Toutes les ménagères de Privet Drive vous le diront, jamais il n'exista une amitié plus étrange que celle-ci. Méprisée par les habitants, elle concernait les deux personnes tabous de la rue.
D'abord le garçon. Il s'appelait Harry Potter, était orphelin et habitait chez les Dursley, au numéro 4. Petit, malingre, les enfants n'avaient jamais voulu jouer avec lui. Des cheveux noirs qu'il ne coiffait jamais, des lunettes constamment rafistolées avec du sparadrap, la tête basse, les épaules rentrées, les vêtements toujours trop grands pour lui, il était le type même d'enfant que les parents conseillaient à leurs enfant de ne jamais côtoyer.
Ensuite la fille. Une française. Qui s'appelait Naëlle Lebrun. Qui ne parlait que pour dire des méchancetés à leurs enfants. Petite, les cheveux cuivrés, les yeux noirs. Elle vivait chez les Polkins. Elle ne portait que des pantalons très larges et des débardeurs informes. Elle se bagarrait comme un garçon et toutes les punitions du monde n'étaient pas arrivées à l'assagir. Lorsqu'elle était arrivée chez les Polkins, le frère de sa mère, elle avait six ans. Elle avait appris l'anglais seule.
Ils se retrouvaient souvent dans le parc, près des balançoires. Ils ne parlaient pas, les ménagères en étaient sûres, elles les avaient surveillés pour voir s'ils ne faisaient pas de bêtises. Ils s'asseyaient sur les balançoires et regardaient le ciel. Jusqu'à ce que la tante de l'un ou de l'autre ne les rappelle.
Sur les bancs de l'école, ils étaient ensembles. C'était d'ailleurs ainsi qu'ils s'étaient connus. Ils ne parlaient ni l'un ni l'autre, ne participaient pas aux jeux aux récréations. Ils se contentaient d'être à côté l'un de l'autre. Les maîtresses avaient bien remarquées cela et avait convoqué les tuteurs des enfants, mais rien n'avait changé.
Et puis un soir -la voisine du numéro 30 s'en rappelait bien, sa fille venait d'accoucher-, alors qu'ils étaient assis tous les deux, ils se mirent à parler. Personne n'écouta, il faisait nuit, toutes les ménagères étaient chez elles depuis bien longtemps, déclarèrent-elles à la police. Mais elles les observaient à travers les rideaux. Les deux enfants dans l'année de leurs onze ans riaient, jouaient, parlaient. C'était la veille de la rentrée des classes.
Le lendemain, le garçon partit pour le centre de d'éducation des jeunes délinquants récidivistes de Saint Brutus. La jeune fille fugua, s'enfuyant dans la nature. La police ne la retrouva que l'année suivante, à la fin du mois de juin.
Cette comédie dura sept ans. Chaque année, à la fin du mois de juin, elle revenait à Privet Drive pour les vacances, jusqu'à ce que le garçon reparte vers son école. Alors elle fuguait. Chaque soir, alors que la nuit tombait, ils se retrouvaient près des balançoires.
La première année, les ménagères virent le garçon parler beaucoup en faisant de grands gestes avec enthousiasme. La fille imita le flot des bateaux.
La seconde année, elles le virent mimer un serpent et un combat digne des chevaliers de la table ronde et grimacèrent en pensant à ces créatures si répugnantes. Elle se contenta de parler longtemps, mais personne ne sut de quoi.
La troisième année, il la serra dans ses bras quand il la vit, un grand feu de joie dansant dans ses yeux. Il aboyait souvent pour ensuite rire de lui-même. Elle souriait, bronzée et musclée, un chapeau montagnard posé en équilibre précaire sur ses cheveux.
La quatrième année, il était perturbé, ne cessait de faire les cent pas, frottant une petite cicatrice au creux de son bras droit. Elle était revenue avec un air malade, comme si elle n'était pas sortie depuis longtemps.
La cinquième année, le garçon pleura beaucoup. Les ménagères le supposèrent, car Naëlle le prenait beaucoup dans ses bras. La démarche du garçon devint celle de quelqu'un accablé par un fardeau insurmontable. La jeune fille prenait des formes, mais ses manières de chat sauvage éloignaient tout le monde.
La sixième année, ils restèrent dehors longtemps. Le garçon pleurait à nouveau. Mais il y avait aussi dans son regard une colère sans borne.
Les ménagères remarquèrent bien que le garçon portait les marques des aléas de la vie. Les cernes ne pouvaient se dissimuler. Une petite lueur au fond du regard ne pouvait pas mentir.
Elles remarquèrent bien que la jeune fille semblait de plus en plus pâle, de plus en plus maigre. Que dans ses yeux brillait une lueur hantée.
Mais elles ne firent rien. Ce n'était pas de leur ressort, et elles avaient assez à s'occuper avec leurs familles.
La septième année, les ménagères entendirent Mme Polkins dire à son mari que cela faisait un an que leur nièce avait fugué, qu'elle allait revenir. Mais la police ne ramena pas leur nièce, et ils n'eurent pas de nouvelles.
C'était quelques temps après cette terrible explosion. Une usine dont un des moteurs avait surchauffé.
Au cours de l'été, une étrangère arriva. Elle portait des robes simples mais seyantes, des petites sandales à lacets montants. Ses cheveux étaient toujours remontés en chignon. Elle était très jeune, mais son visage exprimait une grande mélancolie et une peur inavouée. Chaque soir, lorsque le soleil disparaissait à l'horizon, elle s'asseyait sur la balançoire avec son enfant. Un petit bébé de trois mois. Elle ne repartait que lorsque la nuit était entièrement tombée.
Les ménagères allèrent lui parler. Elles n'obtinrent aucune information sur la demoiselle.
Le 31 juillet, un homme apparut dans le parc. Il était grand, roux aux yeux bleus Il effraya la jeune femme, mais la rassura vite. Il lui parla pendant un moment. Une voisine qui fermait sa fenêtre entendit par la plus grand des hasards une bribe de phrase « je viens de sa part, il … ». La jeune femme serra son bébé dans ses bras, enfouissant son visage dans les couvertures. Le jeune garçon avait l'air navré et très triste.
La jeune fille se mit à hurler. Ce cri de désespoir attira tous les habitants de Privet Drive vers le parc. Ils virent la jeune femme pleurer en serrant son bébé contre elle. Les habitants de cette rue tranquille reconnurent l'air méfiant de Naëlle. Etonnés, ils la regardèrent pleurer des larmes de cristal, pendant que le jeune homme roux n'arrivait qu'à répéter les même mots, comme une litanie. « Je suis désolé »
Au bout de longues minutes, sans un mot, elle s'éloigna. Personne ne la retint. Son air triste avait figé toutes les personnes présentes.
Personne ne la revit. Personne n'eut de ses nouvelles. Naëlle Lebrun ne fut jamais retrouvée par la police. Son enfant non plus.
Cette histoire est restée dans le cœur des ménagères de Privet Drive. L'étrange amitié qui exista entre ces deux enfants, tout en ne modifiant en rien leur manière d'agir, ni à leur jugement sur ces petits êtres, resta dans leur mémoire et dans leur cœur.
Et quand elles en parlent, elles ne peuvent s'empêcher d'évoquer ces deux enfants qui restaient assis sur les balançoires des heures durant en silence. Tout comme la dernière parole qu'elles vous adressent a l'image de la jeune femme, alors qu'elle s'éloignait, son bébé dans les bras. Un bébé aux cheveux noirs indomptables et aux yeux verts comme des émeraudes.
