Baie d'Or était Fille de la Rivière. Non pas l'une de ces frêles naïades dont les Hommes aperçoivent parfois le visage dans l'eau, comme de l'autre côté d'une fenêtre mais la Princesse de l'Eau, chargée de répandre les bienfaits de sa Mère à travers les racines profondes, la terre fertile et la pierre silencieuse.

Contrairement aux naïades, elle pouvait vivre dans le « Monde Sec », bien qu'elle ne pût guère demeurer longtemps loin d'une rivière. Ce don lui permettait de porter loin les vertus de l'Eau, là où elle faisait défaut.

Ce jour-là, son cœur était dans la peine, car la sécheresse de l'été avait suscité un grand incendie et ravagé une grande et belle forêt, où elle aimait se promener en chantant sous les futaies. Elle avait réussi à cerner d'eau le pays pour arrêter les flammes, mais les petits cours d'eau s'étaient asséchés, et la terre demeurait aride.

Elle n'avait pas le choix : il lui fallait faire naître une rivière au cœur du pays brûlé, afin de lui redonner, goutte après goutte, les forces nécessaires pour revivre. Elle remplit donc d'eau une grande aiguière sertie de perles et s'enfonça loin parmi les arbres calcinés.

Enfin, elle s'arrêta. Elle souffrait d'être si éloignée de sa Mère, mais elle avait un rôle à remplir. Lentement, elle versa l'eau de sa cruche sur la terre desséchée. Puis elle entonna un chant qui parlait d'eau courante et d'écume fraîche, de torrents scintillants et de mares silencieuses.

Son cœur battit plus vite, car le charme n'avait pas encore agi, et rien ne se passait, contrairement aux fois précédentes. Une voix la fit sursauter :

«-Belle dame, sois mille fois remerciée pour ta venue !

Elle se retourna et vit un curieux homme, vêtu de couleurs écarlates, une longue plume oscillant sur son chapeau.

-Qui es-tu ? demanda-t-elle. Et comment me connais-tu ?

-Tom Bombadil est le maître ici, et tout ce qui se passe sur ses terres arrive à ses oreilles, répondit-il en souriant. J'attendais ta venue avec impatience, car je n'ai pas le pouvoir d'abreuver ce pays.

-Ne te réjouis pas, dit-elle d'une voix faible. J'ignore ce qui se passe, mais c'est comme si la terre refusait mon don.

-Il faut lui pardonner. Elle est un peu hostile envers les inconnus. Mais reprenons ensemble ton joli chant, et que tout se passe selon ton désir ! »

Quand leurs voix s'élevèrent ensemble, l'une cristalline, l'autre profonde et enjouée, la terre se mit à trembler. Là où Baie d'Or avait versé l'eau, une source se mit à jaillir, de plus en plus grande, jusqu'à ce qu'une rivière serpente le long des coteaux et que Baie d'Or y entende la voix de sa mère. Alors elle dansa, souple et gracieuse et Tom Bombadil, la regardant, fut rempli de joie. Il se leva et vint danser avec elle, plein de force et de gaieté.

Puis ils s'assirent ensemble au bord de la rivière, se penchant pour y voir les étoiles s'allumer dans le ciel sombre. Ils étaient heureux, mais Tom Bombadil soupira.

« -Cet endroit était un grand bosquet de bouleaux, où les oiseaux aimaient venir siffler. Combien de printemps faudra-t-il avant que ces terres retrouvent leur ancienne splendeur ? Car, si je les régis, je ne peux guère leur insuffler la vie et le désir de croissance.

-Mais moi, je le puis, répondit doucement Baie d'Or. Et si nous travaillons ensemble, cet endroit sera plus beau même qu'auparavant ! »

Nul ne sait ce qu'ils se dirent par la suite mais la Fille de la Rivière et le vieux Tom bâtirent une maison dans les collines, non loin de l'eau, pour que plus jamais Baie d'Or ne soit éloignée de sa Mère. C'est là qu'ils s'épousèrent à l'arrivée des beaux jours, et personne ne vit plus verdoyant printemps dans la région.

Et sur les rives de la source où ils s'étaient rencontrés, de grands et beaux iris se mirent à pousser.