VOYAGEUR


On racontait que nulle cité n'était aussi vaste ni aussi splendide que Camelot. Elle s'étendait dans la plaine à perte de vue, brillant au soleil comme si elle était faite de glace et de givre. Le château s'élevait en son centre, les oriflammes écarlates battant au vent au sommet des hautes tours blanches. Les maisons nobles l'entouraient, toutes plus belles les unes que les autres, avec des arches de marbre grandioses, des gargouilles merveilleusement sculptées, des étendards de soie qui claquaient fièrement et un fourmillement de serviteurs en livrées colorées.

Les rues étaient larges, pavées et propres. Sous les toits d'ardoise bleue roucoulaient des pigeons et l'air était toujours rempli de mille odeurs agréables : pain croustillant à peine sorti du four, cuir lustré, lessive fraîche qui claquait sur les fils tendus au-dessus des passants.

Des échoppes aérées et bien achalandées ouvraient leurs volets tout au long de la route principale qui serpentait à travers la ville sur des kilomètres. On marchandait, on se hélait, on vidait ici une pinte de bière tout en reluquant les belles filles, on tirait là une grande pièce de drap pour la découper ; plus loin on faisait trotter un robuste cheval pour examiner ses jarrets, un forgeron tapait son fer, on admirait un magnifique spectacle de magie ; des enfants glissaient leurs mains dans une cage de bois pour caresser le poil soyeux d'un bébé griffon capturé dans la vallée enchantée de Nemeth, à l'Ouest.

Au-delà des immenses portes de la ville, lorsqu'on laissait derrière soi les remparts et qu'on atteignait le premier poste de guet, la route se séparait en trois chemins : le premier menait vers les ports animés de Mercia, sur le rivage radieux de la Grande Mer au Sud, le second vers Essetir et les forêts verdoyantes et mystiques de l'Est, le dernier vers le Royaume de Caerleon, au-delà des sombres Montagnes du Nord.

Uther Pendragon régnait sur Camelot. Il était craint par ses ennemis comme par son peuple. Il avait pris le pouvoir quarante ans auparavant lors d'une rébellion sanglante et s'était assis sur le trône en épousant la nièce de son prédécesseur. Sous sa main de fer, cependant, le pays était prospère et en paix.

La Reine Ygraine avait donné à son époux cinq fils et deux filles.

L'aîné des princes s'appelait Léon. Image vivante de la chevalerie, il travaillait sans relâche au bien du royaume, avec une sagesse au-delà de son âge. Alors que les ministres cherchaient à s'épargner le courroux du roi en dissimulant la vérité lorsqu'ils faisaient des erreurs, Léon, lui, n'hésitait pas à parler ouvertement devant son père, à dénoncer les abus, à demander des réformes, quitte à s'attirer la colère de celui-ci. Le peuple l'adorait et il n'était pas de jeune fille qui ne rêve pas secrètement d'être aimée par lui.

Le second prince s'appelait Alined. Le visage blême et terni par les excès, la voix traînante, le menton fuyant, il ne s'intéressait qu'à lui-même. Sa cupidité et son appétit des plaisirs étaient bien connus et les résultats de sa cruauté avaient parfois dû être étouffés par quelques pièces d'or. Sa langue était aussi agile pour flatter que pour se tirer d'une mauvaise situation. Bien que le roi se sente toujours légèrement agacé en sa présence, il ne pouvait se défendre de préférer ce fils qui ne s'opposait jamais à lui.

Le troisième prince s'appelait Morgan. On disait de lui qu'il était aussi beau qu'une femme, avec sa taille cambrée, ses traits délicats, ses longs cheveux d'ébène ondulés, sa peau de porcelaine et ses yeux gris-verts aux reflets de cristal – mais on le comparait souvent aussi à une froide statue de marbre. Les lèvres toujours pincées, il n'avait guère d'amis, jalousait terriblement ses frères aînés – Léon pour l'amour que le peuple lui portait, Alined à cause de l'indulgence de leur père à son égard – et semblait constamment en train de chercher un moyen de prouver sa valeur. C'était le seul des princes à maîtriser la magie, ce qui faisait que le roi se méfiait de lui et ne le traitait guère avec affection.

Le quatrième prince s'appelait Mordred. Il était né bossu, avec un teint pâle comme celui d'un mort et des yeux d'un bleu surnaturel qui mettaient souvent les gens mal à l'aise. On chuchotait que le roi, dans un accès de colère, avait jeté sa femme dans les escaliers pendant sa grossesse et que l'enfant était né malformé à cause de cela. Uther Pendragon, en tout cas, n'aimait ni le voir ni lui parler. Mordred ne semblait pas particulièrement affecté par cela et passait son temps enterré dans la bibliothèque du château, à étudier et à lire.

Le cinquième prince, le plus jeune, s'appelait Arthur. Il adorait Léon, et le suivait partout, le prenant comme exemple. S'il n'avait pas une once de magie, en revanche c'était le plus habile des frères à l'épée. Courageux mais trop impétueux, il n'était pas doué pour s'exprimer de façon ampoulée et, souvent, dans son désir de faire régner la justice, de sauver la veuve et l'orphelin, il s'attirait la colère du roi par une parole imprudente. Heureusement, Léon venait à son secours et le défendait, ou détournait la conversation avant que leur père ne se fâche.

Les deux princesses étaient très différentes.

L'aînée s'appelait Vivian. Blonde, la silhouette voluptueuse, les lèvres d'un rouge vif, elle était très belle, mais hautaine, calculatrice et très ambitieuse. Le roi ne la contrariait jamais car il craignait les accès de fureur démesurés de sa fille pendant lesquels, laissant libre cours à sa magie, elle était capable de détruire les récoltes d'une année. Vivian entretenait toute une cour d'admirateurs qui se seraient damnés pour elle mais n'en choisissait aucun, se contentant d'exiger d'eux une obéissance servile au moindre de ses caprices.

La seconde princesse se nommait Freyja. Mince et souple comme un jonc, elle était cependant beaucoup moins jolie que sa sœur, avec une crinière de cheveux châtains, des taches de rousseur et des yeux bruns affectueux qui riaient tout le temps. Elle aimait se battre à l'épée, monter à cheval, patauger dans les mares à la recherche de grenouilles ou de lucioles. Elle traitait chacun de la même façon, noble ou serviteur, et n'hésitait pas à se mêler des problèmes des plus pauvres, aussi le peuple l'aimait énormément. Bien qu'il ne puisse pas lui faire entendre raison – la Reine se lamentait souvent des escapades en ville de leur fille cadette ou de l'énorme panthère apprivoisée qui suivait celle-ci partout et terrorisait les courtisans – le roi ne réussissait jamais à rester fâché contre sa fille préférée.

Le prince Léon, Arthur et la princesse Freyja tenaient compagnie au quatrième prince Mordred quand le mauvais temps les confinait au château, mais lorsqu'il faisait beau, ils se rendaient en visite chez le seigneur Balinor, le général en chef de l'armée royale.

Le fils du comte d'Ealdor, Emrys, avait été adoubé chevalier très jeune. Il n'y avait personne d'autre comme lui à des lieues à la ronde. Aussi à l'aise avec une épée qu'avec ses poings, capable de conjurer une magie fourmillante d'étincelles dorées qui ravageait les champs de bataille comme un phénix, cavalier émérite, intrépide, insolent mais le cœur le plus généreux et le plus brave qu'on puisse rencontrer, on disait de lui qu'il pouvait parler aux dragons, dormir sur la glace et que son intelligence n'avait pas sa pareille dans les cinq royaumes.

Emrys avait des yeux bleus étincelants, une masse de boucles noires indisciplinées et une grande bouche avec le sourire le plus contagieux qui soit. Comme il dépassait Arthur de quelques centimètres et était plus mince que lui, il semblait plus frêle, mais sa résistance n'était plus à prouver et le prince, bien que trapu et fort comme un ours, ne réussissait pas toujours à le vaincre en combat singulier. Tous deux avaient le même âge.

Il n'y avait pas la moindre différence entre eux, même si l'un était fils de militaire et l'autre fils de roi. Depuis leur enfance, ils étaient toujours ensemble : ils avaient étudié côte à côte, s'étaient mesurés à l'arc, à la course à cheval, à l'épée, avaient été punis de concert quand ils étaient enfants et servi de nombreuses fois dans les rangs de l'armée depuis leur adoubement. Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre, se battaient parfois mais se réconciliaient toujours, et s'étaient juré d'être amis pour la vie.

Freyja était tout le temps avec ces deux-là. Elle était aussi forte qu'eux à l'épée et elle n'était jamais la dernière pour inventer des bêtises.

Uther Pendragon et le comte d'Ealdor avaient décidé que, lorsqu'ils seraient plus âgés, ils marieraient Emrys et Freyja – tout le monde trouvait cette idée absolument parfaite, surtout Arthur qui, ainsi, aurait toujours sa petite sœur préférée et son meilleur ami à ses côtés.

La grande demeure de Lord Balinor était simple mais confortable, avec des tapisseries représentant des scènes de guerre ou de chasse sur les murs de pierre, des meubles en chêne solides et pratiques, un vaste terrain d'entraînement pour les chevaliers, des écuries superbes et un jardin clos où se dressait un prunier vieux de cent ans. Léon aimait s'y rendre car on sentait là, malgré le mode de vie martial du comte, un véritable foyer. Souvent, des ministres s'y rassemblaient autour de lui, intéressés par les idées de l'aîné des princes.

Lord Balinor, qui était un homme bon et sage, invitait souvent son commandant en second, Gauvain, à venir écouter les discussions. Gauvain n'était pas de naissance noble et cela se voyait assez facilement. C'était Léon qui l'avait repéré en passant en revue les patrouilles de la cité et qui l'avait recommandé au général. Le chevalier riait beaucoup et faisait souvent des bourdes en parlant, mais son courage, son coup d'épée et son expérience sur le champ de bataille étaient exceptionnels. Lord Balinor pressentait qu'il ferait un jour un excellent chef des armées et il encourageait vivement l'amitié entre son fils et Gauvain qui était à peine plus âgé que celui-ci.

Tout semblait aller parfaitement bien au printemps de l'année où Emrys et Arthur fêtèrent leur dix-neuvième anniversaire. Mais, pendant que les deux garçons essayaient leurs nouvelles épées, que Freyja caracolait à cheval, que la panthère chassait en bondissant les pétales roses tourbillonnant dans la brise et que Gauvain s'esclaffait bruyamment, Léon et le général discutaient à part en fronçant les sourcils, l'air grave.

Cette année-là, en fait, les choses n'étaient pas aussi calmes et heureuses qu'il y paraissait : le roi s'était rendu compte à quel point le peuple aimait le prince aîné. Il avait remarqué que les ministres l'écoutaient et approuvaient ses réformes. Uther était un homme jaloux et soupçonneux et, même si n'importe qui pouvait voir que Léon le servait fidèlement, il ne pouvait s'empêcher de se demander si son fils n'allait pas soudain se rebeller et lui prendre le trône…

Il y avait à la Cour des gens qui n'aimaient pas le prince aîné parce qu'il n'acceptait jamais leurs cadeaux, refusait de faire semblant de ne pas voir leurs sordides petites histoires et les accusait ouvertement quand ils agissaient contre l'intérêt du peuple, du pays ou du roi. Ces gens-là s'entendaient très bien avec le prince Alined et savaient comment manipuler le roi, mais ils avaient rapidement compris qu'ils ne pourraient jamais faire ce qu'ils voulaient tant que Léon serait là.

Le plus cruel et le plus ambitieux de tous était le chef des services secrets, le baron Agravaine. Il détestait Léon car celui-ci l'avait empêché plusieurs fois de mener à bien ses magouilles ou de maltraiter injustement les prisonniers confiés à sa garde. Agravaine savait exactement combien le roi était soupçonneux et inquiet de la popularité de son fils, aussi il rêvait de trouver un moyen se débarrasser de Léon, ainsi que de tous les gens qui l'aimaient et pourraient éventuellement le défendre devant son père…

Cet été-là, Emrys et Freyja se fiancèrent et il devint évident pour tous que si cela avait été la décision de leurs parents au début, c'était maintenant leur propre choix.

Puis, l'hiver de cette même année, la guerre éclata en même temps dans les ports de Mercia et sur la frontière de Caerleon. Le général Balinor divisa l'armée en deux. Au Sud, où le combat se ferait principalement en mer contre le grand dragon blanc et les pirates, il envoya 30 000 hommes avec le chevalier Gauvain et le prince Arthur.

Les 70 000 hommes restants partirent pour le Nord avec le comte d'Ealdor et son fils Emrys qui venait d'être nommé capitaine et avait, pour la première fois, la responsabilité d'un bataillon dans l'armée de son père, les Ailes Ecarlates.

Emrys et Arthur se séparèrent en riant : le fils du général fit promettre au prince de lui ramener la plus grosse perle qu'il trouverait dans les eaux bleues de la Grande Mer et ce dernier lui lança en plaisantant de ne pas attraper froid dans les montagnes glacées du Nord.

Puis les deux armées se séparèrent dans la plaine de Camelot et partirent chacune de leur côté. Le vent s'était levé sur la plaine blanche et agitait violement les oriflammes rouges et or.

Au Sud, l'ennemi se révéla plus fort qu'ils ne s'y attendaient, aussi Gauvain et Arthur durent-ils combattre pendant tout l'hiver pour protéger le pays. Ils revinrent en héros. Le prince Morgan, qui les avait rejoints, s'illustra en soumettant le Grand Serpent de mer blanc mais ne reçut pas d'autre récompense que la bête elle-même. Quant à Freyja, que son père avait envoyé pour négocier des accords de paix, elle se retrouva à protéger un fort toute seule, avec une poignée d'hommes, et à dix-sept ans à peine, elle fit preuve d'un tel courage et d'une telle intelligence qu'en revenant, son père la nomma générale et lui donna sa propre armée.

Mais la princesse ne se réjouit pas du tout de cet honneur, car en revenant, Arthur, Gauvain et elle-même apprirent une terrible nouvelle.

Pendant leur absence, le roi avait reçu une lettre qui dénonçait l'intention de Léon de prendre le trône de force avec l'aide du général Balinor. La lettre affirmait qu'au lieu de combattre l'ennemi, les 70 000 hommes de l'armée envoyée au Nord s'étaient ralliés à Caerleon et comptaient marcher sur Camelot. Les services secrets s'étaient empressés de mener leur enquête et le baron Agravaine avait découvert des preuves accablantes contre le comte d'Ealdor et le prince aîné.

Fou de rage, le roi avait alors fait exécuter son propre fils et il avait envoyé dix mille hommes dans les montagnes pour massacrer les rebelles.

Arthur, Gauvain et Freyja ne pouvaient en croire leurs oreilles : Emrys et son père avaient succombé sur un champ de bataille ravagé par les flammes. Le prince Léon était mort et on n'avait désormais plus le droit de parler de lui, sous peine d'encourir la fureur du roi. Tout s'était écroulé pendant leur absence et, en quelques mois à peine, ils avaient perdu leur meilleur ami et une armée d'hommes braves.

Le prince Arthur essaya désespérément de demander au roi une nouvelle enquête, pour vérifier tout cela, mais en vain. Il ne réussit qu'à se faire complètement détester par son père qui, désormais, l'envoya au combat dès qu'il y en avait l'occasion pour ne pas l'avoir sous les yeux et ne pas s'entendre constamment rappeler que peut-être il avait fait une erreur en condamnant si vite son propre fils, ainsi qu'un général qui s'était toujours montré fidèle jusque-là et des milliers de soldats vaillants.

Freyja fut chargée de continuer à protéger Mercia et elle jura qu'elle ne marierait jamais. Son père, que cette obstination agaçait, fut très content de ne pas la voir trop souvent.

Gauvain resta à la Cour, car le comte d'Ealdor lui avait fait promettre de veiller sur Camelot si quelque chose lui arrivait pendant la guerre. Comme il faisait son travail fidèlement, sans jamais évoquer la sombre affaire, le roi lui accorda de plus en plus sa confiance et finit par lui donner le titre de général. Le chevalier prit la charge sans mot dire et se montra à la hauteur. Il n'exigeait jamais rien, mais quand il avait quelques jours de congé, il demandait à pouvoir les passer en Essetir, ce qui lui était facilement accordé. Et lorsque Gauvain revenait des forêts de l'Est, c'était toujours avec une étrange expression sur le visage, un mélange d'espoir, de détermination et de profonde tristesse.

Uther Pendragon nomma son deuxième fils, Alined, prince héritier. Mais pour s'assurer de garder un équilibre dans les pouvoirs, il se mit soudain à accorder de l'attention à son troisième fils, Morgan, déclenchant des jalousies et des histoires compliquées dans le château, tandis que les deux hommes s'efforçaient de gagner la faveur du roi et celles des courtisans, tout en manipulant les ministres. Pendant ce temps, le pays allait de plus en plus mal. Les gens étaient traités avec indifférence ou injustice, pauvres et affamés. La révolte grondait et Agravaine écrasait les mécontents avec les services secrets, jetant en prison ou faisant exécuter ceux qui essayaient de se battre ou de dire au Roi ce qui se passait.

La seule personne que le baron laissait tranquille, c'était le prince Arthur, parce qu'il savait que celui-ci n'était pas aimé par le roi et que chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour rapporter à son père les malheurs du peuple, Uther Pendragon se mettait en colère et l'envoyait en campagne militaire le plus loin possible.

Douze ans s'étaient écoulés et l'histoire des 70 000 soldats massacrés à la Frontière Nord et de la trahison du prince Léon était tombée peu à peu dans l'oubli, lorsqu'un matin d'hiver, un petit chariot se présenta aux portes de Camelot. Les gardes qui frissonnaient en montant la garde demandèrent les papiers officiels au garçon de quatorze ans qui conduisait d'un air revêche et jetèrent un coup d'œil curieux à l'homme enfoui dans de chaudes fourrures qui somnolait sur la banquette à l'arrière, l'air pâle et faible.

Les papiers disaient que le propriétaire du chariot s'appelait Merlin et, dans ses bagages, les gardes trouvèrent des livres érudits, des cartes du royaume et des contrées voisines, de l'encre, des pinceaux, du papier, des vêtements chauds et beaucoup de médicaments, ainsi qu'une petite boîte en bois que le jeune conducteur du chariot leur arracha et ne voulut pas qu'ils examinent. Ils étaient sur le point de se battre avec lui et de sortir leurs épées lorsque le voyageur s'éveilla et rappela le gamin près de lui.

- Viens, Daegal. Laisse-les regarder, ils ne casseront rien, je te le promets, dit-il fermement.

Daegal fit une affreuse grimace, mais il obéit et les gardes, en ouvrant la boîte avec précaution sous son regard flamboyant, s'aperçurent qu'elle ne contenait que des jouets.

Pendant ce temps, Freyja, qui revenait ce jour-là de Mercia avec ses troupes, s'était approché pour voir quel était cet attroupement. Quelqu'un lui expliqua rapidement le problème, puis la princesse s'avança pour saluer le voyageur, lui assurer que les gardes de la ville ne faisaient que leur travail.

Mais le gamin lui barra la route. L'air buté, il ne dit que deux mots : "Malade, froid" en pointant du doigt le jeune homme pâle qui se cramponnait au chariot pour ne pas tomber. Freyja comprit tout de suite. Elle hocha la tête, dispersa les gardes, puis revint vers le chariot dont les rideaux avaient été tirés une fois le voyageur retourné à l'intérieur.

Daegal, pendant ce temps, avait grimpé à nouveau sur le siège du conducteur.

- J'espère que vous irez mieux bientôt, Messire, dit la princesse gentiment, en saluant même si personne ne pouvait la voir. "Vous êtes le bienvenu à Camelot. Puis-je vous demander combien de temps vous comptez rester et quel est le but de votre venue ?"

Freyja savait que les gardes avaient besoin de ces réponses mais elle voyait bien que le gamin ne pourrait pas répondre clairement et que la situation allait s'éterniser.

Une voix douce répondit sans que les rideaux ne s'ouvrent.

- Je remercie la princesse. Je suis ici pour soigner ma maladie. On me trouvera à l'auberge pour le moment, mais je compte acheter bientôt une maison pour m'installer en ville.

Freyja acquiesça, puis elle fit signe qu'on laisse passer le chariot. Daegal jeta un coup d'œil rancunier aux gardes. Il fit claquer les rênes et le cheval prit la direction du centre-ville.

Les rideaux voletèrent, mais Freyja ne vit pas le visage bouleversé du voyageur, parce qu'à ce moment-là, un des gardes poussa une exclamation en regardant le registre :

- Oh ! Merlin… je connais ce nom ! J'ai entendu parler de lui, il est surnommé le Sorcier de la Rivière de l'Est. On dit qu'il n'y a personne d'aussi sage et intelligent que lui dans tout le pays et que celui qui écoute ses conseils sera certain de devenir le prochain roi ! Je me demande s'il va aider le prince héritier ou au contraire apporter son soutien au prince Morgan pour faire changer d'avis Sa Majesté au sujet de son successeur…

Freyja pensa tristement que, peu importait quel prince le mystérieux voyageur choisirait, le Pays resterait sans doute dans la même misère si le prochain souverain gouvernait de la même façon qu'Uther Pendragon…

Quelques jours plus tard, la rumeur que l'homme le plus sage du monde était venu à Camelot se répandit comme une trainée de poudre et des cadeaux commencèrent à affluer vers l'auberge où était descendu le Sorcier de la Rivière de l'Est. Mais aucun ne fut accepté. Personne ne pouvait passer la porte de la chambre non plus, car Daegal, bien que petit et mince, se battait contre tous ceux qui essayaient de forcer le passage – et il se révéla très vite que le jeune garde du corps devait être, lui, le guerrier le plus fort du monde.

Enfin, cependant, quelqu'un réussit à franchir le seuil interdit et à rencontrer le fameux Merlin. Cet homme, c'était Gauvain qui venait s'assurer que ce voyageur n'était pas un danger pour le Royaume.

Le général était exceptionnellement fort et agile, mais il eut quand même du mal à vaincre le jeune gardien. Enchanté d'avoir trouvé un adversaire digne de lui, il avait un grand sourire sur le visage lorsqu'il entra, caressant sa barbe d'une main, Daegal coincé sous l'autre bras et donnant des coups de pied rageurs dans tous les sens.

Merlin était près de la fenêtre, enveloppé dans un manteau blanc bordé de fourrure grise. Ses cheveux noirs étaient soigneusement peignés et attachés sur la nuque par une barrette d'argent.

Il fit signe au gamin de cesser de se débattre.

- Paix, Daegal, dit-il gentiment mais fermement. "Tu pourras te battre à nouveau contre ton nouvel ami une autre fois. Laisse-nous parler, à présent."

Daegal tapa du pied et alla s'asseoir dans un coin de la pièce en grognant. Le général le regarda avec curiosité ouvrir sa boîte à jouets, puis il se tourna vers la fenêtre embuée par le givre et rencontra le regard bleu saphir de Merlin.

- Bonjour, Gauvain, dit celui-ci à voix basse.

Alors le chevalier traversa en quelques pas l'espace qui les séparait et vint le serrer impétueusement dans ses bras.

- Tu es de retour ! souffla-t-il, la voix coupée par l'émotion.

- Tu m'écrases, mon ami, rit doucement Merlin.

Le général le lâcha immédiatement et il marmonna une excuse tout en se détournant pour essuyer vivement une larme du revers de sa manche.

- Tu es de retour, cela veut dire que… le temps est venu, dit-il quand ils se furent assis.

Merlin hocha gravement la tête en reposant la bouilloire fumante.

- Le temps est venu, répéta-t-il. "La vérité va enfin apparaître en lumière."

Ses yeux bleus brûlaient d'une flamme indomptable, mais il y avait une immense tristesse sur son visage.

- Même si leur souvenir sera lavé de tout soupçon, cela ne les ramènera pas… murmura-t-il en observant les volutes blanches de la vapeur au-dessus de leurs tasses.

Gauvain hocha aussi le menton. Il aurait bien voulu trouver des mots encourageants, mais il n'était pas très doué pour s'exprimer, aussi il n'osa que dire :

- Au moins la princesse Freyja et Son Altesse le prince Arthur…

Le visage maigre et pâle de Merlin se contracta immédiatement et deux taches de fièvre apparurent sur ses pommettes.

- Ils ne doivent rien savoir, Gauvain ! s'écria-t-il. "Rien, tu entends ? S'ils savaient qui je suis, ils ne penseraient plus qu'à me protéger et alors tout échouerait, nous ne pourrions jamais changer les choses et relever enfin Camelot !"

Daegal vit qu'il s'était à demi levé et il fonça vers eux en grondant, prêt à défendre son maître. Merlin l'arrêta d'un geste, s'appuya sur lui pour se rasseoir lourdement. Il semblait déjà épuisé.

- Je n'ai pas beaucoup de temps, Gauvain, murmura-t-il. "Tu comprends ? Je suis désolé, mais ce lourd secret, je dois te demander de le porter seul."

Le général baissa les yeux. Sa voix était enrouée quand il répondit.

- Je te le promets.

Quelques instants de silence s'écoulèrent, puis Merlin sourit.

- J'ai une mission à te confier. Je ne peux pas continuer à rester dans cette auberge avec tous ces cadeaux qui ne cessent de s'entasser devant ma porte. Je vais aussi devoir bientôt recevoir d'illustres visiteurs. Il me faut une maison… avec une caractéristique particulière…

Les yeux de Gauvain brillèrent malicieusement.

- Je vois très bien ce que tu veux dire, dit-il. "Je te trouverai ça d'ici demain ! Et comme ça, vous pourrez vous voir chaque fois que vous le désirerez, sans que personne ne soit au courant de vos rendez-vous secrets."

Merlin faillit s'étrangler avec son thé. Il posa sa tasse, s'essuya posément les lèvres, puis soupira, levant les yeux au ciel.

- Essaie s'il te plaît d'éviter d'utiliser des expressions qui peuvent prêter à confusion.

Mais il y avait une étincelle malicieuse dans ses yeux bleus et Gauvain aurait pu jouer les imbéciles pendant toute une vie, juste pour apercevoir un instant l'ami qu'il avait perdu.


A SUIVRE...


Prochain chapitre : ALLIANCE

(Pour info, tous les chapitres ont été découpés en deux et repostés. Si vous aviez tout lu (à l'origine 4 chapitres), il vous faut maintenant sauter directement à "CHASSE DE PRINTEMPS").