N°1
Locaux de la Mafia Portuaire. 23h08.
Osaki Kôyô ne savait plus quoi faire. Elle avait tout essayé : des paroles douces, des serviettes froides et des pressions rassurantes autour de ses mains. En vain. Chûya se tordait toujours de douleurs malgré les bons soins de celle qu'il considérait comme sa grande sœur. Et après deux heures, il devenait de plus en plus dur pour lui de retenir les cris de souffrance qui lui brûlaient la gorge.
Kôyô passa une de ses longues mèches rousses derrière son oreille, seul signe de stress qu'elle s'autorisait en cas de crise. Elle ne pouvait que regarder son protéger souffrir le martyr au creux de son lit, impuissante.
Elle sursauta en entendant la porte s'ouvrir derrière elle, laissant apparaître le parrain et leur chef à tous : Ôgai Mori. Il était peut-être réputé aussi fêlé qu'impitoyable, il n'était pas insensible à la douleur de ses hommes pour autant.
- Qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-il.
- C'est de pire en pire, répondit Kôyô.
Comme pour appuyer ces paroles, Chûya se recroquevilla en agrippant les draps immaculés qui l'entouraient.
- Vous ne pouvez vraiment rien faire ? voulut savoir la jeune femme. Vous avez été médecin par le passé.
- Le mal qui ronge Chûya en ce moment va bien au-delà de mes compétences médicales.
Il observa son subordonné reprendre son souffle, alors que les effets de sa dernière crampe se dissipaient légèrement. Mais ce n'était qu'une question de secondes avant qu'une nouvelle vague de douleurs ne vienne l'assaillir.
- Il n'y a qu'une seule façon de l'apaiser, reprit Mori. Et tu le sais, Kôyô.
- Oui, mais …
- Non … Jamais … Je refuse … Qu'il me touche …
Chûya avait ponctué chaque mot d'un geignement torturé, ne faisant qu'accentuer l'inquiétude de Kôyô et l'impatience de Mori. La jolie capitaine haussa les épaules d'un air aussi désespéré que tourmenté.
- Il n'a pas cessé de réfuter cette idée depuis le début de sa crise. Je ne sais plus quoi faire.
- Moi, si. On ne lui laisse pas le choix.
Il était hors de question que le parrain de la grande Mafia Portuaire de Yokohama perde son meilleur sujet.
Mori entendit à peine les protestations étouffées de Chûya, tandis qu'il s'emparait du portable de ce dernier sur sa table de chevet. Il savait que l'intéressé de répondrait jamais s'il l'appeler avec son propre téléphone. Alors Mori fit défiler la liste des contacts jusqu'à tomber sur le numéro préenregistré qu'il recherchait.
Il porta l'appareil à son oreille en priant silencieusement.
« Décroche. Décroche. Décroche. »
Agence des Détectives Armés. 23h12.
- Kunikidaaaaa. Ça fait deux heures et demi qu'on aurait dû rentrer chez nous. Qu'est-ce que tu voulais revoir de si urgent et qui ne pouvait pas attendre demain matin ?
Le blond ignora la question de son collègue, étendu de tout son long sur le canapé de l'agence, tout en continuant de pianoter sur son clavier d'ordinateur.
- Sérieusement, je meurs de fatigue, soupira Dazai en s'étirant.
- Tu es allongé sur ce canapé depuis le début d'après-midi. La seule chose qui te coûte en énergie, c'est de te plaindre, répondit son ami.
- Je ne vois pas pourquoi tu as tenu à ce que je reste avec toi.
- C'est peut-être un concept qui t'échappe, mais la base de notre partenariat ne repose pas uniquement sur notre réussite sur le terrain. Il comprend également l'écriture des rapports. Que tu évites soigneusement depuis des années. Je ne suis pas assez fou pour te laisser les rédiger tout seul, alors je t'oblige à veiller pendant je suis forcé de le faire.
- Ce que tu peux avoir mauvais caractère.
Dazai avait bien conscience de mener la vie dure à son partenaire, et il y a bien longtemps qu'il aurait arrêté si ce n'était pas aussi drôle de le pousser à bout de nerfs. Il avait toujours aimé taquiner ses collègues, c'était sa manière à lui de leur montrer son affection. Au fond, Dazai ne connaissait pas d'autre façon de s'exprimer.
- « Un suicide amoureux, à deux c'est beaucoup mieux. Un suicide amoureux … »
Il se mit à chantonner, persuadé qu'il serait interrompu par les hurlements de Kunikida dans son oreille, ou par ses mains autour de son cou, dans une tentative de le faire taire. Mais ce fut une autre mélodie que la sienne qui le coupa. La sonnerie de son portable.
Il pensa à Atsushi, en panique après avoir entendu un bruit dans le couloir jouxtant sa chambre, ou à Ranpo, encore perdu dans les couloirs du métro, mais il fut surpris de découvrir le surnom « Limace » s'afficher sur l'écran.
Chûya ne l'avait pas appelé depuis quatre ans. La seule explication plausible était qu'il était sans doute ivre, et incapable de réaliser ce qu'il faisait. Ça promettait d'être drôle.
Il décrocha, le sourire aux lèvres.
- Que me vaut ton appel petit porte-chapeau que tu es ? Tu as de la chance, je suis d'humeur à bavarder, alors raconte-moi tous tes déboires, je t'écoute.
- Je doute que ce soit le moment, Dazai.
Il aurait pu reconnaître la voix de Mori entre mille. Le simple fait d'entendre son ancien patron le fit se redresser d'un coup. Il perdit toute envie de plaisanter, tandis qu'un millier de questions fusait dans sa tête. Pourquoi Mori l'appelait-il avec le portable de Chûya ? Que voulait dire ce ton froid et sérieux ? De quelle horrible nouvelle cet appel était-il porteur ?
- Qu'est-ce qui se passe ? Où est Chûya ? s'enquit de savoir l'ancien mafieux.
Il ne prêta pas attention à Kunikida qui cessa de pianoter, intrigué.
- Ça a recommencé, déclara simplement Mori.
Dazai n'avait pas besoin de plus de précision pour comprendre de quoi il parlait. Il sentit les muscles de son dos se tendre et ses doigts se resserrèrent autour du portable. Il lui fallut se faire violence pour ne pas envoyer l'appareil valser contre le mur.
- Comment c'est possible ? Il n'a pas eu de crise depuis six ans.
- Si nous le savions, nous ne t'aurions pas appelé.
Après les paroles de Mori, Dazai entendit Chûya hurler de douleur dans le téléphone. Ce son lui tordit les entrailles. Être dans le camps ennemi de Chûya était une chose, mais le savoir en train de souffrir en était une autre.
- J'arrive.
- Dazai, sache qu'il ne veut …
- Je me fiche de ce qu'il veut. Je suis là dans dix minutes.
Il n'attendit pas la réponse de Mori et raccrocha.
La seconde suivante, il était debout et enfilait son manteau, tout en se dirigeant vers la porte.
- Désolé, Kunikida, il faut que …
- Vas-y, l'interrompit le blond. Je m'occupe du rapport.
Dazai n'avait sans doute jamais été aussi reconnaissant envers son partenaire. Il lui fit un signe de tête en guise de réponse et se précipita hors de l'Agence.
Locaux de la Mafia Portuaire. 23h25.
Jamais le jeune suicidaire n'avait autant déploré le fait de ne pas savoir conduire. Il aurait pu arriver aux locaux de la Mafia en moins de cinq minutes. À la place, il se retrouva à courir en travers des rues bondées de Yokohama, slalomant entre plusieurs habitants curieux, au milieu des bruits ambiants de la ville. Mais seul le cri amer de Chûya résonnait dans ses oreilles et le poussait à aller plus vite. Toujours plus vite.
Si bien qu'il mit huit minutes, montre en main, avant de parvenir devant l'immeuble, siège de la Mafia Portuaire, au lieu des quinze humainement nécessaires.
Il manqua d'envoyer un agent de sécurité au tapis lorsque celui-ci refusa de le laisser passer sans l'accord du parrain. Dazai n'avait vraiment pas de temps à perdre avec ces procédures, qu'il avait toujours détestées. Heureusement pour le sous-fifre de Mori, ce dernier arriva bien vite pour donner son accord et conduire son ancien capitaine jusqu'à la chambre de Chûya. Ce qui, en y réfléchissant, était parfaitement inutile. Dazai savait très bien où elle se situait.
Il entendit les hurlements de son ancien partenaire, environ trois mètres avant d'arriver à la chambre. Il accéléra le pas, laissant Mori derrière lui et s'empressa de pousser la porte.
Il découvrit une Kôyô dépourvue, assis sur le lit de Chûya. Ce dernier se cambrait sous les effets de la douleur, se mordant la lèvre à sang pour retenir ses plaintes. Il ne voulait pas montrer à quel point il souffrait, mais Dazai n'avait pas besoin de l'entendre pour le savoir. Il lui suffisait de voir la façon dont les traits de son visage étaient tirés, ses phalanges blanchies qui s'agrippaient aux draps, et les veines saillantes sur son cou dénudé. Il souffrait à un mourir et cette vision mit Dazai hors de lui.
Kôyô n'eut pas le temps de s'extasier de la présence de l'ancien mafieux, qu'il se débarrassait de son manteau, d'un air déterminé.
- Tout le monde dehors.
- Sauf ton respect, Dazai, et jusqu'à preuve du contraire, tu n'as plus voix au chapitre ici, alors …
- Vous m'avez appelé pour une bonne raison, je me trompe ? Et ne pas avoir de quelconque supériorité ici ne m'empêchera pas de réduire ces locaux à feu et à sang, s'il le faut. Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je ne suis pas là sur votre bon vouloir, Mori. Et je vous déconseille fortement de vous mettre en travers de mon chemin.
Ôgai Mori, et malgré son statut de parrain, n'avait jamais réussi à soumettre Dazai comme ses autres hommes. Le plus jeune capitaine de l'histoire avait une force de caractère telle qu'il ne se laissait dompter par personne. Mais jamais Mori ne lui avait vu une fureur pareille dans le regard. À cet instant, rien n'aurait pu s'interposer entre lui et Chûya.
- Dehors, reprit Dazai en hachant chaque syllabe.
Pour la première fois de sa vie, et parce qu'il savait que c'était la seule façon de sauver le meilleur élément de son organisation, Mori exécuta les ordres d'un autre et sortit, accompagné de Kôyô.
La jeune femme adressa un regard implorant à Dazai avant de passer la porte, le priant de sauver celui qu'elle avait protégé comme un membre de sa famille durant des années.
Une fois seuls avec Chûya, Dazai acheva de retirer sa veste et sa chemise, découvrant le haut de son torse enroulé de bandages et le reste nu, jusqu'à la taille. Chûya retenait au mieux les spasmes que lui causaient ses crampes, mais les geignements qui s'échappaient de sa gorge nouée et les larmes qui s'écoulaient le long de ses joues en disaient suffisamment long.
Chûya était la personne la plus forte que Dazai connaissait. Et il ne s'agissait pas uniquement de force physique ou surnaturelle dû à son pouvoir. Il avait ce mental d'acier et cette résistance à toute épreuve qui faisait de lui quelqu'un d'exceptionnel. Alors le voir dans cet état ne fit que lui opprimer davantage le cœur.
Dazai se glissa sous les draps et passa ses bras autour du corps tremblant de Chûya, qui ne manqua pas de se débattre, comme si ce simple contact pouvait le brûler.
- Ne me … Touche pas, parvint-il à hacher entre deux prises de souffle.
- Je ne vais pas te laisser souffrir une seconde de plus.
- Je … Je ne ... Veux pas … De ton aide.
Une nouvelle crampe le prit aux tripes et le fit se cambrer contre Dazai.
- Je ne te laisse pas le choix, reprit calmement ce dernier.
Il amena sa main glacée sous le débardeur sombre que portait Chûya et la déposa au niveau de son abdomen. Il avait la peau brûlante et le contraste de température fit un bien fou au jeune capitaine. Dazai laissa son pouvoir agir et une lumière blanche vint envelopper leurs deux corps. Chûya cessa doucement de trembler, et de nouvelles larmes, de soulagement cette fois-ci, roulèrent sur son visage. Il ne cessa pas de se débattre pour autant.
- Lâche-moi …
Son ton résonnait davantage comme une supplication, que comme un ordre irrité.
- Chut, lui murmura Dazai à l'oreille pour le calmer.
Il le serra un peu plus contre lui, plaquant son torse contre son dos et sentit le corps de son ancien partenaire se figer.
- Laisse-moi, Dazai … Je t'en supplie, lâche-moi.
- Détends-toi. Ça va aller.
Chûya détestait l'idée que Dazai le voit ainsi. Il n'avait pas eu de crise depuis six ans. Il n'aurait jamais imaginé qu'il en aurait une nouvelle, maintenant qu'il contrôlait son pouvoir. Dans les premiers temps, durant le développement de ses capacités, toute l'intensité de sa force réclamait constamment d'exploser, comme lorsqu'il utilisait sa corruption. Pour ne pas avoir à en arriver là et à tout détruire autour de lui, il devait contenir son pouvoir. Cela avait pour effet de lui causer de terribles douleurs. Toute la gravité contenue dans sa corruption s'exerçait en lui, lui broyait les entrailles, lui arrachait les tripes, lui déchirait le cœur. Et Dazai et son fichu pouvoir était le seul moyen de ne pas mourir de douleur. Sa chance de s'en sortir. Son unique point d'ancrage.
Et il détestait ça.
Il détestait l'idée que Dazai le voit ainsi, qu'il doive se retrouver contre ce corps ferme et glacé pour aller mieux, que sa seule chance de survie résidait en cet homme qui l'avait tant fait souffrir. Un mal bien différent que celui qu'il avait ressenti ces dernières heures, mais tout aussi douloureux.
Dazai lui avait brisé le cœur. Il l'avait abandonné à ce monde noir et sanglant qu'était la Mafia, sans même l'emmener avec lui. Il n'avait pas donné signe de vie durant quatre ans, avant que la guerre contre la Guilde ne les oblige à se réunir le temps d'une mission. Et aujourd'hui il se retrouvait dans ses bras, à se délecter du soulagement que lui offrait le contact de ses doigts sur ses abdominaux, et à se dégoûter d'avoir encore besoin de cette machine à bousiller les bandages pour être apaisé.
- Pourquoi tu fais ça … ? parvint-il à dire entre deux inspirations.
- Je n'aime pas te voir souffrir.
- Ne te fous pas de moi.
- Chûya …
- Ça t'éclate de me voir dans cet état ? De savoir qu'après tout ce temps, je ne suis pas fichu de gérer mon pouvoir sans que tu ne sois prêt à intervenir ?
- Je n'ai jamais …
- Je n'avais pas besoin de toi.
- Tu allais mourir de douleur !
- Tu ne t'en es pas inquiété quand tu es parti, il y a quatre ans !
Cette dernière remarque ne fut pas une surprise. Dazai savait que Chûya le lui reprocherait un jour où l'autre. La haine qu'il avait accumulée à l'encontre de son ancien partenaire avait besoin de s'exprimer et Dazai n'allait pas l'en empêcher. À cet instant, il aurait supporté toutes les insultes du monde, si cela permettait à Chûya de se sentir mieux.
- Tu n'es qu'un putain d'égoïste, cracha le roux sans même se retourner. Tu n'as pensé qu'à toi. Après la mort d'Odasaku, tu t'es enfui comme un lâche sans même te demander si ton départ ferait souffrir des personnes autour de toi. Tu n'as même pas été foutu de passer un coup de fil. Tu as joué les fantômes durant quatre ans, comme si toutes ces années passées dans la Mafia n'avaient jamais existé.
Il serra les dents comme pour faire taire ses mots qui lui brûlaient la langue. En vain.
- Comme si tous nos moments passés ensemble n'avaient jamais compté.
Dazai sentit son cœur se tordre et il vint enfouir son visage contre la nuque de sa moitié. Il avait certes, cessé d'être un mafieux le jour où il avait choisi de partir, mais jamais il n'avait abandonné l'idée de faire partie du double noir. Et quoi que la Mafia, ou l'Agence puisse en dire, c'était un titre qu'il partagerait à vie avec l'homme qu'il tenait dans ses bras.
- Pourquoi … ? reprit Chûya d'une voix tremblante.
Il avait besoin de savoir. De connaître la raison qui avait poussé Dazai à l'abandonner aux mains de l'organisation criminelle la plus dangereuse de la ville. Car, et il pensait que son ancien partenaire le savait, Chûya n'avait sa place dans la Mafia que parce que Dazai y était. Mais après le départ de ce capitaine aussi cruel que farfelu, il s'était retrouvé seul, avec une douloureuse révélation. Celle qu'il n'avait pas seulement besoin de Dazai pour contrôler son pouvoir. Mais parce qu'il faisait partie de sa vie. Il avait laissé une empreinte au fer rouge dans l'existence du jeune Chûya et ces années passées loin l'un de l'autre, ravivaient cette brûlure encore et encore.
Et, comme en cet instant, seule la présence de Dazai, pouvait l'apaiser. Même si cela le tuait de devoir l'admettre.
Dazai ne put répondre à cette question. Il n'en avait pas le droit. Chûya pouvait le croire égoïste et imbuvable, au fond, il n'avait jamais agi pour autre chose que dans l'intérêt de son camarade. Chûya était l'élément le plus puissant que Mori possédait dans son armée. Jamais il ne l'aurait laissé partir, et encore moins pour le bon vouloir de Dazai. Il les aurait traqués sans relâche, torturés, détruits mentalement, comme physiquement. Ce n'était pas la vie que Dazai voulait offrir à Chûya.
Loin de lui et de son statut de traître, il avait la certitude que Chûya était en sécurité. Et pour ce simple fait, il avait ravalé sa fierté et ses envies, et l'avait laissé derrière lui, alors qu'il ne rêvait que d'une chose : l'emmener loin d'ici.
Il se contenta de resserrer son étreinte autour du corps affaibli de Chûya et inspira le parfum enivrant qui embaumait ses cheveux.
- Je te déteste … soupira le roux, la voix reprise de secousse.
Des mots que Dazai avait, malgré lui, appris à supporter. Mais quatre ans après son départ, ils étaient toujours aussi douloureux à entendre, quand lui ne rêvait que de lui hurlait combien il lui manquait et à quel point il avait besoin de ce contact pourtant si simple, qu'ils partageaient en ce moment, pour se sentir bien.
Alors il se contenta de murmurer contre la jonction de son cou et de son épaule :
- Je le sais.
Ce furent les derniers mots qu'ils échangèrent cette nuit-là. Chûya rêvait s'il s'attendait à ce que Dazai reparte aussi vite qu'il était venu. Ce dernier avait bien l'intention de rester à ses côtés, au cas où une nouvelle crise se manifesterait.
Et Chûya ne se fit à cette idée qu'une vingtaine de minutes plus tard quand, pensant que Dazai s'était endormi, il s'autorisa à amener sa main droite par-dessus celle de son aînée, et qui reposait toujours contre son ventre.
Un geste tendre et complice que Dazai, loin de dormir, ne manqua pas de ressentir. Une vague de chaleur comme il n'en avait plus connu depuis quatre ans, lui envahi la totalité du corps et il se laissa aller à fermer les yeux, plus détendu que jamais.
Locaux de la Mafia. 05h46.
Dazai était déjà réveillé lorsque les premières lueurs du jour se mirent à filtrer à travers les fins rideaux de la chambre de Chûya. Les rayons du soleil vinrent éclairer la fine silhouette du roux qui, après s'être tourné dans son sommeil, se trouvait désormais face à Dazai. Sa respiration régulière et calme, prouvaient qu'il dormait encore, et Dazai se délecta de cette vision. À ses yeux, rien n'était plus agréable que de voir Chûya apaisé. Plus jamais il ne voulait avoir à revivre ses hurlements.
Il caressa la longue mèche rousse que Chûya laissait toujours reposer sur son épaule gauche et profita des derniers instants de tranquillité que la vie accepta de leur accorder. Le temps d'une nuit, ils s'étaient retrouvés. Dans la douleur et la haine, peut-être, mais Dazai n'aurait pu s'attendre à autre chose, étant données les circonstances.
Il n'avait pas encore quitté ce lit que Chûya lui manquait déjà terriblement. Il allait devoir s'en aller tant qu'il dormait encore. Et pour ça, Chûya allait le détester. Le traiter de lâche, de fuyard à nouveau, mais Dazai ignorait s'il serait capable de sortir de cette chambre si son ancien partenaire venait à se réveiller et à le regarder de ses magnifiques yeux bleus perçants.
Il allait devoir rentrer à l'Agence et revêtir ce masque qui lui donnait l'impression d'avoir le contrôle sur tout. Sa vie, ses sentiments. Un beau mensonge …
Il se risqua tout de même à déposer un baiser sur le front de Chûya et sortit doucement du lit. Il renfila sa chemise, sa veste et son manteau. Il mit une éternité à se préparer, comme si inconsciemment, il rêvait de voir Chûya se réveiller et le supplier de rester. Parce qu'il l'aurait fait. Pour lui, il aurait cédé.
Mais Chûya resta endormi. Et cela n'avait rien d'étonnant, après la soirée qu'il avait passée.
Alors Dazai finit par se résigner, et quitta la chambre, non sans avoir admirer le corps détendu de son ancien partenaire.
Il était magnifique. Et Dazai n'aurait que le souvenir de cette image pour se contenter, jusqu'à la prochaine occasion qu'ils auraient de se retrouver. Pour peur qu'il y en eut une …
Il referma la porte, le cœur lourd.
- Comment va-t-il ?
Dazai reconnut sans peine la voix de Mori et il dut se mordre la lèvre pour se retenir de grimacer. Il n'avait aucune envie de lui parler. Pas à cet homme qui était le seul obstacle le séparant de Chûya.
- Il a besoin de repos, répondit-il d'un ton froid.
C'était une façon de dire « Ne vous approchez pas de lui ».
Dazai avait bien l'intention d'en rester là, mais une fois qu'il eut contourné le parrain, ce dernier l'interpella à nouveau.
- Merci. D'avoir sauvé mon meilleur élément.
Ce seul terme suffit à faire exploser Dazai, qui se retourna, incapable de se retenir de parler.
- Oui, parce que c'est tout ce qu'il est pour vous, n'est-ce pas ? Un élément.
- Ne te donne pas de grands airs, Dazai. Tu ne vaux pas mieux que moi.
- Je ne l'ai jamais traité comme un objet !
- Tu en es certain ?
Mori s'avança légèrement et sortit une photo de la poche intérieure de sa veste. Un vieux cliché de Dazai et de Chûya, pris par Odasaku lors d'une soirée au Lupin, pour fêter la réussite de leur première mission en tant que double noir. Si Dazai rayonnait de joie, un verre de Whisky à la main, Chûya était plus réservé et se contentait d'esquisser un sourire léger, mais sincère. Mais plus important, aucun ne regardait l'objectif, tous deux perdus dans les yeux de leur partenaire.
Dazai sentit son coeur se tordre.
- On a retrouvé cette photo sur le sol de sa chambre lorsque ses crampes ont commencé, expliqua le parrain. Tu voulais savoir comment il avait pu refaire une crise ? Je crois que cette photo en dit long. C'est bien la seule trace de votre passé commun qu'il n'a pas pu se résoudre à brûler. La revoir a dû faire remonter des souvenirs que même son corps a essayé de rejeter.
Une boule de noeud se forma au creux de la gorge de Dazai. Il aurait voulu arracher cette photo des mains de Mori, mais il avait bien trop peur de l'abîmer.
- Tu dis que je le traite comme un objet, reprit le parrain. Mais n'est-ce pas ce que tu as fait en l'abandonnant derrière toi lorsque tu es parti ?
Le jeune homme dut encrer ses ongles dans ses paumes pour ne pas envoyer son point valser dans la figure de Mori. D'ordinaire, il était d'une grande maitrise de soi, mais parlez de Chûya et il ne répondait plus de rien.
- Par votre faute, hacha-t-il, les dents serrées. Je voulais l'emmener avec moi, mais vous l'auriez fait tuer.
- Plus que ça encore. Je vous aurais attrapé tous les deux et j'aurais réduit à néant le double noir de l'époque. Je vous aurais ligoté l'un en face à l'autre, et je t'aurais obligé à me regarder le torturer jusqu'à ce qu'il en crève, avant de te libérer en te laissant sa mort sur la conscience.
- Touchez-le et je vous jure que …
- Que quoi ? Que vas-tu me faire, Dazai ?
Rien. Il était bien placé pour savoir qu'à lui seul et même avec l'aide de l'Agence, il serait incapable de détruire la Mafia Portuaire. Mais dissoudre une telle organisation, était l'unique moyen d'assurer la sécurité de Chûya et de pouvoir être avec lui, en même temps.
Il s'avança jusqu'à être à hauteur du parrain et le domina de ses six centimètres de plus.
- Entendez-bien ce serment, Mori. Un jour, je vous tuerai, vous et toutes vos sangsues qui ne vivent que pour recevoir vos ordres. Et je sauverai ceux qui ont toujours mérité mieux que votre minable attention. Akutagawa, Gin, Hirotsu, Higustishi … Je les sauverai. Et j'emmènerai Chûya loin d'ici, là où plus aucun des mauvais souvenirs de la Mafia ne pourra plus nous atteindre.
- Encore faudrait-il qu'il accepte de te suivre ?
Dazai tourna les talons, conscient que fixer le visage de Mori une seule seconde plus, le pousserait à lui arracher la langue.
- Il te hait, Dazai, lâcha le parrain dans son dos. Et en quittant sa chambre comme un voleur, tu lui donnes toutes les raisons du monde de continuer.
Une larme orpheline roula le long de la joue de Dazai.
- Tu l'abandonnes une deuxième fois. Et si tu crois qu'il pourra un jour te pardonner ça, c'est que tu es encore plus fou que je ne le croyais.
Dazai ne répondit pas et sortit des locaux sans plus de cérémonie.
Il y croyait. Chûya lui pardonnerait. Parce que lui, l'aurait fait, si la situation avait été inversée. Il lui expliquerait les conditions de son départ, son envie de le protéger et Chûya comprendrait. Ils étaient le double noir, la moitié et l'ancrage l'un de l'autre.
Alors oui, il était sans doute fou. Mais n'était-ce pas le défaut le plus significatif de l'amour ?
