Il se déplaçait silencieusement dans ses couloirs secrets, écoutant d'une oreille les discussions du personnel, les babillages des petites ballerines et les ragots des artistes.

Ce soir on jouait Carmen. Il y assisterait, bien sûr, mais la présence de la Carlotta ne l'enchantait guère. Malgré sa voix encensée par les critiques (non sans raison, il fallait, malgré tout, l'avouer) on ne pouvait rater le manque de sentiment dans sa voix et l'absence de conviction dans ses mots. Et cela l'irritait au plus haut point. Il ne supportait pas d'entendre ces supposés artistes n'apprécier la musique que comme un vulgaire gagne-pain et un moyen de renommée, lui pour qui cet art avait été une bouée de sauvetage pendant toutes ses années d'errances.

Il écouta un instant les deux directeurs discuter de leur retraite prochaine et de leurs successeurs. Il faudrait qu'il pense à leur rappeler la nécessité de son cahier des charges.

Soudain, il s'arrêta, physiquement et mentalement, comme frappé par la foudre. Un son courait le long des couloirs. Plus qu'un son, une âme. Pure, innocente et pourtant semblant avoir été brisée par quelque malheur.

Il ferma un instant les yeux, se laissant envahir par la douce mélodie chantée par une bouche inconnue, quelque part dans le bâtiment. Le chant n'était pourtant pas parfait, non plus que la voix, si timide et désenchantée. Mais lui, lui qui avait appris depuis si longtemps à voir par delà les choses, entendait. C'était une voix divine venue du Paradis qui chantait pour lui. Il lui manquait si peu pour que cette voix fasse chavirer le cœur même des moins mélomanes. Il fallait simplement réveiller l'âme qui s'était cachée et qui ne demandait qu'à s'exprimer à nouveau.

Rapidement, il se mit en route, traversant les couloirs sombres, accompagné seulement par le froissement de sa cape et la voix inconnue. Il couru jusqu'au mur de l'auditorium et regarda à l'intérieur par une fissure dans le mur. La personne à qui appartenait la voix se trouvait de dos, mais il pouvait contempler sa silhouette ainsi que ses longs cheveux blonds. Il resta paralysé par la voix de la jeune fille, plus audible encore à présent, imaginant la mélodie avec un peu d'entraînement et de confiance en elle.

Pour la première fois depuis aussi longtemps qu'il pouvait s'en souvenir, son cœur palpita dans sa maigre poitrine et son esprit resta engourdi. Jamais il n'avait ressenti cela pour un être humain, cette douce chaleur qui enveloppait son cœur et ses entrailles. Il voulait entendre cette voix jour et nuit, jusque dans ses rêves. Il croyait pouvoir toucher cette âme simplement en l'écoutant et cette âme était la plus belle chose au monde.

Lorsque la jeune fille s'arrêta de chanter il dut se faire violence pour ne pas implorer qu'elle continue.

« Merci, Mademoiselle Daaé. Nous vous proviendrons si vous êtes retenue. » Dit le chef de chœur en écrivant quelque chose sur sa feuille.

La jeune fille fit une légère révérence et se retourna pour partir. Dieu ! Pouvait-on créer plus belle perfection ? La nature pouvait-elle autoriser qu'une âme si belle s'exprimant avec une voix si douce puisse habiter un corps si magnifique ? Ses jambes en tremblèrent et il dut se retenir au mur pour ne pas défaillir devant cette vision céleste.

Si Dieu existait, alors cette jeune fille devait être un ange. Et si jamais sa misérable vie avait un seul but, c'était de permettre à cet ange de déployer ses ailes.

Il fallait qu'elle soit engagée à l'opéra. Il fallait qu'elle revienne, qu'il lui parle, qu'il lui enseigne.

Bien sûr il ne devrait pas se montrer, elle risquerait de prendre peur et de le fuir pour toujours et ça, il ne voulait même pas l'imaginer. Qu'importe, il trouverait un moyen.

Pour l'heure elle devait être embauchée.

Il sourit sous son masque : ses chers directeurs ne pouvaient rien refuser à leur Fantôme de l'Opéra…


Voilà pour mes premiers pas au cœur de l'Opéra Garnier, mes amis.

Ai-je fais un faux pas? Dites le moi en commentaire ^^