Suite de la pièce Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing). Il y a plusieurs versions au cinéma et au théâtre. Je m'inspire de la version jouée par David Tennant et Catherine Tate à l'été 2011 en Angleterre. L'action avait été resituée dans les années '80, tout en conservant les textes originaux.

J'essaie de respecter le style et le ton Shakespearien, mais ce n'est pas ma façon habituelle d'écrire. Commentaires, suggestions et appréciations sont les bienvenues.

Bonne lecture !

RÉSUMÉ

Un peu plus d'un an après la fin de l'histoire originale, le Prince Don John est toujours célibataire et la venue d'une autre célibataire endurcie (Lady Francesca) est prétexte à certaines manigances pour des fiançailles semblables à celle de Béatrice et de Bénédicte. Si seulement sa suivante et elle n'avaient pas inversés leurs habits! Quant à Béatrice, elle ne sait pas trop comment annoncer et gérer l'arrivée de la cigogne dans quelques mois. Tout s'emmêle encore un peu plus quand des rumeurs circulent (peut-être à cause de Don Pedro, le frère bâtard du Prince) que le bébé pourrait venir du Prince plutôt que du Seigneur Bénédicte.

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BÉATRICE

Je devine à ce nuage de poussière là-bas que les capitaines et les jeunes gens de notre cavalerie seront bientôt de retour de leur tournée d'inspection. À dire vrai, cousine, je souhaiterais presque une rage de dents plutôt que leur retour.

HÉRO

Est-ce donc ce qui te tient éveillée depuis une semaine, cousine?

BÉATRICE

Si seulement! Je saurais comment la traiter! Je pourrais la faire taire à grand renfort de poudre calmante ou bien me soumettre au bourreau et à sa pince comme un simple cheval que l'on doit traiter. Mais je suis plutôt une de ces bêtes qui grognent leur dépit. Pardon, Héro, je ne suis pas d'une humeur charmante.

HÉRO

Le retour du Seigneur Bénédict devrait calmer cette infection.

BÉATRICE

Au contraire! Il est le couteau qui a causé la blessure, le poison qui attaque mes veines et le sel que l'on y a trop aimablement versé. Le Seigneur Bénédict est probablement d'ascendance égyptienne puisqu'il m'apparaît comme la huitième plaie!

HÉRO

Souffres-tu donc tant de cette plaie, cousine, ou bien de son absence?

BÉATRICE

Il est parti si joyeusement avec ses compagnons, s'amusant de retrouver le bon vieux temps… Et qu'a-t-il de son bon « ce vieux temps »? À l'en croire, on le dirait parfumé d'essences divines et colorés des vermillons et des ors de la guerre alors que je ne sens que la poudre et le sang des morts. Il faut bien être un homme pour briller à la guerre et s'en revêtir en même temps que leur uniforme! Comme si c'était l'uniforme qui donnait les ordres : 'marche, tue, meurt'.

HÉRO

Si c'était vrai, nous pourrions envoyer les uniformes parader à leur place, prendre les balles à leur place et garder les hommes ici, à nos côtés.

BÉATRICE

Chez certains, ce vêtement est cousu sur l'envers de la peau et il est tout simplement impossible à retirer. Comme ces chiens de chasse trop vieux et qui frémissent encore au son du cor, on n'enlève pas la guerre d'un homme quand ils sont si intimement mêlés. Ils n'ont même pas besoin de leurs oreilles, c'est un signal invisible qui les fait bondir instinctivement. J'aurais cru le Seigneur Bénédicte trop épris de sa liberté, mais il a l'honneur chevillé au corps. Il plaisante et fait le pitre, joue les indifférents et les victimes, mais il répond immédiatement au moindre ordre militaire. Si sa paume entre en contact avec la garde d'une épée, l'éternel gentilhomme se transforme en guerrier en un clin d'œil. Et ce noble personnage n'a que faire d'une femme. Encore moins de la sienne.

HÉRO

Paix, cousine, paix. Tous les nobles jeunes gens sont militaires et l'appel du devoir est autant pour le noble que le guerrier. Laisse-les partir pour défendre nos domaines, ils n'ont de cesse de revenir dans leurs terres pour s'y reposer et goûter les plaisirs simples.

BÉATRICE

N'est-ce pas là l'excuse que ce vieux général a donnée pour que nous accueillions sa fille pour un séjour de quelques semaines? Si j'ai bonne mémoire, il approuve nos plaisirs simples de la campagne, loin des mauvaises mœurs de la cité et à l'abri des batailles. Si je pouvais lui décrire à quel point l'enfer et Messine se ressemblent!

HÉRO
Je soupçonne plutôt une énième tentative du général pour marier sa fille. Lady Francesca est une beauté très populaire, mais elle refuse tous les soupirants. Peut-être a-t-il entendu parler du miracle de Messine et tente-t-il de le reproduire? Ici, les morts ne le sont jamais tout à fait, la conquête des cœurs imprenables est soudainement possible et même les bâtards parviennent à trouver la rédemption et une façon de racheter leurs pires fautes.

BÉATRICE

Si tu fais allusion au frère du Prince, Don John, je ne sais que penser de lui. Il aura beau jurer de sa nouvelle fidélité, sa présence me donne tout de même le frisson. Quant au reste… Si c'était vraiment l'Éden, je serais toujours innocente et non remplie de rancœur à l'égard du Seigneur Bénédict.

HÉRO

Il n'y a donc rien qui puisse t'égayer? Allons, nous sommes toujours à Messine et il y a certainement moyen d'oublier pour un moment les idées les plus sombres. Je vais appeler les musiciens et ils chanteront pour toi des airs joyeux et plein d'entrain.

BÉATRICE

On aura beau noyer le scorpion dans le sucre, sa piqûre sera toujours aussi mortelle. Pour ma part, je suis devenue de ces femmes auxquelles j'avais juré ne jamais m'identifier. J'attends et m'arrache les cheveux par poignées durant son absence. Et quand le Seigneur Bénédicte reviendra, il me trouvera aussi chauve qu'un œuf. On répétera ensuite à travers les collines que Messine héberge une bête de foire : Béatrice, la chauve qui ne sourit point.

HÉRO

Nos époux seront avec nous ce soir. Patience, cousine.

BÉATRICE
Présents ou non, ils ont mis en évidence que je ne suis plus Béatrice.

HÉRO

Qui es-tu alors?

BÉATRICE

Je l'ignore, c'est bien mon calvaire. Je me suis offerte à lui et j'ai été perdue. Il faudrait peut-être quelque magie des contes de fées pour me faire retrouver le chemin vers moi-même. L'amour est cruel.

HÉRO

Je ne comprends plus rien : tu désespères du Seigneur Bénédicte tout en le vouant aux pires supplices. Tu le compares aux pires maux tout en souffrant de son absence.

BÉATRICE
Ce n'est pas incompatible. J'ai été touchée par la flèche de Cupidon. Son doux poison s'est glissé jusqu'à mon cœur pendant que je saigne à mort par la blessure de la flèche. Il a fallu des mois pour me tuer, mais c'est chose faite. J'aime et cet amour m'a tuée.

HÉRO

Oh non, non, pitié, chère Béatrice, ne meurt pas! Tu n'as pas tout sacrifié sur l'autel d'Aphrodite, j'en suis sûre. Quelque part, ma cousine existe encore. Je prierai tout le Panthéon grec s'il le faut.

BÉATRICE
Cet excès d'enthousiasme ne viendrait-il pas de ta nouvelle adoration à la déesse de la famille, la douce Héra? Que dira notre cher Claudio en apprenant qu'il ne défend plus seulement ses terres mais son héritier? Quoi? Pourquoi le rouge monte-t-il à tes joues? Ton père n'a-t-il pas prévu une grande fête pour célébrer cette annonce?

HÉRO

Alors que ma mère prétend être trop jeune pour être grand-mère, il se surnomme déjà papy et distribue les cadeaux avec plus de largesse que le ferait le père.

La servante Margaret entre et donne un pli à Héro qui le lit et sourit.

HÉRO

Le général Henrico di Camador et sa fille, Lady Francesca, annonce leur arrivée pour ce soir. Douce Margaret, veille à ce que les appartements d'honneur soient prêts. Le vieux général a une réputation de susceptibilité et il faudra lui témoigner tout le respect possible. Et, je crois que quelques bouteilles de vin supplémentaires seraient les bienvenues sur la table du dîner.

Margaret sourit et sort.

BÉATRICE
Voilà à quoi nous en sommes réduites! Veiller à étouffer l'ennui d'un vieux soldat dans la boisson et présenter notre petite vie ordinaire à sa fille en lui faisant croire à l'extraordinaire.

HÉRO

Tu sais bien que l'on prête d'autres intentions à Lady Francesca. Son père la force dans le grand monde à la recherche de beaux partis. Tu sais, à bien réfléchir, peut-être viennent-ils à cause du Prince. Voilà près d'un an qu'il s'est exilé à Messine pour y goûter la paix. Ce n'est certes pas mon père qui lui jetterait une femme à mariée à la tête. Le Prince est aussi peu enclin au mariage que…

BÉATRICE

…que moi je l'étais.

HÉRO

Mais il n'a pas l'excuse! Il DOIT penser au futur. Aussi, l'occasion de présenter sa fille à Don Pedro doit avoir motivé le voyage du général à Messine. Gageons qu'il court au désastre. Je n'imagine pas notre Prince rennoncer à Mars pour Vénus.

BÉATRICE
Il n'a jamais renoncé à Vénus, je te le dis. Et ce n'est pas un disciple de Mars. Simplement, il cherche la femme qui l'aimerait pour sa personne et non pour sa couronne. À ce jour, il ne s'en est pas trouvé une pour ne pas être éblouie par le trône. À sa façon, Don Pedro cache sa sensibilité sous son armure et il n'a pas le loisir de sacrifier à la carte du tendre. S'il devenait trop mou, la couronne lui tomberait sur le cou et l'étoufferait bien vite.

HÉRO

Tu parles du Prince avec intelligence et d'affection. Est-ce qu'il ne t'aurait pas tenté de devenir sa compagne?

BÉATRICE

Il méritait une meilleure femme que moi.

HÉRO
Meilleure? N'était-ce pas plutôt que Bénédicte avait déjà pris toute la place dans ton cœur?

BÉATRICE
L'échine d'une reine doit être à la fois rigidifiée par l'honneur et souple pour s'accommoder de tous les devoirs. Elle doit accepter d'être l'image inhumaine sous la couronne et l'âme d'une nation. En bref, elle n'a pas plus d'identité que ce que lui permettent ses loisirs inexistants. Tout ce que j'avais était mon identité. Je n'étais pas prête à y renoncer.

HÉRO

Pourquoi parler au passé? Tu y renoncerais donc à présent?

BÉATRICE

Je n'ai pas le choix : c'est chose faite. Je ne suis plus moi-même, je te l'ai dit!

HÉRO

Eh bien, j'entends un grand remue-ménage dans la cour : voici nos Seigneurs de retour. Espérons qu'ils auront retrouvé ce quelque chose qui te manque tant, chère Béatrice.