Genre : réalité alternative, angst. Fic en deux parties.


La vie rêvée de Mickael Morgan

Première partie


Mickael se réveille avec un goût de corps calcinés dans la bouche. Le souffle court, la gorge rauque de n'avoir pas crié et les cils collants à la peau, il reste un moment étendu dans son lit, doigts crispés sur ses draps froissés. Il ferme les yeux, veut chasser l'image de la femme morte dans ses bras, l'odeur de ses cheveux blonds qu'il n'avait jamais vus du temps de son vivant, inspire et expire comme le lui a appris le Dr Fergusson. Une fois son pouls revenu à la normale, l'adolescent sort de son lit. Il éteint son réveil, se demande pourquoi il se donne la peine de le programmer chaque soir quand il s'éveille toujours avant la sonnerie. Alors, comme chaque matin, il songe avec un sourire sans joie que le jour où il ne le programmera pas sera celui où ses cauchemars ne le tireront pas du sommeil à temps. Pourtant, si arriver en retard en cours est le prix à payer pour que cessent les rêves...

Ses vêtements préparés la veille pliés sur son bras, il se rend dans la salle de bain, libre à cette heure, et pénètre dans la cabine de douche. Il se frictionne les cheveux, les démêle à l'aide de ses doigts, s'attendant toujours à ce qu'ils soient plus longs qu'ils ne le sont en réalité. Cette sensation, bien qu'elle n'est pas lieu d'être, ne le lâche pas. Il est déstabilisant de s'attendre à trouver quelque chose au point de pouvoir presque le sentir malgré son absence, comme un membre fantôme ou une démangeaison. Il se rince, s'efforçant de ne plus y penser. Après s'être séché, il noue la serviette autour de sa taille et passe la main sur le miroir au-dessus du lavabo pour en chasser la buée. Son reflet lui apparaît, à peine déformé par l'humidité. Mickael se passe une main sur la mâchoire, observe avec attention son visage. À quinze ans, Will avait déjà eu un duvet sur la lèvre supérieure. Lui demeure désespérément imberbe. Il est également plus petit que son frère aîné l'avait été à son âge, n'atteignant qu'avec difficulté le mètre cinquante-six pour quarante-quatre kilos. Ses cheveux châtain foncé, coupés court sur sa nuque, tombent juste au-dessus de ses yeux bleu violacé. Agacé que sa frange ne lui permette pas de les cacher, il tire dessus, comme pour l'encourager à pousser plus vite. Leur couleur particulière attire les regards et Mickael n'aime pas être le centre de l'attention. Ses parents ont tous deux les yeux d'un réconfortant marron mais son grand-père paternel a, paraît-il, lui aussi les yeux bleus. Le gène a dû sauter une génération. Will n'en avait pas hérité. Le père de son père a toujours été un sujet tabou, même avant la naissance de Mickael, aussi ce dernier ne le connaît-il pas. L'adolescent en éprouve un pincement au cœur : en dehors de ses parents et de son frère, son grand-père est le dernier membre de sa famille encore vivant. Il trouve triste que cet homme inconnu se retrouve seul mais la rupture entre le père et le fils semble définitive, bien que Mickael ignore tout des raisons de leur dispute. Il soupçonne que le mariage avec sa mère est en cause mais, sachant la question aussi délicate que douloureuse, il n'a jamais demandé de détails, pas même à William.

Il rejoint ses parents dans la cuisine pour le petit-déjeuner. Son père, Steven, est déjà attablé devant son café, le journal de la veille ouvert devant lui. Il lève les yeux sur son fils quand celui-ci pénètre dans la pièce et lui sourit. Mickael dépose un baiser sur la joue de sa mère, Rosemary, affairée devant sa poêle, avant d'aller embrasser son père. Comme ce dernier lui demande s'il a bien dormi, Mickael hausse les épaules. Incapable de mentir, il ne veut pas non plus les inquiéter plus que de raison. C'est pour eux qu'il a entrepris sa psychothérapie avec Elisabeth Fergusson, une amie de sa mère du temps du lycée. À présent, il continue aussi pour lui. Avant que son père ne puisse le questionner plus avant sur sa nuit, Mickael entreprend de lui parler de ses cours – un autre de leur sujet de prédilection. Mickael sait, intrinsèquement, qu'il devrait se sentir surveillé mais en vérité, il adore l'attention que lui portent ses parents. Nombre d'adolescents clament que leur famille les étouffe Mickael, lui, mesure la chance qu'il a d'avoir des parents qui se font du soucis pour lui ou qui, simplement, sont présents dans sa vie. Il a changé depuis son accident mais, suppose-t-il, échapper de peu à la mort a cet effet-là sur les gens. En un sens, il est heureux que l'accident lui ait ouvert les yeux à ce sujet. Il n'avait pas réalisé auparavant combien sa famille était ce qu'il y avait de plus précieux. Il regrette simplement les cauchemars qui ont débuté juste après. Pourtant, il lui semble aussi que ça a toujours été là, attendant une occasion pour sortir, d'une manière ou d'une autre. Mickael ne voit pas bien en quoi manquer de mourir a été un déclencheur mais les faits sont là, et si les premiers temps il a eu du mal à le reconnaître, il doit bien admettre aujourd'hui avoir besoin d'aide pour démêler tout ça. Il a conscience que c'est un travail de longue haleine – il en a pour des années peut-être – mais ses rêves sont trop récurrents pour n'avoir aucune signification.

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« J'ai encore rêvé de l'église », déclare Mickael après que le Dr Fergusson l'a invité à entamer la séance.

Comme à son habitude, la psychiatre va s'asseoir dans le fauteuil que Mickael a mentalement étiqueté comme « dissecteur de rêves ». Lors de la première séance où le Dr Fergusson l'avait fait parler de ses rêves, Mickael avait trouvé déroutant de tourner le dos à sa thérapeute mais, passé le premier quart d'heure, il avait dû reconnaître en son for intérieur qu'elle avait eu raison : c'était plus facile ainsi. N'avoir personne en face de soi, c'était n'avoir personne à affronter : il pouvait tout avouer sans crainte du regard d'autrui.

« Que se passait-il ?

— Comme d'habitude… répond Mickael avec un haussement d'épaules, un tic nerveux chez lui. C'est toujours comme un flash, je ne me souviens plus vraiment ce qu'il s'est passé avant, comme si l'image est si forte qu'elle efface les autres. L'église est entièrement détruite, elle est encore… fumante. Je sens l'odeur de brûlé et la chaleur, la poussière tout autour qui prend à la gorge. La nonne est dans mes bras, elle me sourit, elle a du mal à parler. Je sais que je devrais lui demander de se taire, que je devrais aller chercher de l'aide, je veux dire, moi je le sais mais dans le rêve je ne le fais jamais.

— Pourquoi ?

— Je sais pas… peut-être parce que je sais que c'est trop tard ? Parce que je ne veux pas la laisser mourir seule alors qu'elle me dit que je suis déjà arrivé trop tard pour le prêtre ?

— Vous êtes toujours Duo Maxwell ?

— Oui… oui, c'est moi mais c'est aussi Duo, enfin comme si j'étais Duo. C'est le Duo qui a six-huit ans, pas l'adolescent.

— Qu'est-ce que vous ressentez ? »

Mickael pince les lèvres. Pour cela aussi, il est heureux de tourner le dos à la psychiatre. Parfois, il trouve ses questions stupides mais après quelque séances il sait que leur formulation importe peu, il s'agit simplement de l'encourager à parler, à se confier. L'évidence, formulée à voix haute, permet d'autres admissions.

« Je suis triste. C'est… Vous comprenez, Duo est un orphelin et les quelques mois qu'il a passé à l'église, c'est ce qu'il a eu de plus proche d'une maison, d'une famille. La nonne, c'est un peu comme ma mère, alors… » Sa gorge se noue, comme toujours quand il évoque le souvenir d'Helen – mais ce n'est pas un souvenir, se reprend-il mentalement, pas un vrai souvenir de quelque chose de vécu, juste le souvenir d'un cauchemar.

« À quoi pensez-vous ?

— Je… À ma mère. La nonne ne lui ressemble pas, physiquement, mais… les sentiments sont les mêmes, vous savez ? Je… Dans le rêve, je suis Duo et... » Il s'interrompt, souffle et reprend. « C'est drôle – enfin, drôle… – je veux dire, c'est un peu comme si la situation était inversée, vous voyez ? J'ai failli mourir dans un accident et dans mes rêves, c'est toujours moi le survivant.

— Qu'est-ce que vous pensez de ça ?

— Je… je ne sais pas… Il y a comme… Enfin, c'est ridicule de se sentir coupable et je ne me sens certainement pas coupable d'avoir survécu mais pour Duo… Ça a quelque chose de… je sais pas comment dire. C'est comme s'il sait qu'il aurait pu, aurait dû mourir aussi mais il est toujours là et les autres, les personnes qu'il aime, non, et ça paraît tellement injuste !

— Avez-vous le sentiment que vous auriez pu empêcher votre accident ? »

Mickael hésite. En toute honnêteté, ses souvenirs de ce jour-là sont plutôt flous, au contraire des rêves qui lui ont fait suite et qui sont, eux, d'une netteté terrifiante. Est-on censé se rappeler de ses rêves avec une telle précision ? Il n'a pas le souvenir que c'était le cas avant… mais là encore, ce n'est qu'une partie de ce qui les rend si troublants.

« Je ne sais pas, avoue-t-il, s'affaissant sur sa chaise. Il n'y a eu que des blessés, pas de morts, et c'est arrivé si vite…

— J'aimerais revenir au rêve dont nous avons parlé la dernière fois.

— Heu… ok. » Mickael fouille sa mémoire : des rêves, il en fait tellement que durant un instant il n'est plus sûr de savoir duquel il s'agit. « J'étais le Duo qui a environ mon âge, et on était en train de se battre.

— Toujours contre cette organisation du zodiaque ?

— Organisation Zodiacale, corrige machinalement Mickael. OZ. Oui. J'étais à bord de Deathscythe, l'armure mobile, vous savez ?

— Le Gundam, oui. »

Mickael acquiesce, même s'il n'est pas sûr qu'elle puisse le voir. Avec le nombre de patients qui consultent le Dr Fergusson, il ne sait pas toujours ce qu'elle retient de ce qu'il lui raconte, surtout au niveau des noms, des relations qu'il, enfin que Duo a avec les autres personnages de ses rêves. Il sait qu'elle prend des notes (du moins, elle va toujours s'installer avec un calepin sur les genoux) mais il doute qu'elle prenne vraiment le temps de se replonger devant avant chaque séance. Ce serait simplement impossible de le faire pour chaque patient. Du reste, sans doute ne note-t-elle pas ce qu'il lui raconte mais les conclusions qu'elle en tire, les pistes de réflexion qu'elle souhaite explorer avec lui. Naturellement, elle ne le lui dit pas de façon aussi claire, elle préfère l'aiguiller avec des questions. Parfois, elle écarte des éléments qui lui paraissent à lui être importants et s'attache à des détails qui l'étonne.

« Les autres pilotes étaient avec vous ?

— Oui, enfin non. » Il se redresse sur son siège. « Donc, en fait, j'étais avec le pilote n°1, celui qui dirige le Gundam qui se transforme en oiseau », resitue-t-il. La dernière fois, ils ont longuement discuté de cette caractéristique : comme n'importe quelle armure mobile, les Gundams peuvent se mouvoir dans les airs et se déplacer sur d'importantes distances à grande vitesse (même si cela consomme beaucoup d'énergie) mais « Wing » est le seul à se transformer de la sorte. Elisabeth Fergusson l'avait littéralement cuisiné à ce sujet, de ce que ça lui évoquait à comment il pensait que cela fonctionnait. « On s'était planqué dans une école de la région mais pas… ensemble. Vous voyez, les pilotes reçoivent chacun leurs propres directives, ils sont des agents indépendants les uns des autres, mais parfois ils se retrouvent avec la même "mission", mime-t-il avec les doigts.

— Ces ordres proviennent toujours de la même personne ? »

Mickael fronce les sourcils. Il lui semblait qu'ils avaient aussi déjà longuement parlé de ça.

« Ceux que reçoit Duo ? Oui.

— Et les autres pilotes ?

— Je ne sais pas, je crois… enfin… non, je n'en sais rien. Je vis toujours l'action par le biais de Duo alors ce qui se passe du côté des autres pilotes…

— Duo reçoit ses missions du constructeur de son Gundam, vous diriez que c'est aussi le cas pour les autres ?

— Je… ce n'est jamais quelque chose qui me soit venu dans un rêve mais… oui, c'est le sentiment que j'ai.

— En fin de compte, les cinq pilotes ont des façons de procéder assez similaires…

— Si on veut », acquiesce Mickael du bout des lèvres. Lui trouve qu'ils ont tous une personnalité et un style qui leur sont propres mais il ne peut pour autant nier les ressemblances.

« Pourquoi cinq ? Pourquoi être le pilote n°2 plutôt qu'un autre ? Le chiffre 2 a une signification particulière pour vous ?

— Non, je ne sais pas pourquoi, c'est… enfin, je ne choisis pas mes rêves, c'est comme ça, c'est tout.

— Si vous deviez penser à une explication, qu'en diriez-vous ?

— Heu… parce que tous les pilotes viennent des Colonies, un pilote par cluster et que Duo vient de L2 ? Finalement, ça paraît logique, c'est aussi là que j'ai toujours vécu, moi.

— Chaque pilote viendrait d'un point Lagrange différent ?

— Oui.

— Reparlez-moi du rêve, qu'est-ce qui s'y passait ?

— Ah, oui, alors donc, le pilote n°1 et moi on s'est donc retrouvé dans le même collège et ensuite, sur la même mission. Là, on a retrouvé les pilotes n°3 et 4 puis le cinquième.

— C'est souvent le cas, de fonctionner avec deux paires avec un solitaire ?

— Heu… je… sais pas trop… Comme je vous disais, c'est en fonction des missions, je ne crois pas qu'il y a de… logique derrière tout ça.

— Avez-vous une préférence ?

— Pardon ?

— Au niveau des pilotes ? »

Mickael se mâchonne la lèvre.

« Je ne sais pas si on peut vraiment parler de préférence, je rêve plus souvent des pilotes un et quatre. Dans le rêve où le pilote n°1 meurt et où je m'enfuis dans le désert avec le quatrième, à un moment, on parle un peu du pilote n°3 mais je ne me souviens pas d'avoir déjà rêvé que Duo et lui se trouvaient physiquement dans une même pièce. C'est comme pour le pilote n°5, ils restent des images derrière un écran de communication.

— Qu'est-ce que vous en pensez ? Pourquoi cette distance avec ces deux pilotes précis ?

— J'en sais rien. »

Un court silence s'installe durant lequel Mickael imagine la psychiatre griffonner sur son carnet de notes.

« Dans ce rêve-ci, vous vous trouvez chacun dans vos Gundams. Chaque pilote a toujours le même ?

— Oui. Heero pilote Wing, Duo, Deathscythe, énumère-t-il sur ses doigts, Trowa a HeavyArms et Quatre, Sandrock.

— Et le dernier ?

— Le dernier est toujours « Zéro Cinq » dans mes rêves, ni lui ni son Gundam n'a de nom.

— Pourquoi, selon vous ? »

Un instant, Mickael a envie de lui répondre : « Parce que Duo n'a pas encore eu l'occasion de faire sa connaissance ? » mais il se sent parfois mal à l'aise de parler de Duo – et des autres – comme de vraies personnes aussi se contente-t-il de répondre qu'il ne sait pas.

« Aimeriez-vous savoir ? Cela vous gène-t-il d'en savoir si peu sur l'un des cinq pilotes, vos compagnons d'armes ? »

Là encore, Mickael hésite. Objectivement, ça ne devrait pas le déranger mais… en y réfléchissant, il a le sentiment que Duo, tel qu'il le connaît – ou le construit – actuellement, aimerait en savoir plus et… ce que ressent Duo, Mickael le ressent lui aussi.

« Oui.

— Vous arrive-t-il d'imaginer des aventures avec les pilotes ?

— La journée vous voulez dire ? » Il baisse les yeux, réticent de faire cet aveu-là. « Parfois… mais le plus souvent, j'essaie de ne pas trop y penser. Je veux dire, entre les rêves et nos séances, j'aurais l'impression d'y penser vingt-quatre heures sur vingt-quatre et… je voudrais que ça s'arrête, je ne veux pas les laisser me bouffer la vie.

— Vous voudriez que ça s'arrête ou vous voudriez comprendre pourquoi vous faites ces rêves ?

— Ben… les deux. Si ça devait s'arrêter du jour au lendemain, je m'en porterais pas plus mal, c'est clair mais ce serait frustrant aussi, quelque part. En même temps, je me dis que j'ai déjà tellement rêvé d'eux qu'on a de quoi en parler pendant un moment alors même si ça s'arrêtait, ça ne voudrait pas dire qu'on ne pourrait pas les expliquer a posteriori.

— Vous rêvez d'eux toutes les nuits, parfois les même rêves, parfois des nouveaux…

— Non. C'est très souvent mais ce n'est pas toutes les nuits non plus, y'a des matins où je ne me souviens pas d'avoir rêvé, et les autres pilotes ne sont pas toujours là, c'est juste Duo. C'est de Duo dont je rêve, à différents âges et moments de… heu, de sa vie, grimace-t-il, mais ce n'est pas toujours en rapport avec la guerre.

— Vous rêvez de moments heureux ?

— Oui.

— Aimeriez-vous être Duo ? »

L'hésitation de Mickael n'est que de courte durée.

« Non. »

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« Alors, Mickael, qu'est-ce que vous me racontez aujourd'hui ?

— Ça va plutôt bien. J'ai eu un A à mon dernier contrôle de math.

— Vous aimez les mathématiques ?

— Ouais… enfin c'est surtout que je trouve ça facile. J'ai pas de problème avec tout ce qui est science, la littérature par contre, c'est moins ça. En langues, ça va à peu près, à l'écrit en tout cas, j'ai du mal avec l'oral.

— Pourquoi ça ?

— Je comprends bien ce qu'on me dit mais je n'aime pas trop parler en public.

— Vous avez rêvé ces derniers temps ?

— Oui… »

Elisabeth Fergusson va s'installer dans son dos. Ancré dans la routine, Mickael commence à parler avant qu'elle n'ait eu le temps de s'asseoir.

« Rien de très intéressant, c'était encore une mission. Cette fois je, enfin Duo est seul. Il devait détruire une base d'OZ, il ne se passe rien de particulier.

— Vous voyez toujours l'action par ses yeux.

— Oui, majoritairement. Parfois je suis à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, je le vois, c'est mon corps, c'est moi et en même temps c'est comme si je regardais l'action, comme dans un film.

— Vous vous sentez détaché de ce qui se passe dans vos rêves ?

— Non, parce que je le vis aussi comme si c'était moi, c'est juste comme si l'angle de vue changeait.

— Vous êtes à nouveau dans le Gundam ou vous pénétrez dans la base par un autre moyen ?

— Dans Deathscythe.

— Vous arrive-t-il de rêver être le Gundam ?

— Oh ! Heu… non, tiens, mais ce serait intéressant ! C'est marrant parce que Duo lui parle parfois comme s'il avait aussi une conscience propre.

— Le Gundam répond ?

— Non, ne peut s'empêcher de rire Mickael, mais ce serait assez cool s'il le faisait.

— Parlez-moi de la mission. »

Alors que Mickael lui en décrit les détails, il a le sentiment troublant d'être en débriefing, quelque chose qu'il attribue davantage au pilote n°1. Duo Maxwell n'est pas du genre à faire de rapports ni le Dr G à lui en demander : tous deux pragmatiques, les résultats comptent plus que les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Arrivé à la phase d'approche proprement dite et à l'attaque surprise, facilitée par le système d'Hyper Jammer installé sur Deathscythe, la psychiatre l'interrompt.

« Le Gundam de Duo est le seul à posséder ce système ?

— Oui, c'est l'une de ses spécificités.

— Pourquoi ne pas le donner aux autres ?

— C'est pas moi qui choisis ! plaisante Mickael. Je crois que chacun des scientifiques a construit son Gundam dans son coin, sans se concerter, donc…

— Pourtant, vous me disiez que les cinq Gundams ont été envoyés sur Terre le même jour et que les pilotes ont parfois les mêmes missions.

— C'est vrai… mais aussi, en fin de compte, il y a une sorte de… symbiose entre les pilotes et leur Gundams, ils n'ont pas été choisis par hasard, c'était presque leur destinée, il n'y a pas de meilleur pilote pour Deathscythe que Duo Maxwell. » Mickael marque une pause, incertain. « Bon sang, ça fait bizarre de dire ça parce que quand on y pense, forcément qu'ils sont faits l'un pour l'autre, ce sont des personnages alors faut que ça colle. C'est juste que ça m'a rappelé la dernière fois, quand vous me demandiez s'il arrivait que les pilotes soient aux commandes des Gundams des autres. Ils pourraient, techniquement ils pourraient piloter n'importe quoi, mais… ce ne serait pas… comment dire… naturel ? Vous parliez de paires mais la vraie paire, c'est le Gundam et son pilote. Les pilotes entre eux, ce sont plus des… partenaires de circonstances.

— Ils ne sont pas amis ? »

Mickael retrousse la lèvre.

« Je dirais qu'ils ne sont pas là pour ça, ou qu'ils ne s'autorisent pas à y penser. Ils en auraient le potentiel mais… ou peut-être que si, qu'ils le sont mais ça ne change rien. Je veux dire… ce n'est pas ce qui prime.

— La mission.

— Oui », approuve Mickael, le regard dans le vague. Brusquement, il frissonne. Il se trouve sur un terrain glissant qu'il n'aime pas aborder, même dans la confidentialité de leurs séances. Certaines de ses pensées ne sont pas encore avouables. Reconnaître que Duo et les autres, que les rêves sont si réels pour lui que s'il n'y prend pas garde, il sympathise avec les sentiments et motivations de Duo Maxwell… lui fait honte. « Ce sont des terroristes avant tout. » Des meurtriers. Ce ne devrait pas être aussi facile de l'oublier.

« Donc, dans ce rêve, vous étiez seul. Où étaient les autres ?

— Je ne sais pas, ils n'étaient pas dans le rêve.

— Vous vous sentez invisible ?

— Pardon ? sursaute Mickael.

— Dans vos rêves, vous êtes Duo Maxwell, aux commandes d'une machine qui, parmi les cinq, est la seule à devenir invisible, explicite la psychiatre.

— Indétectable, corrige-t-il.

— C'est ce que vous ressentez ?

— Je… ne comprends pas bien ce que vous voulez dire ?

— Vous faites souvent des parallèles entre votre famille et celle que Duo s'était constituée sur L2. Il les perd par étape. D'abord un frère, une sorte de naissance puisque c'est de sa mort qu'il tire son nom, son identité première. Ensuite, il perd des parents mais gagne un nom de famille, devenant une personne un peu plus complète, avant d'entrer physiquement dans l'adolescence tout en étant mentalement proche de l'âge adulte, du fait de ses actions et responsabilités.

— Oh… » Présenté ainsi, la symbolique semble si claire… mais que doit-il en déduire exactement ?

« Vous me dites ensuite que les pilotes ne sont pas vraiment amis, poursuit-elle, malgré leurs objectifs et points communs. Vous-même, quand vous parlez d'eux, utilisez plus souvent leur numéro que leur patronyme. L'un d'entre eux, d'ailleurs, n'est réduit qu'à un numéro comme si vous lui niiez une existence propre. Duo, que vous incarnez toujours dans vos rêves, est le seul avec lequel vous entretenez une véritable relation, vous parlez de lui en disant "je" et l'appelez par son prénom. Vous vous entendez bien avec vos camarades de classe ?

— Je… oui et non.

— Avez-vous beaucoup d'amis ?

— Beaucoup, ben… non. Je… n'ai pas vraiment d'amis en fait, je suis… timide et pas très à l'aise avec les gens.

— Vous n'aimez pas prendre la parole en public, me disiez-vous. Avez-vous l'impression d'avoir un Hyper Jammer sur vous ?

— Je… je ne sais pas », hoquette Mickael, la poitrine comprimée et la gorge douloureuse. Est-ce une partie de ce que son inconscient essaie de lui dire par le biais de ses rêves ? Qu'est-ce que son esprit attend de lui exactement ?

« Parlez-moi de ce système de camouflage. Comment fonctionne-t-il ? »

Quand quelques séances auparavant, ils avaient parlé des ailes de Wing, Mickael n'avait pas vu le rapport entre des circuits et lui mais à présent, il n'est plus sûr du chemin détourné que son inconscient (ou subconscient) peut prendre pour lui délivrer des messages. Et comprendre ces messages est la raison même pour laquelle il a recourt à l'aide du Dr Fergusson aussi fait-il de son mieux pour lui en expliquer les détails techniques. Ce n'est pas facile car la chose est abstraite mais ses mains s'animent d'elles-mêmes quand il en parle. C'est étrange car ce n'est pas un élément qui apparaît en tant que tel dans ses rêves mais c'est un savoir qu'il se découvre malgré tout, un élément du décor dont il n'avait pas conscience mais qu'il maîtrise néanmoins à la perfection. Il croit mieux comprendre à présent pourquoi le Dr Fergusson insiste parfois sur certains détails. Une telle précision cache nécessairement quelque chose.

« Qu'est-ce que vous pensez de tout ça ? lui demande-t-elle quand il a fini.

— Je ne sais pas trop, hésite-t-il.

— Dites-moi ce qui vous passe par la tête.

— J'ai l'impression… qu'en fait, je suis plus proche du Gundam que du pilote. Je suis l'opposé de Duo, en fin de compte, mais… Je ne dis pas que je voudrais lui ressembler, c'est un terroriste après tout, mais il a une force en lui et… je crois que c'est quelque chose que je lui envie. En ce sens-là… peut-être que je devrais prendre exemple ?

— On va devoir s'arrêter là, Mickael, mais tout ça est très intéressant, je voudrais que nous y revenions la prochaine fois. J'aimerais aussi vous voir plus souvent. Je vous propose les lundis, mercredi et vendredis, après vos cours.

— Heu… d'accord. »

La psychiatre repasse à son bureau et lui remplit la feuille qu'il devra remettre à ses parents pour le paiement.

« Où en êtes-vous avec vos calmants, vous faut-il une nouvelle ordonnance ?

— Il m'en reste, je crois. »

Le Dr Fergusson lève les yeux sur lui, elle l'observe par-dessus les fines lunettes posées sur son nez.

« Vous les prenez régulièrement ?

— J'ai oublié de les prendre il y a deux jours, avoue-t-il, mais j'ai quand même réussi à m'endormir facilement, je pense que je pourrais m'en passer.

— Je vous trouve une petite mine, déclare-t-elle, une moue de réprobation aux lèvres. Mickael, ces comprimés ne sont efficaces que s'ils sont pris avec régularité. Si vous sautez des doses, ils ne peuvent faire pleinement effet.

— Désolé. Je ferai plus attention.

— Je vous refais une ordonnance, au cas où.

— D'accord, merci. »

La psychiatre lui remet ses papiers puis se lève. Ils se serrent la main.

« Je vous revoie après-demain, alors.

— À après-demain. »

Elle le reconduit jusqu'à la porte, Mickael ne s'autorise un soupir qu'une fois seul. Sa mère l'attend dans le hall d'entrée, comme toujours. C'est elle qui le conduit au collège le matin et à ses rendez-vous avec le Dr Fergusson, qui vient le chercher pour le ramener à la maison. Ça n'a pas toujours été ainsi mais l'accident a changé beaucoup de choses. Mickael trouve cela un peu excessif, il pourrait très bien utiliser les transports publics, mais il sait aussi combien sa mère a eu peur de le prendre et si cela peut la rassurer… Le retour à leur domicile est silencieux, Mickael attend l'heure du repas pour parler, lorsque son père lui demande comment s'est passée sa séance. C'est plus facile avec son père. S'il s'inquiète pour lui autant que sa mère, au moins contrôle-t-il mieux ses émotions.

« Bien… mais le Dr Fergusson veut augmenter nos séances à trois fois par semaine. »

Il voit sa mère hocher la tête.

« Pas de problème, dis-moi juste quels jours je devrais te déposer.

— Maman…

— Mon chéri, tu sais que ce n'est pas un problème.

— Mais trois fois par semaine ? C'est… un peu beaucoup, non ? Je veux dire, je trouvais déjà que j'y allais souvent mais là… je vais arriver à court de choses à lui dire !

— Vraiment ? »

Ce n'est peut-être pas tout à fait vrai, le Dr Fergusson est toujours celle qui l'arrête, au bout d'une heure généralement ou quand elle sent qu'il fatigue, mais elle semble avoir une liste inépuisable de questions à lui poser.

« Si Elisabeth estime qu'il faut que tu la vois trois fois par semaine… »

Mickael tente de plaider sa cause mais au final, c'est lui qui capitule le premier. Plus tard, sa mère vient le trouver dans sa chambre, étendu sur son lit, les mains croisées derrière la tête en guise d'oreiller. Elle lui tend le téléphone avec un sourire.

« C'est Will. »

Le cœur de Mickael fait un bond dans sa poitrine. Il adore véritablement son frère aîné. William est son meilleur ami, son confident et la personne qu'il aspire à être plus tard. Plus que son père, William est son héros et il lui voue une vénération sans borne. Il n'a pas besoin d'autres amis que sa famille, c'est ça qu'il aurait dû dire au Dr Fergusson, il a tout ce qu'il lui faut dans le cocon rassurant de sa sphère familiale. C'est avec une impatience mal dissimulée qu'il prend le combiné des mains de sa mère. Elle secoue la tête avec amusement mais laisse à ses deux fils leur intimité.

« Allô ?

— Salut Micky ! Alors, comment ça va petit frère ? »

Un sourire vient naturellement étirer les lèvres de Mickael au son de la voix aimée. William lui manque énormément. Ils ont beau se voir régulièrement, surtout depuis l'accident, ce n'est plus la même chose et l'époque où ils partageaient leur chambre le laisse profondément nostalgique. De quatre ans son aîné, William a quitté le toit familial un an auparavant pour s'installer sur le campus de son université où il suit des cours d'architecture. Mickael est fier de son frère et lui souhaite toute la réussite possible. Simplement, il aurait aimé que cela n'implique pas leur séparation.

« Ça va bien, et toi ? »

William lui parle de sa vie, ses prof et ses cours avec un tel enthousiasme et humour que Mickael oublie rapidement tous ses soucis. Il regrette que Will soit dans une résidence étudiante. S'il avait eu son propre appartement, Mickael aurait peut-être réussi à convaincre leurs parents de le laisser le rejoindre, à défaut d'autre chose. Les histoires de Will font rêver Mickael, d'une façon bien plus agréable que ceux qu'il fait seul dans son lit. À l'entendre, interagir avec les autres semble toujours facile, au point que Mickael n'a pas de mal à s'imaginer vivre la même chose quand il en aura fini avec le lycée. La vie universitaire sera différente, c'est sûr, il a du mal à croire qu'il lui faut encore attendre trois ans pour ça.

« Et toi, quoi de neuf depuis la dernière fois ? finit par lui demander Will.

— Bah, comme d'habitude. Il ne se passe pas grand chose dans ma vie, tu sais ?

— Vu ce qui arrive quand il se passe quelque chose, c'est une bonne chose je dirais ! »

Le ton est moqueur mais Mickael sait que la peur est toujours là. Un instant, Mickael s'interroge sur l'étrangeté de la situation. Comment, dans ses rêves, peut-il se retrouver sûr de lui aux commandes d'une armure mobile quand c'est précisément ce genre de machine (pas pour le même usage, certes, mais tout de même) qui a manqué de peu lui coûter la vie ?

« Maman m'a dit que tu ne voulais plus aller voir le Dr Fergusson ? »

Mickael ne s'étonne même pas que les nouvelles aient voyagé si vite. Mais il sait qu'à Will, au moins, il peut parler sans crainte. Son frère cherche toujours à se mettre à sa place, comprendre son point de vue.

« J'ai pas dit ça, juste que je trouve qu'y aller tous les deux jours, c'était peut-être un peu exagéré.

— Hum… Tu l'as dit à ta psy ?

— Non… reconnaît Mickael d'un ton piteux. Mais enfin, sérieusement, trois fois par semaine ? »

William rit à l'autre bout du fil.

« Je suis sûr que c'est temporaire seulement, elle a dû tomber sur une pépite qu'elle souhaite tamiser avec toi, ce ne sera que l'affaire de quelques semaines, vous reprendrez sûrement un rythme plus normal après. Tu sais, je crois qu'elle sait ce qu'elle fait. Je veux dire, je ne l'ai jamais rencontrée mais vu la façon dont tu en parles… j'ai l'impression qu'elle parvient à t'aider.

— J'en sais rien à vrai dire, confie Mickael. Je n'ai pas l'impression d'avoir fait beaucoup de progrès pour l'instant.

— Micky… ça prend du temps ces choses-là.

— Je sais, je sais…

— Comment est-ce que tu te sens ?

— Un peu désemparé ? Je sais pas trop à vrai dire, ça… remue des choses, tu sais ? Des trucs auxquels je n'ai pas envie de penser.

— Je dirais que c'est très exactement pour ça qu'elle veut te voir, petit frère. Je peux concevoir que ce ne soit pas toujours très agréable de se livrer comme ça mais… tu sais, je t'admire pour ce que tu fais.

— Sérieux ? »

Une boule d'émotion gonfle sa poitrine. William rit encore.

« Sérieux. Tout le monde n'est pas capable de faire ça, je ne sais pas si moi, je pourrais. Entreprendre un tel travail sur soi-même… ça demande un sacré courage et une vraie force de caractère. Je suis très fier de toi. »

Mickael a du mal à contenir l'émotion qui le saisit.

« C'est juste que j'ai l'impression de tourner en rond. On ressasse toujours les mêmes trucs, j'ai l'impression de ne pas lui dire ce qu'elle a envie d'entendre mais je ne vois pas quoi lui dire d'autre !

— Le but n'est pas de lui faire plaisir, tu sais ?

— Bien sûr mais… c'est comme si elle attendait quelque chose de moi, je le sens mais… j'arrive pas à savoir quoi. Parfois, elle me balance des questions et je ne vois pas bien où elle veut en venir, je sens qu'il y a quelque chose mais c'est comme si je n'arrivais pas à tenir le bon raisonnement ou parvenir à la bonne conclusion. J'ai envie de lui dire de directement me donner la bonne réponse mais…

— Je ne crois pas que ce soit comme ça que ça marche.

— Je sais. Me le dire ne servirait à rien, il faut que je réalise les choses… c'est juste que je n'y arrive pas et j'ai l'impression que ça la frustre et ça me frustre aussi.

— Tu y arriveras. Les Colonies n'ont pas été construites en un jour !

— J'espère que ça ne me prendra pas aussi longtemps, je vais ruiner les parents !

— Ne t'en fais pas pour ça, tu sais que ton bien-être importe plus que l'argent.

— Oui, mais quand même… et puis, aussi, je me demande comment elle fait pour me caser comme ça aussi facilement dans son emploi du temps. C'est vrai, elle a toujours un créneau de libre pour moi, juste aux heures où je termine mes cours !

— Là, je dirais que c'est un service qu'elle rend à maman.

— Je me sens mal de causer des problèmes à tout le monde comme ça.

— Mickael. » Lorsque Will employait son nom en entier, c'était que l'heure n'était plus aux plaisanteries. « Tu ne causes de problèmes à personne. On t'aime tous très fort et on ne souhaite que ton bonheur. »

Mickael ferme les yeux. « Je sais…

— Écoute, je vais essayer de passer dîner un soir, d'accord ?

— C'est vrai ? Quand ?

— Peut-être demain, sinon après-demain.

— Génial !

— Dis à maman que j'aimerais bien un gâteau au chocolat pour le dessert.

— D'accord, rigole Mickael, le cœur soudain plus léger.

— Et puis on pourra discuter un peu après, ok ? Ce sera mieux qu'au téléphone, d'accord ?

— Ça marche !

— Va falloir que je te laisse. Très sûrement à demain.

— Oui ! Bonne nuit, Will.

— Merci. Toi aussi petit frère. Essaie de faire de beaux rêves, d'accord ?

— Promis, je vais essayer… »

.

Mickael se réveille en pleine nuit, le cœur battant, le visage brouillé de larmes. Il se recroqueville dans son lit, étouffe un gémissement plaintif dans son oreiller, terrifié à l'idée d'être entendu. La crise ne passe pas, le rêve était trop réel, plus encore que d'habitude, cette fois il a véritablement tout ressenti, de la première goutte de terreur à la dernière lame de chagrin. À tâtons, il cherche son téléphone portable, trouve dans la mémoire de l'appareil le numéro de son frère, il a besoin d'entendre sa voix, de s'assurer qu'il va bien, qu'il n'est pas mort de la Peste dans ses bras. Les sonneries s'égrènent à une lenteur insupportable, pourquoi ne décroche-t-il pas, qu'est-ce qu'il l'en empêche, est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Et puis la voix endormie de William se fait entendre, Mickael a peine à croire la vague de soulagement qui le soulève. Will va bien, Will est en vie, Will ne va pas mourir comme les autres.

« Désolé de te réveiller…

— Qui est à l'appareil ?

— C'est moi… »

Une pause, un bruit de vide comme quand on éloigne le combiné de son oreille puis à nouveau la voix, un peu plus alerte.

« Micky ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien… rien, j'ai juste fait un mauvais rêve. »

Au son de draps froissés, il imagine son frère s'asseoir dans son lit.

« Raconte-moi. »

.

Le lendemain, c'est son frère et non leur mère qui l'attend à la sortie du lycée. Bien qu'ayant passé une partie de la nuit au téléphone, Mickael éprouve un soulagement sans borne à constater de ses propres yeux que William va bien. Une partie de lui sait qu'il se montre ridicule. D'ailleurs, à la lumière du jour, il s'est senti beaucoup plus calme, séparant mieux le cauchemar de la réalité, mais il se souvient aussi de l'intensité de la douleur ressentie la veille, le déchirement éprouvé par Duo. Mickael ne sait pas s'il aurait pu y survivre à sa place. Puis, il se fustige mentalement. Il recommence. Duo Maxwell n'existe pas, il ne survit à rien et Mickael ne pourra, ne sera jamais à sa place. Mais quand William le prend dans ses bras, Mickael rend l'étreinte de toutes ses forces.

« Hé… J'ai pensé que t'aurais peut-être envie d'une glace avant de rentrer. J'ai appelé maman pour lui dire que je passerai te prendre aujourd'hui.

— Et tes cours ?

— Bah ! Ça se rattrape, ne t'en fais pas pour ça. Comment est-ce que tu vas ?

— Mieux. Ça va mieux. »

William lui serre l'épaule et lui sourit. Ensemble, ils vont au glacier à proximité du lycée. Après avoir récupéré leur commande au comptoir, ils s'installent dans un coin à l'écart où ils savent qu'ils seront tranquilles.

« Alors, tu as réussi à te rendormir hier ?

— Oui, sans problème. Et toi ? Je suis désolé de t'avoir tenu éveillé… et de t'avoir réveillé au beau milieu de la nuit.

— Micky, tu sais que tu peux me téléphoner à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, je serai toujours là pour toi. Et si jamais je rate ton appel, je te rappellerai toujours dès que je l'aurai, d'accord ? Tu es ce qu'il y a de plus important, fourre-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toute, tu veux ? »

Mickael baisse les yeux. Il ne devrait pas se sentir aussi heureux d'entendre ces mots mais ne peut empêcher le bonheur de lui monter aux joues.

« Tu n'as pas fait d'autres rêves après ?

— Non, ça a été.

— Tu m'as fait peur, hier, tu sais ? C'est la première fois que je t'entends si… secoué. Je n'avais pas réalisé que c'était à ce point.

— C'est pas toujours comme ça, hier, c'était vraiment particulier.

— Comment ça se fait ?

— Aucune idée. C'était pas la première fois que je faisais ce rêve mais hier… il fallait vraiment que j'entende ta voix, que je sois sûr… Je sais que ça peut paraître stupide mais les rêves sont si réels, Will ! Parfois, quand je me retrouve brutalement dans mon lit, je ne suis plus sûr de savoir ce qui est le rêve et ce qui est la réalité.

— Oh, Micky… souffle William, la main sur celle de son frère cadet.

— Ça dure pas longtemps, hein, quelques secondes à peine, le temps de me réorienter ! s'empresse-t-il de le rassurer.

— Je suis désolé que tu vives tout ça, si je pouvais… »

Mickael lui adresse un sourire empreint de tristesse et de reconnaissance.

« Je sais. Je te remercie. » Il prit une bouchée de glace. « Et sinon, heu, sur un tout autre sujet, je me demandais si tu étais libre ce week-end ? »

William hausse un sourcil.

« J'aurais bien aimé aller dans une salle d'arcade et je me disais que si tu étais avec moi, les parents seraient plus rassurés… Tu sais comment ils sont depuis… surtout maman.

— Un peu couvant, hein ? rigole l'aîné des deux garçons.

— Ça ne me dérange pas tellement, mais bon…

— Qu'est-ce que tu veux aller faire là-bas ? »

Mickael baisse les yeux.

« C'est débile… marmonne-t-il. Et je ne veux pas que tu t'inquiètes, ok ? Ce serait juste pour… tenter une expérience, rien d'autre.

— Explique ?

— Voilà… c'est… en fait, c'est pas totalement un tout autre sujet, c'est à cause des rêves… Tu vois, ils font tellement vrais, je… Au lycée, j'ai entendu des gars parler d'un jeu de simulation, il paraît que c'est une réplique de ce qui est utilisé par l'armée pour former leurs pilotes et…

— Ne me dis pas que tu as envie d'essayer ! Mickael !

— Ça m'obsède, Will ! Essaie de comprendre ! Et le fait d'en parler tout le temps avec le Dr Fergusson, c'est encore pire ! Je te jure, j'ai la sensation que si tu me mettais un panneau de commande sous les mains, je pourrais… »

William se met à rire.

« Micky, il m'est arrivé de rêver être chirurgien, c'est pas ce qui me rend capable d'opérer des gens ! Même si dans mon rêve j'étais un putain de bon chirurgien ! »

Mickael se mord la lèvre.

« Hey… écoute, je suis désolé, lui dit William. Tu m'as surpris, ok ? Je ne sais pas si c'est une bonne idée, tu devrais peut-être en parler à ta psy demain, tu ne crois pas ?

— Pourquoi faire ? Ce n'est qu'un jeu vidéo, Will.

— Si ce n'était qu'un jeu vidéo, tu ne te mettrais pas dans des états pareils. En plus, je croyais que tu détestais ce genre de trucs ?

— Quand est-ce que j'ai dit ça ? s'étonne Mickael. On n'a pas de console à la maison mais je n'ai rien contre les jeux vidéos. Contrairement à ce que dit papa, ils ne sont pas tous violents !

— Oui enfin là, tu as quand même envie de piloter une machine de guerre !

— Mais ce n'est pas une vraie ! C'est juste pour savoir. Je sais que c'est débile, je ne m'attends pas à exploser le record, en fait… j'espère que je vais me vautrer en beauté parce que j'ai conscience que je ne devrais pas savoir piloter une armure mobile mais… dans les rêves… et la façon dont je suis capable d'en parler avec le Dr Fergusson, je te jure… Mets-moi dans un cockpit, là, maintenant, et il y a une part de moi qui est persuadée que je pourrais…

— Faire un massacre ? »

Mickael se recroqueville sur sa chaise.

« Je... n'oublie pas ce qu'est Duo... c'est juste que... »

Il exprime sa confusion d'un geste de la main.

« Tu crois que dans sa situation, tu serais capable de faire ce qu'il fait dans tes rêves ?

— Si toi et les parents mourraient comme ça ? Oui, je crois que je chercherais à vous venger. » Mickael pince les lèvres. Cette violence en lui le surprend. « Je ne sais pas vraiment comment, ajoute-t-il pour atténuer sa véhémence, mais si je vous perdais...

— C'est de ça qu'il s'agit, alors ? Des attentats par vengeance ?

— C'est plus compliqué que ça, un mélange de tout un tas de raisons et de circonstances... C'est paradoxal aussi parce que d'une certaine façon, Duo se considère comme responsable, mais il y a aussi l'oppression des Co...

— Peu importe, coupe brutalement William, tu sais bien qu'on ne vit pas dans ce monde de conflits dont tu rêves. Et tu n'as rien à voir avec ce gars, tu te tues pas des gens à bord d'une machine de guerre ! Ce Duo n'existe pas, Mickael, je ne le voudrais pas pour frère ! » Devant la mine déconfite de son cadet, William ajoute : « Mais on fera ce que tu voudras. Si tu veux aller en salle d'arcade, j'irai avec toi.

— C'est vrai ? »

William sourit.

« Tu sais bien que tu peux tout me demander. »

.

Une douleur vrillant son cerveau réveille Mickael aussi brusquement que le pire de ses cauchemars. Un gémissement s'échappe de ses dents serrées mais l'adolescent reste parfaitement immobile dans son lit. Le moindre mouvement, le fait même de respirer déclenche une souffrance qui le met au supplice. Plusieurs heures passent avant que sa mère ne vienne le trouver, inquiète de ne pas l'avoir vu se lever. Il l'avertit d'une lamentation de ne pas allumer la lumière, celle filtrant depuis le couloir étant déjà à la limite du tolérable. Sans un mot, Rosemary va lui chercher des comprimés qu'il avale à l'aide d'un verre d'eau. Elle reste un moment à son chevet, guettant une plainte, attendant que la migraine de son fils passe. Il ne va pas en cours de la journée, ne quitte pas son lit et l'obscurité apaisante de sa chambre avant le début d'après-midi. Faible et nauséeux, il parvient à convaincre sa mère d'appeler le Dr Fergusson pour annuler leur rendez-vous. La seule pensée de monter dans une voiture lui retourne l'estomac.

Le lendemain, il est à nouveau en forme quand William arrive en fin de matinée. Ravi mais surpris, Mickael l'embrasse pour l'accueillir.

« Qu'est-ce que tu fais là ?

— Comment, ce que je fais là ? Tu as oublié notre marathon vidéo ? On avait convenu qu'on resterait tout le samedi tranquille à la maison à mater des films !

— Oh… désolé. J'ai eu une de mes migraines hier, ça a dû me sortir de l'esprit. »

Will lui pose une main fraîche sur le front.

« Qu'est-ce que tout va bien ? demande-t-il, l'air soucieux. Fixer un écran toute la journée n'est peut-être pas une très bonne idée…

— Ne t'en fais pas, je vais bien maintenant ! Tu sais que ça ne dure jamais plus de vingt-quatre heures !

— Si tu es sûr… Les parents sont là ? »

La famille se retrouve dans la cuisine où la discussion se poursuit jusqu'au moment de servir le repas. Alors que les garçons dressent la table, Will se retourne vers son frère.

« Tiens, au fait, j'ai téléchargé un nouveau jeu pour mon téléphone, ça te dit de l'essayer ?

— Bof… C'est gentil mais tu sais, les jeux vidéos c'est pas trop mon truc. Quels films tu as pris ? »