What Makes You Beautiful
En toute honnêteté, lorsque Lucifer avait appris que son médecin de petit frère fréquentait une jeune dame et quelle était la demoiselle en question, il avait tout d'abord pensé qu'ils composaient un couple des moins gracieux.
Il n'était pas blessant, c'était seulement la vérité : Raphaël était nettement moins séduisant que ses trois autres frères, et pour ce qui était de sa Béatrice, elle n'était pas le dernier des laiderons, mais elle était certainement loin d'être une beauté.
Pour commencer, le médecin des anges n'avait pas que la peau sur les os. Sans déconner. Vu qu'il oubliait tout le temps de manger et que quand il y pensait, il n'ingurgitait que des saloperies diététiques, c'était couru d'avance. Du coup, il était tout en angles, tout en arêtes, pas un pet de graisse mais plein d'os pas confortables du tout qui faisaient fuir les amateurs de câlins bien douillets.
Par contraste, Béatrice était… oh, pas grosse, mais c'était quoi le mot ? Quand on ressemblait à une poire pour cause de hanches qui auraient pu contenir deux fois votre largeur d'épaules… Ah oui, piriforme ! Elle avait une silhouette magnifiquement piriforme. Côté fesses, on risquait pas de mourir de faim, mais côté chaise, ça devait être dur à caser sans débordements.
Il y avait aussi la question du visage : Raphaël n'avait pas une grosse tête – dans tous les sens du terme – mais il avait un grand front, un grand nez, et des grandes lèvres qui se coinçaient avec une régularité totalement déprimante en position grimace. Quand à ses yeux, ils étaient perpétuellement cernés – ça s'appelait le syndrome des yeux sombres, encore un nom savant pour l'insomnie à tous les coups – et puis… ben, ils étaient marrons, quoi. C'était pas une couleur d'yeux, ça, pour un ange.
Béatrice avait les yeux rouges, couleur inhabituelle mais plutôt charmante, seul ornement d'une physionomie quelconque. Ni laide, ni affreuse, ni belle, ni jolie. Juste banale. Des sourcils peut-être un peu fournis, une bouche toute rose, et des yeux rouges un rien trop écartés, et c'était tout. La seule chose dont on arrivait à se souvenir sans faillir lorsqu'il fallait faire son portrait de mémoire. Bien triste d'être un passe-muraille.
La façon de bouger, c'était pas mieux non plus. Pour coller à son allure générale de squelette, Raphaël était totalement raide lorsqu'il se déplaçait. Pas de fluidité, pas de grâce, rien que des mouvements saccadés, un tantinet brusques, comme si celui qui les commettait n'avait obtenu l'usage d'un corps que depuis peu. Oh, et il marchait sur la pointe des pieds, aussi. Il n'arrivait pour ainsi dire jamais à poser complètement à plat les engins démesurés lui permettant de marcher.
Béatrice était fixe. Elle ne bougeait qu'en cas d'absolue nécessité, et encore, le moins possible. Elle semblait constamment retenir sa respiration, tenter d'occuper le moins d'espace possible, refuser de se détendre et rester toujours d'une immobilité parfaite, à croire qu'elle s'entraînait pour devenir une statue, n'importe quel peintre ou sculpteur en mal de modèle en aurait immédiatement fait sa muse de prédilection. Même si, franchement, qui aurait pu la considérer comme matière à chef d'œuvre ?
Et le look, enfin. Non, vraiment, le look de Raphaël, c'était à désespérer. Quand il ne se travestissait pas, il faisait de son mieux pour ressembler à un sac. Le pantalon qui bâillait aux genoux, la chemise déformée par la lessive pendant sur ses épaules comme une voile sur la carcasse décharnée d'une épave, de temps en temps un vieux tricot à l'air sur le point de se détricoter à la première occasion. Le tout usé jusqu'à la trame. Et puant la cigarette à trois kilomètres. La totale, quoi.
Béatrice ne mettait jamais que des pantalons de jogging tout flottants et des t-shirts unis, parfois une espèce de robe à manches longues lui tombant jusqu'aux chevilles, toujours en couleurs sombres. Elle s'attachait les cheveux en chignon de secrétaire, le genre austère, pas le genre sexy faisant mine de s'ignorer, et ne mettait jamais de maquillage, même pas pour les soirées. Aussi attirante qu'une fougère dans son pot.
Bref, pas du tout le couple Monsieur et Madame Univers, songeait l'Etoile du Matin.
Il ne les avait jamais vus interagir avant ce fameux jour à la bibliothèque.
Lucifer n'était pas venu lire, seulement reposer un bouquin que Michel avait été trop paresseux pour ramener lui-même. Il n'y avait quasi personne ce jour-là, et Lucifer s'était cru seul avant d'apercevoir son petit frère avachi sans grâce dans l'un des fauteuils de la salle de lecture.
Au moment où il se demandait s'il allait se montrer, Béatrice était arrivée.
Raphaël avait levé les yeux sur elle, s'était mis à sourire – un sourire que l'Etoile du Matin ne l'avait encore jamais vu arborer, même en présence de Gabriel – s'était levé de son siège en abandonnant son livre et avancé vers elle, la démarche souple et déliée, parfaitement naturelle et sans cesser de sourire…
Et elle avait attendu qu'il arrive jusqu'à elle, tout sourire elle aussi, et d'un seul coup c'était comme si elle occupait bien plus d'espace qu'auparavant, et elle avait le visage si radieux qu'on aurait cru qu'elle avait avalé le soleil et elle ne paraissait plus si quelconque.
Et Raphaël était arrivé à sa hauteur, lui avait dit quelque chose qui l'avait fait rire et ils étaient sortis ensemble sans un regard en arrière, et Lucifer avait pensé…
Mais ils sont magnifiques ensemble.
C'était comme un tour de magie. C'était inexplicable. C'était irrationnel. C'était quelque chose qu'il fallait voir pour y croire.
Séparés, Raphaël et Béatrice n'étaient guère attirants. Ensemble, ils étaient sublimes.
Il en avait parlé à Père. Dans l'espoir d'obtenir une explication du phénomène.
Père avait ri.
« Bien sûr que ça surprend. C'est l'amour, voilà tout. »
« L'amour ?! » avait répété Lucifer pris au dépourvu. « C'est tout ?! »
Son Parent l'avait considéré avec attendrissement et indulgence.
« Tu ne seras jamais plus beau qu'aux yeux de la personne qui t'aime. Voilà tout le secret. »
Et en effet, c'était tout le secret. Aberrant, stupide et d'une telle limpidité qu'il en devenait inconcevable.
Les gens devenaient beaux lorsque quelqu'un qui tenait à eux les regardait.
Raphaël devenait beau lorsque Béatrice le regardait. Et Béatrice devenait belle lorsque Raphaël la regardait.
Tout ça parce qu'ils s'aimaient. Parce que le regard qu'ils posaient l'un sur l'autre faisait remonter à la surface ce qu'il y avait de magnifique en eux. Leur donnait envie d'être magnifique pour l'autre, et de le rester.
Ils étaient beaux parce qu'ils s'aimaient.
Here in town you can tell he's been down for a while
But my God, it's so beautiful when the boy smiles…
"Breathe" Anna Nalick
