Qui peut raconter toutes les belles histoires ?
Il fut un temps où je pensais qu'être malade était une catastrophe. Une abomination sans nom. Une inutile perte de temps dans un monde où le temps est compté. Je n'en suis plus si sûre aujourd'hui. Au fond, qu'est-ce qu'une maladie ? Un virus, un microbe, une bactérie, un germe, un micro-organisme quelconque qui s'infiltre en vous et vous affaiblit, vous amollit, vous amoindrit ou vous tue à petit feu. De toute manière, la société ne fait-elle pas la même chose ? Elle vous attrape dans ses filets alors que vous êtes encore jeune, vous abuse de belles paroles toute votre vie avant de vous laisser à votre désespoir de personne âgée, ne pouvant plus se réfugier dans les rêves qui forment la vie. Telle une hideuse sangsue, elle ne laisse de vous qu'une enveloppe vide, une carcasse abandonnée aux charognards entourés de leurs noires plumes, se cachant tant bien que mal sous leur nom de « maisons de retraites ».A cet âge, vous vous rendez compte du monde abominable dans lequel vous vivez mais déjà, vous ne pouvez plus rien faire. Abruti par les dizaines de médicaments que l'on vous donne chaque jour, étouffé sous le gagatisme dont font preuve les infirmières et les membres de votre famille qui vous prennent pour un idiot, vous n'avez plus rien. Plus rien à quoi vous raccrocher. Rien n'est pire que l'abandon.
Aujourd'hui, je ne suis plus sûre de rien. Tout ce qui a formé ma vie a disparu, tout ce que j'ai construit a disparu. J'ai disparu. Je ne suis plus rien au regard du monde. Moi, petit point de mémoire parmi des milliards d'autres. Peut-être un nom sur une feuille, peut-être un nom sur une tombe.
La liberté n'est jamais acquise. Les hommes naissent libres et égaux. Libres d'être manipulés, égaux devant la souffrance et la mort. Rien ne leur est épargné. Tout leur est dû, ils ne reçoivent rien. Rien que le plaisir procuré par une vie facile et bien rangée, à suivre le troupeau et à être sage. Ce n'est qu'à l'approche de la fin que l'on se rend compte de la futilité d'entretenir de faux espoirs, trop souvent écrasés par un abrutissant lavage de cerveau à coup de publicités et de devises plus fausses les unes que les autres.
Etre intégré. Voici le but ultime de l'être humain. Etre intégré dans le rang, le groupe, la troupe, l'équipe. Suivre le modèle défini par « l'élite », elle même suivant les modes du troupeau. Un cercle vicieux sans fin, n'aboutissant qu'à la destruction de toutes les règles durement établies pour maintenir un semblant de paix sur la sauvagerie humaine. Une paix fragile pour peu que la paix puisse exister. La paix est un des concepts les plus absurdes de l'humanité. Pourquoi une paix ? Si l'on peut dire la paix c'est seulement parce que l'on a inventé en premier le total opposé de ce mot. Sans guerre, pas de paix. Sans paix, pas de guerre. Sans bien, pas de mal. Si nous sommes obligé d'inventer un mot pour définir une absence de combats alors on mène soit même son propre combat pour montrer que notre idée est la bonne. Combat qui peut être plus violent qu'une effusion de sang .Souvent bien plus destructeur dans les pensées et les gestes de nos descendants.
Déjà, je ne veux plus me souvenir, me rappeler. La mort est-elle préférable à ce que l'on appelle la vie ? Ou n'est-ce qu'un moyen d'abandonner lâchement ce pour quoi l'on pense s'être battu ? Sûrement .La lâcheté est la seule chose que notre société nous permet d'avoir. Cette terrible lâcheté qui force les gens à obéir, la peur au ventre, en espérant que les malheurs tombent sur quelqu'un d'autre, quelqu'un qui soit peut être plus fort que ce que nous sommes. Ce quelqu'un existe-t-il ?
Ainsi s'achève ma déposition, moi, petit point de mémoire parmi des milliards d'autres, unique compagnon de ma douleur et de ma peur, descendant des hommes.
