Note: Me revoilà, et je me lance à nouveau dans une fanfic à chapitres. Ce sera plus long et complexe que "Requiem for the undead" (pour ceux qui l'ont lu), alors sans vouloir avoir l'air de supplier pour obtenir des reviews, je crois que j'aurai besoin de tous vos encouragements. N'hésitez donc pas à me dire ce que vous en pensez. L'histoire se déroule après "I Know What You Did Last Summer" (4.09) et "Heaven and Hell" (4.10), donc attention aux spoilers pour ces deux épisodes. Quant au titre, les cours de littérature ont encore frappé: il est tiré du célèbre poème de Samuel Coleridge "The Rime of the Ancyent Marinere", qui parle d'errance, de culpabilité, et de rédemption. Que des thèmes familiers, donc. Enjoy!
Disclaimer: Comme d'hab' rien ne m'appartient, sauf peut-être les personnages que vous ne reconnaîtrez pas. Et là encore, il faut que je consulte mon avocat...
-- Mist and snow--
Chapitre un : Nuit d'orage
11 juillet 2008. Aux alentours de Woodbury, Tennessee
Jack enfonça les mains dans ses poches avec un frisson. La tombée de la nuit avait apporté une relative fraîcheur, qui contrastait avec la chaleur étouffante qui avait régnée dans la journée, et Jack n'avait qu'une chemise sur le dos.
D'autant plus que le vent venait de se lever. Au début, juste assez pour que les branches des arbres s'agitent comme des mains désespérément tendues, et puis très vite des bourrasques se mirent à affoler la nature. Ses vêtements se retrouvèrent plaqués contre son corps, ses cheveux un peu trop longs furent ébouriffés, des mèches venant encombrer son champ de vision.
Bon sang, faites qu'un orage ne soit pas sur le point de me péter à la figure.
Comme un fait exprès, le tonnerre gronda au loin à ce même instant. Jack pressa le pas. Il avait encore bien deux kilomètres avant d'atteindre les premières maisons de Woodbury, et de pouvoir enfin mettre la main sur un téléphone en état de marche.
C'était l'une de ces soirées où tout tournait mal, et il commençait franchement à regretter d'avoir laissé sa femme seule à la maison pour aller faire un tour en voiture. Rien que de penser à Carol, et la culpabilité faisait se contracter son estomac. Elle détestait être seule, il le savait bien. Encore plus depuis qu'ils avaient perdu Lily, l'année précédente – une chose à laquelle il n'avait pas trop envie de penser, mais parfois son esprit ne lui demandait pas son avis. Dix mois, vingt jours, trois heures.
Lui, à l'inverse de sa femme, avait parfois besoin de se retrouver seul. De partir quelques heures, s'échapper, n'être plus qu'avec lui-même sans avoir besoin d'être fort pour personne. Il s'en voulait de faire ça à Carol, mais il lui fallait cette soupape de sécurité pour être le mari dont elle avait besoin.
Sauf que ce soir le sort semblait avoir décidé de s'acharner. Il aurait pu penser qu'on cherchait à le punir, s'il avait cru à ce genre de chose. Sa voiture était tombée en panne à quelques kilomètres de la ville, son téléphone était déchargé, et Jack s'était vu contraint de prendre la route à pied, dans la nuit noire.
Nouveau coup de tonnerre. Jack jura dans un langage qui lui vaudrait un regard noir de la part de Carol. Le vent souleva la poussière du chemin et la lui envoya dans la figure, l'obligeant à fermer les yeux. À un moment donné, il avait cru avoir une bonne idée en quittant la route goudronnée pour emprunter les anciens chemins de campagne, mais encore une fois, il n'était plus sûr que c'eût été une sage décision.
Il rouvrit les yeux quand la bourrasque se fut apaisée, et les cligna plusieurs fois, tentant de se réhabituer à l'obscurité, d'autant plus opaque depuis que les nuages étaient venus masquer la lune et les étoiles. C'est là qu'il vit qu'il vit quelque chose, un peu plus loin sur la droite.
Ce qui le frappa dans un premier temps, ce ne fut pas tellement la présence d'une nouvelle forme, parce que les arbres peuplaient déjà la nuit de silhouettes difficiles à distinguer, mais plutôt que contrairement à tout le reste, celle-ci ne bougeait pas, immobile dans la tourmente.
Jack ralentit son pas, le cœur battant sans trop savoir pourquoi. Il y avait… quelque chose ? Il n'était pas sûr. Il cligna encore les yeux, mais il faisait vraiment trop noir. Ce n'était peut-être que le tronc d'un arbre abattu. C'était même sans doute ça. Il se remit à marcher plus vite, à grandes enjambées, en prenant soin de garder le regard fixé sur le chemin devant lui.
Ce n'était sans doute que son imagination, mais il sentait maintenant une présence, pesante, menaçante, et au milieu de la nature agitée par le vent, il avait l'impression de marcher seul dans une bulle de silence et d'immobilité. Au bout d'un moment, il n'y tint plus et leva de nouveau les yeux, pour voir s'il repérait la forme. Mais il n'y avait plus rien.
Ses épaules s'affaissèrent de soulagement, et il eut un petit rire d'autodépréciation. La nuit vous joue des tours, trouble vos sens, il le savait, et pourtant il s'était monté la tête comme un gamin qui croit que les monstres ont élu domicile sous son lit. Sa marche reprit un rythme plus mesuré.
Le tonnerre gronda à nouveau, cette fois beaucoup plus proche, et pris au dépourvu, Jack sursauta, puis trébucha sur une irrégularité du terrain. Il se retrouva à quatre pattes dans la poussière, les cailloux du chemin s'enfonçant dans les paumes de ses mains.
« Eh, merde ! »
Ce n'était décidément pas sa soirée. Sa seule consolation, c'était qu'au moins il n'avait pas plu ces derniers jours, et qu'il ne venait pas de s'affaler dans la boue.
Il se redressa avec lassitude, tentant tant bien que mal de faire partir la poussière de son jean en le frottant. Les paumes de ses mains étaient douloureuses, il était fatigué, il avait froid, et il voulait rentrer chez lui. Il soupira, releva la tête, et son estomac se contracta brusquement.
La forme était de nouveau là, sur sa gauche maintenant, et il n'y avait plus moyen de la confondre avec un tronc d'arbre abattu. C'était un chien, du moins ça avait l'allure générale d'un chien, mais bien plus grand et plus imposant qu'aucun chien que Jack ait jamais vu. Sans compter qu'un chien normal, pour autant que Jack le sache, n'avait pas les yeux rouges.
Il détourna le regard, une boule de panique dans la gorge, et accéléra sa marche, autant qu'il pouvait sans se mettre à courir.
Pat… Pat… Pat…
Le chien le suivait. Ce n'était pas possible, parce que l'instant d'avant il était devant lui, et pourtant Jack savait, savait, d'une manière qui n'avait rien d'intellectuel, que le chien était derrière lui.
Ses mains se serrèrent en poings dans ses poches, un sanglot commença à se former dans sa poitrine, et la partie rationnelle de son esprit continuait de se dire qu'il paniquait pour rien, mais elle avait de moins en moins de force, et tout ce qu'il voulait c'était de ne pas avoir quitté la maison, d'être avec Carol, de la serrer dans ses bras, lui dire qu'il l'aimait, et que plus jamais, jamais, il ne la laisserait seule.
Pat… Pat… Pat… Pat…
Jack se mit à courir.
ooOoo
Pour Dean, la conduite était un des plaisirs fondamentaux de la vie. Il aimait le bruit du moteur, sentir le volant sous ses mains, les vibrations de la voiture, la vitesse, le sentiment de liberté, de puissance et de contrôle – c'était même la seule chose qu'il avait l'impression de contrôler ces derniers temps.
Néanmoins, après avoir roulé pendant des heures avec une seule pause pour pisser sur le bas-côté, même lui finissait par fatiguer. Sam dormait sur le siège passager, tordu dans une position qui devait être très inconfortable, la tête appuyée contre la vitre. Pour ne pas le réveiller, parce qu'il fallait bien que l'un d'entre eux dorme, Dean s'était abstenu de mettre de la musique, mais en conséquence, le silence commençait à avoir sur lui un effet soporifique.
« Hey there, all you middle men, throw away your fancy clothes, and while you're out there sittin' on a fence, so get off your ass and come down here », se mit-il à chanter à voix basse pour s'empêcher de piquer du nez, marquant le rythme en tapant de son index sur le volant.
La dernière chose dont ils avaient besoin, c'était bien de verser dans le fossé. Ils avaient déjà plus de problèmes qu'il n'y avait de grains de sable dans le désert.
Dean venait d'entamer le dernier couplet – I took a look inside your bedroom door, you looked so good lying on your bed – quand Sam se redressa brusquement sur son siège avec un hoquet.
« Hé, ça va ? » s'enquit Dean avec un haussement de sourcil.
Son frère cligna rapidement des yeux, plusieurs fois. Il avait un peu l'air ahuri d'une chouette, ce qui le faisait paraître beaucoup plus jeune – l'image de Sam à cinq ans traversa furtivement l'esprit de Dean.
« Euh, ouais, fit prudemment Sam, comme s'il n'en était pas bien sûr. Un rêve bizarre, c'est tout. »
Dean ouvrit la bouche. Sam leva une main sans daigner regarder dans sa direction.
« Si tu dis 'Des clowns ou des nains ?', je t'en colle une.
- Ok, pas la peine d'être brutal, grommela Dean. J'en connais un qui s'est levé du mauvais pied…
- Dis-moi plutôt où on est, au lieu de faire de l'esprit. »
Dean fit un geste large de la main pour englober le paysage dépourvu de toute trace de civilisation.
« On est entre Nulle Part, Géorgie, et Nulle Part, Tennessee. Avec toutes ces conneries de montagnes dans l'intervalle.
- Tennessee ? » Sam fronça les sourcils, une drôle d'expression sur le visage. « Qu'est-ce qu'on va foutre dans le Tennessee ? »
Ce fut au tour de Dean de froncer les sourcils. Le rêve que Sam venait de faire devait l'avoir drôlement secoué pour qu'il soit à l'ouest comme ça.
« Parce que le Tennessee est entre nous et l'Indiana, expliqua-t-il lentement. Tu te souviens, Nashville ? La maison potentiellement hantée ? »
Nashville, Indiana, abritait une maison dans laquelle les habitants n'arrêtaient pas de mourir en tombant dans les escaliers. Ajoutez à cela des zones de froid inexpliqué, des portes qui claquent toutes seules, des objets qui disparaissent et réapparaissent dans les endroits les plus improbables, et vous obtenez une affaire qui pourrait être tout droit sortie de La chasse pour les nuls – Livre I. Dean n'était pas prêt à laisser passer une telle occasion de ne pas se prendre la tête.
Le regard de Sam s'éclaircit un peu, et il hocha la tête pour faire signe qu'il se rappelait.
« Ah. Ouais. Désolé, j'ai du mal à me réveiller.
- Je vois ça », commenta Dean, attendant de voir si Sam allait donner plus de détail sur son rêve.
Rien ne vint, non que ce soit vraiment une surprise. Malgré ses récentes confidences, son frère était toujours bien plus distant qu'il ne l'avait été. Oh, c'est l'histoire de la paille et de la poutre, ça. Oui, Dean avait tout à fait conscience d'être parfois un sale hypocrite.
Sam se passa une main sur le visage avec lassitude, et soupira.
« J'ai besoin de café.
- Tout le monde a besoin de café, Sammy. C'est ce qui fait marcher la société moderne.
- C'est profond, Dean. Mais je voulais dire que j'ai besoin de café là, maintenant.
- Il va falloir attendre qu'on ait rejoint la civilisation, alors. »
Le silence s'installa dans la voiture, jusqu'à ce que Dean se rappelle que maintenant que son frère ne dormait plus, il avait droit à un peu de musique. Il se pencha pour tourner le bouton de l'autoradio, et AC/DC explosa dans les hauts parleurs.
'I was caught, in the middle of a railroad track…'
Sam ne broncha pas, ne protesta pas contre la musique trop forte, et continua de regarder pensivement à travers la vitre. Dean ressentit comme un pincement au cœur. C'était tordu, mais il y avait des moments où il regrettait l'époque où Sam se plaignait continuellement pour des broutilles. Enfin, ce n'était pas comme s'il n'avait pas, au choix, mille autre sujets de regret.
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Ils atteignirent une petite ville dont Dean ne prit même pas la peine de noter le nom, ce qui sonna le moment de faire à nouveau le plein de ce qu'il y avait de plus essentiel quand on vit sur les routes : l'essence, et le café.
« Trouve du café, même si tu dois tuer quelqu'un, enjoignit-il à Sam quand ils eurent trouvé une station-service où le prix du carburant ne donnait pas à Dean envie de se tirer une balle dans la tête. Ça te remettra les idées en place. Moi je vais faire le plein. »
Il avait à peine fini sa phrase que Sam avait déjà filé, mû par son addiction à la caféine, traversant la rue avec de grandes enjambées que seules ses jambes d'une longueur impossible permettaient. Dean le regarda partir, secouant la tête avec incrédulité.
« Très bien, à tout de suite, Sam, marmonna-t-il avant de se tourner vers l'Impala. À nous deux, chérie ! Je parie que toi aussi tu meurs de soif. »
Dean trouvait un certain réconfort dans l'acte de faire le plein de sa voiture. C'était un acte simple, qu'il avait peu de chance de foirer, le ronronnement de la pompe était apaisant, et contrairement à beaucoup de gens, il aimait bien l'odeur de l'essence. C'était aussi la substance vitale qui faisait se mouvoir l'Impala, et il y avait quelqu'un chose… d'intime dans l'idée qu'il la nourrissait et lui permettait de continuer à s'animer en faisant cela. C'était le genre de chose qui aurait l'air stupide et enfantin s'il le disait à voix haute, voire carrément bizarre, et qui lui vaudrait certainement de la part de Sam son regard qui signifiait : « La seule explication possible est que l'un d'entre nous ait été adopté. »
Et quand on parle du loup… Sam arrivait justement, un gobelet en carton à la main.
« Eh ! s'insurgea Dean. Où est mon café ? »
Sam cligna des yeux.
« Tu n'as pas demandé de café.
- J'ai pas demandé… C'était implicite, Sam ! C'est toujours implicite ! Tu vas te chercher un café, t'en prends un pour moi, et vice-versa ! C'est, genre, une loi de la nature.
- Désolé. »
Sam avait sincèrement l'air désolé. Ça excluait donc la première hypothèse de Dean, à savoir que c'était pour Sam une manière de se venger de la musique trop forte dans la voiture, ou d'une autre chose que Dean avait pu faire, qui aurait été l'explication rassurante.
« C'est pas grave, marmonna-t-il. C'est pas comme si je venais de conduire pendant des heures.
- Tu veux que j'aille t'en chercher un ? »
Sam parvenait à avoir l'air à la fois agacé et contrit, une prouesse dont lui seul était capable de manière convaincante. Dean aurait pu accepter la proposition, mais il n'avait pas tant envie de café que de se remettre à conduire et de tailler la route, alors il secoua négativement la tête.
« Non, ça va aller.
- Tu veux le mien ? »
Waouh, Sam devait se sentir vraiment coupable pour être prêt à lui céder son café. Dean connaissait suffisamment bien son frère pour savoir que cela signifiait qu'il y avait plus derrière l'incident que de la simple distraction. Peut-être que Sam avait de nouveau oublié qu'il était là. Il avait essayé de le cacher, mais Dean s'était bien rendu compte qu'il y avait des moments où Sam n'avait pas encore bien enregistré qu'il était revenu, et s'était laissé surprendre par sa présence. Mais ça faisait un bout de temps que ce n'était pas arrivé.
Sam s'adossa au capot de l'Impala pour siroter son café pendant que Dean raccrochait la pompe. Il partit payer, ce qui lui prit plus de temps que prévu parce que le type passa bien cinq minutes à lui rendre sa monnaie, et quand il revint son frère n'avait pas bougé et fixait le vide avec intensité.
« Hello, la Terre à Sam ? »
Dean avait espéré faire sursauter son frère, mais apparemment Sam était plus conscient de son environnement qu'il n'en avait l'air, parce qu'il se contenta de tourner calmement son regard vers Dean.
« Quoi ?
- T'as bientôt fini ?
- Hmm, une minute. »
Dean s'appuya contre la voiture aux côtés de son frère, et fourra les mains dans ses poches après les avoir frottées l'une contre l'autre pour les réchauffer. Le ciel était d'un gris moutonneux, et il faisait froid, un froid humide qui vous pénétrait jusqu'aux os, ce qui de l'avis de Dean était la pire sorte de froid possible. Il aurait préféré qu'il neige ou qu'il gèle, si ce n'était que cela rendrait la conduite périlleuse. Il espérait au moins qu'ils auraient de la neige pour Noël, où qu'ils soient à ce moment.
« Dean, est-ce que tu veux qu'on fête Noël cette année ? »
La phrase, sortie de nulle part, était tellement en accord avec ses propres pensées que Dean se demanda un instant si son petit frère n'avait pas ajouté la télépathie à la liste de ses pouvoirs. Si c'était le cas, la cohabitation allait devenir difficile.
« Fêter Noël ? Comme l'année dernière ? »
L'année dernière, quand il pensait qu'il fêtait son dernier Noël. Quand il flippait tellement à l'idée d'aller en Enfer qu'il avait commencé à faire des cauchemars. Maintenant, il faisait des cauchemars parce qu'il était allé en Enfer. Intéressante continuité.
« Je pensais à quelque chose de plus organisé que l'année dernière. Genre aller chez Bobby, préparer un vrai repas, s'échanger des cadeaux achetés ailleurs qu'à la supérette du coin. Un vrai Noël, quoi.
- Tu n'es plus un ennemi de l'esprit de Noël ?
- Je n'ai jamais été un ennemi de l'esprit de Noël. L'année dernière c'était… L'année dernière, je…
- Ouais, l'interrompit Dean un peu brutalement. Je sais. »
Cela faisait tellement longtemps qu'il n'avait pas fait un vrai Noël que Dean n'était pas plus sûr de ce à quoi c'était censé ressembler. Mais il savait au moins qu'il y avait de la bouffe, des cadeaux, et très probablement de l'alcool dans l'équation, alors, pourquoi pas.
« Ok. Mais on achète un sapin. Si on fait la totale, on fait la totale. »
Sam sourit, une vision devenue trop rare ces derniers temps.
« Faut peut-être demander son avis à Bobby avant d'envahir sa maison et de refaire la décoration.
- Oh, il dira oui. Il est incapable de nous refuser quoi que ce soit. »
Sam eut un reniflement qui pouvait être une marque d'approbation ou d'amusement, et lui tendit son gobelet.
« Tu veux la fin ?
- Oh. Merci. »
Dean avala en vitesse le breuvage tiède et amer, avant de balancer le contenant dans une poubelle.
« Allez, on profite de la lumière tant qu'il fait encore jour. En voiture, Simone. »
Il se glissa côté conducteur, et tourna la clé dans le contact.
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Dean ouvrit les yeux, et accueillit le noir avec gratitude. Il faisait nuit. Il sentait un matelas, des draps humides de sueur, un oreiller sous sa tête. Il n'était pas en Enfer, donc, ce qui était toujours un point positif.
Il resta étendu sur le dos, attendant que les battements de son cœur s'apaisent, et que la vivacité des souvenirs qui déchiraient son esprit retrouve un niveau supportable. C'était plus efficace avec de l'alcool, mais il essayait d'arrêter, surtout parce que c'était ce que voulait Sam. Son frère ne le lui avait pas demandé, et Dean n'avait rien promis, mais c'était tout comme. Alors à la place, il se mit à chanter tout bas, d'une voix à peine perceptible.
'We come from the land of ice and snow, from the midnight sun where the hot spring blow. The hammer of the gods will drive our ships to new lands, to fight the horde, singing and crying : Valhalla, I am coming !'
Parfois, même la musique n'aidait pas et il passait le restant de la nuit tendu comme la corde d'un arc, trop effrayé pour oser fermer les yeux, mais apparemment c'était une bonne nuit car il se sentait déjà plus calme, et les images commençaient à redevenir ternes et étouffées, comme elles l'étaient la plupart du temps.
Il soupçonnait fortement, même s'il n'avait jamais posé la question, que Castiel avait dû faire son truc d'ange quand il l'avait sorti du gouffre, qu'il avait soigné son esprit de la même manière qu'il avait réparé son corps de sorte qu'il ne reste que la brûlure sur son épaule qui lui donnait l'impression d'être du bétail marqué au fer rouge. Quand il était éveillé ses souvenirs lui paraissaient distants, atténués, précis mais semblant presque concerner quelqu'un d'autre, comme une tumeur venue se greffer sur sa mémoire.
Dans ses cauchemars, par contre, tout était aussi vif et présent que la première fois. Ses cauchemars ne le laissaient pas oublier ce qu'on lui avait fait, et ce qu'il avait fait.
Dean entendit Sam se retourner dans son lit, et grommeler quelque chose d'indistinct. Il prit une inspiration, lente et profonde. Sam endormi pas loin de lui, presque à portée de main, était un autre point positif. Il ne pouvait pas remercier ses parents de lui avoir donné la vie, parce qu'il y avait franchement des moments où il regrettait d'être né, mais il pouvait au moins leur être reconnaissant de lui avoir donné Sam.
« Ha ! »
Le cri subit de Sam faillit faire perdre à Dean son calme fraîchement retrouvé. Il se redressa sur un coude, et tenta de percer la pénombre du regard.
« Sam ?
- Dean, ah. » Il y eut un bruit de froissement de drap. « Tu… tu es réveillé ? »
Dean leva les yeux au ciel, plus pour lui-même que pour Sam, qui ne pouvait pas le voir dans l'obscurité.
« Non, Sam, je parle dans mon sommeil.
- Tu as fait un cauchemar ? »
Dean grimaça. La formulation faisait paraître ça tellement puéril. C'était ce que Dean disait à Sam quand celui-ci avait sept ans et se réveillait la nuit en criant. Tu as fait un mauvais rêve, Sammy ?
« Est-ce que Cher est complètement refaite ?
- Ok, question stupide.
- Que je te retourne. Est-ce que toi tu as fait un cauchemar ? »
Sam resta silencieux un moment avant de répondre.
« Non.
- Vraiment ? Parce que ça fait deux fois que tu te réveilles en sursaut comme ça, et… » Une pensée lui traversa l'esprit. « C'était pas à nouveau un de tes rêves prémonitoires ? »
Cette idée ne lui plaisait pas du tout. C'était d'ailleurs bizarre parce que dernièrement les pouvoirs de Sam avaient pris une proportion qui laissait le simple rêve prémonitoire loin derrière, mais les rêves et les visions le faisaient sérieusement flipper. Ils frappaient sans prévenir, et pouvaient les envoyer à l'autre bout du pays dans l'espoir ténu d'empêcher un événement horrible de se produire. Sans compter qu'ils ne pouvaient pas se permettre d'être deux à avoir des troubles du sommeil en même temps. Non, cette fois-ci c'était son tour. Youpi.
« Non, non, c'était pas ça, répondit Sam, de l'assurance dans la voix. C'était juste… des souvenirs.
- Comme cet après-midi ?
- Oui. C'est vraiment rien.
- Alors pourquoi ça t'a autant perturbé ? »
Sam choisit ce moment pour allumer sa lampe de chevet, et Dean se retrouva à cligner des yeux comme une chauve-souris myope jusqu'à ce que la vision de son frère échevelé devienne distincte.
« Hé ! Tu pourrais prévenir !
- Pardon. »
Sam repoussa les couvertures et extirpa sa grande carcasse du lit. Il se leva, baillant à s'en décrocher la mâchoire, et commença à traverser la chambre d'un pas mal assuré.
« Où tu vas ?
- Je vais pisser, si tu veux tout savoir.
- T'as pas répondu à ma question. »
Sam prit appui sur l'encadrement de la porte de la salle de bain, avant de se tourner vers lui.
« Ça faisait longtemps que j'avais pas rêvé. Alors ça m'a surpris.
- Pas rêvé, pas du tout ?
- Pas du tout. »
Veinard, faillit dire Dean, mais il se rappela Jeremy, le gamin cinglé qui tuait les gens dans leurs rêves, et il se ravisa. Peut-être que ne pas rêver du tout n'était pas très drôle non plus, tout bien réfléchi.
« Et que… à quoi c'était dû ? »
Sam haussa les épaules en signe d'ignorance. Dean remarqua de manière impromptue qu'il avait la marque de l'oreiller sur la joue gauche.
« C'est arrivé quand tu n'étais plus là. Une sorte de réflexe inconscient de protection j'imagine. Et maintenant c'est revenu, c'est tout. Pas de quoi en faire un plat. »
Il se tourna à nouveau pour entrer dans la salle de bain, ne laissant plus voir à son frère que son dos massif.
« Et c'était quoi, ces souvenirs ? », demanda Dean.
Mais Sam avait déjà refermé la porte derrière lui.
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« C'est ce qu'il m'a dit. Mais c'est des conneries tout ça, je veux dire…
- T'y vas un peu fort non ?
- Tu crois ? Moi je dis qu'il y a des limites à ce que je suis prête à avaler. Et s'il m'appelle demain je lui dirai… »
La porte du restaurant claqua et Dean ne put saisir la fin de la phrase. Il jeta un regard noir au vieil homme qui venait d'entrer, parce que quand même, d'où il se permettait d'empêcher Dean d'assouvir ses penchants voyeuristes ? Écouter les conversations des autres était au nombre des rares plaisirs qu'il y avait à prendre tous ses repas dans des lieux publiques. L'homme lui retourna un regard confondu, ne comprenant probablement pas ce qui lui valait tant de haine.
Dean essaya de reprendre le cours de la conversation, mais les deux jeunes filles assises derrière lui venaient de se lever, et rassemblaient leurs affaires pour partir. Sur ses entrefaites, la serveuse arriva avec le café et le petit-déjeuner de Dean.
« Voilà pour vous.
- Merci. »
Elle avait entre quarante-cinq et cinquante ans, et n'avait probablement jamais été une beauté, mais cela n'empêcha pas Dean de lui offrir son plus beau sourire, celui dont il savait qu'il faisait se sentir les femmes toute chose, parce que quand on exerçait un métier de merde comme celui qu'elle faisait, on méritait bien au moins ça. Elle lui sourit en retour, et il dut réviser son opinion sur sa beauté. Elle faisait partie de ces personnes dont le sourire pouvait éclairer tout un pâté de maison en cas de panne de courant.
En face de Dean, Sam était plongé dans la lecture du journal, concentré comme s'il craignait qu'il y ait une interro dessus à la fin de l'heure.
« Sam ? Café. »
Sam leva le nez de son journal.
« Hein ? Ah, merci. »
Quelque part pendant l'année précédente, Sam s'était mis à ne boire que du café pour son petit-déjeuner, ce qui faisait grogner Dean quand il pensait à tous ses moments de leur enfance passés à faire en sorte que son petit frère mange bien le matin. Maintenant que Sam était presque aussi grand que le Géant Vert, Dean n'avait plus vraiment son mot à dire.
Il baissa le nez sur sa nourriture, et il lui fallut lutter contre la nausée. S'il devait être parfaitement honnête, il lui fallait avouer que dernièrement lui-même n'avait pas grand appétit le matin, entre les cauchemars et l'insomnie, tout ça. Mais s'il changeait ses habitudes alimentaires, Sam allait s'inquiéter, alors il commandait toujours le truc le plus bourratif et le plus gras qu'il pouvait trouver, et s'armait de courage. On est un Winchester ou on en n'est pas un.
Il commença à découper son bacon avec une ardeur peut-être un peu surjouée, tentant de persuader son estomac rebelle que non, ce n'était pas vraiment le goût du sang qu'il avait dans la bouche, et ce fut à ce moment que Sam poussa un cri étranglé.
« Sam ? »
Son frère était devenu blanc comme un linge et fixait le journal devant lui comme s'il venait de voir son propre nom dans la rubrique nécrologique. Puis il se leva et balbutia :
« Je dois… Je vais faire un tour aux toilettes.
- Sammy, qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je reviens. »
Il se rua vers les toilettes, comme s'il s'apprêtait à régurgiter le petit-déjeuner qu'il n'avait pas pris. Dean le regarda partir, partagé entre la stupéfaction et l'inquiétude, puis il reposa ses couverts et tendit le bras en travers de la table pour attraper le journal laissé tombé par Sam.
Il parcourut en diagonale la page que lisait son frère, à la recherche de ce qui avait bien pu causer une telle réaction. 'Un enfant de dix ans sauvé par son chien.' Peu probable que ce soit ça. Il y avait deux autres articles sur cette page. L'un parlait d'un élu local épinglé pour malversations, et l'autre d'un suicide.
« Carol Lonnegan, quarante-deux ans, a été retrouvé mardi matin pendue dans son garage, lut Dean à voix basse. Elle n'avait pas donné signe de vie depuis près d'une semaine quand sa voisine, Martha Hubb a décidé de prévenir la police, qui a forcé l'entrée de la maison et a découvert le corps en voie de décomposition. »
L'article ne donnait pas beaucoup plus de détails, et Dean se creusa la tête pour essayer de deviner ce qui avait pu mettre Sam dans tous ses états. Aussi tragique soit-elle, cette histoire ne les concernait en rien, et ils avaient suffisamment de merdes dans leur vie pour ne pas avoir à pleurer sur tous les infortunés du pays.
Sam revint des toilettes, et Dean attendit d'abord patiemment des explications. Quand il n'en reçut aucune, il décida de prendre les devants.
« Bon, tu veux m'expliquer ce qui vient de se passer ? Parce que si tu voulais me faire flipper, c'est réussi. »
Sam passa une main dans sa chevelure en désordre.
« C'est rien. J'ai eu un genre de flash-back.
- Un genre de flash-back ? Quel genre ?
- Du genre désagréable. Est-ce qu'on peut laisser tomber le sujet, Dean ? S'il te plait. »
Sam avait stratégiquement choisi de ne pas avoir l'air agacé, mais triste et fatigué, alors Dean laissa tomber. Le nouvel équilibre entre eux était encore fragile et incertain, et il ne voulait pas tout foutre en l'air en se montrant trop intrusif. Il tapa du poing sur la table et se leva.
« Ok. Let's go.
- Tu finis pas de manger ?
- Les coups de stress tôt le matin me coupent l'appétit. C'est toi qui paye. »
Sam eut un rire incrédule, mais fourra quand même la main dans sa poche à la recherche de son portefeuille. Dean prit le journal et le jeta dans une poubelle.
S'il avait su ce qui allait se passer, sa prochaine action aurait été de se tirer vite fait et de mettre le plus de kilomètres possible entre eux et l'Etat du Tennessee.
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Pour ceux que ça intéresse, les titres des chansons qui sont apparues dans ce chapitre:
- Rock'n'Roll Ain't Noise Pollution, AC/DC.
- Thunderstruck, AC/DC.
- Immigrant Song, Led Zeppelin.
