tellement changé que je me croirais hors d'Amestris... »
Dès le milieu de la première lettre, Alain vint les rejoindre, visiblement réveillé par le départ de son frère et ne voulant pas rester en arrière. Tous deux l'accueillirent avec un sourire, et il vint se fourrer de l'autre côté de sa mère, dans la même position exactement que son frère, comme s'il était son reflet dans le miroir – les yeux rouges et les reniflements en moins. Winry sut alors qu'ils refuseraient d'aller se recoucher tant qu'elle n'aurait pas lu le premier jour de voyage après avoir lu les derniers mots de la dernière lettre :
« Tu devrais peut-être m'assommer pour que j'aie moins la bougeotte, je suis sûr que ça marcherait – un peu. Je reviens bientôt.
Ton Edward qui t'aime (mais pas autant que ta tarte aux pommes).
PS : si tu cherches ta clef à molette fétiche, inutile de continuer à fouiller les tiroirs, je l'ai emmenée avec moi parce que j'avais peur qu'elle se sente seule sans ma tête. »
A suivre...
Les reviews sont les bienvenues, on a faim ;)
