Chapitre 1

Cary Het tapotait nonchalamment ses longs doigts fins contre la petite pile de dossiers qui s'étalait devant elle. Ses yeux dérivèrent du bureau de ses collègues jusqu'au sien, puis jusqu'à ses tiroirs.

Cary Het était jeune. Elle avait fêté ses 26 ans quelques semaines auparavant, et pourtant elle était là, bien confortablement enfoncée dans son fauteuil molletonné. Son expérience était encore un peu bancale mais elle avait de l'instinct et une prédisposition naturelle pour la résolution d'énigmes.

Cary Het était agent spécial dans la Naval Criminal Investigative Service basé à Washington DC. Elle était détachée dans l'équipe de l'agent spécial Leroy Jethro Gibbs, depuis maintenant cinq ans.

Cary Het était heureuse ici. Son équipe -composée de l'agent Gibbs, de l'agent DiNozzo, de l'agent McGee, de la laborantine Abby et du légiste Mallard aidé de Palmer son assistant- était attentionnée et prévenante envers elle.

Cary Het n'avait qu'un seul problème.

Cary Het occupait le bureau de l'ancien officier de liaison Ziva David.


Cary ouvrait et refermait les tiroirs de son bureau, en s'imaginant cet agent désormais tristement légendaire à sa place.

Cet étrange fantôme qui survolait sans relâche les bureaux du NCIS fascinait la jeune femme. Cela faisait maintenant cinq ans qu'elle était là, et elle n'avait jamais réussi à apprendre plus de cette ombre que son nom, son origine, son temps de passage et ce qu'elle avait laissé en funeste héritage.

Cary avait déjà essayé de parler du Fantôme à son équipe. Mais Son nom s'était transformé en une formule magique démoniaque, qui semblait attirer sur la tête de l'invocateur impertinent toutes les foudres du Ciel et de la Terre réunis pour le punir de tant de curiosité.

Cary Het en avait fait les frais plusieurs fois avant de finalement renoncer à La nommer. Quand on se heurte à des regards franchement hostiles, des muscles raidis et des silences pesants à trop de reprises, on finit par comprendre que la fameuse formule magique n'est pas l'invention abracadabrante d'un sorcier fou, et qu'elle est dangereuse.

« Compris, messieurs du NCIS, je ne prononcerai plus devant vous le nom imprononçable, le fruit défendu de la Navy Yard, la huitième plaie d'Egypte abattue sur votre tête », s'était solennellement juré Cary.

Et pourtant, la jeune agente était obnubilée par cette apocalyptique Ziva David qui avait, semblait-il, complètement retourné le monde des personnes avec qui elle avait travaillé.

Cinq ans, et ils ne l'avaient toujours pas oubliée.

Cary était aussi au courant pour une certaine Caitlin Todd. Mais quand ils en parlaient, Gibbs, Tony, McGee ou Abby étaient nostalgiques, un sourire discret naissait sur leur visage, comme quand on parle de bons souvenirs passés avec regret.

Le nom de Ziva avait été d'un commun accord silencieux banni de leurs langues, banni de leurs vies. Et le simple fait de le leur rappeler les rendait étrangement énervés, rancuniers et tristes. Très tristes.

C'était cette profonde tristesse qui rendait Cary Het si curieuse.


Tobias Fornell se gratta pensivement la barbe épaisse qui lui garnissait le menton. Il leva les yeux vers le grand mirador et les grillages de la maison correctionnelle pour femmes de Framingham. Il était étrangement indécis, son cerveau lui criait de quitter cet endroit et pourtant ses jambes s'élancèrent pour rejoindre la porte d'entrée.

Il serra plus contre lui sa chemise remplie de dossiers, et résolu à obéir à son corps il remonta son col de sa main libre en forçant l'allure.

On le fit entrer, il passa plusieurs portes grillagées sous des bips incessants. Une femme en uniforme emmena l'agent du FBI dans de sombres couloirs de béton armé, puis finalement lui fit traverser une cour à barreaux pour prendre le chemin du bâtiment des visites.

-Ne vous inquiétez pas, c'est l'heure du repas. C'est pour ça que c'est calme, dit la femme au visage dur que suivait Fornell.

-Mais je n'ai rien demandé, assura poliment l'agent alors que la femme le faisait rentrer dans une pièce attenante à la grande salle des visites.

-Installez-vous là, je vais chercher votre détenue.

Alors que la vigile sortait, une deuxième venue d'on ne savait où rentra dans la pièce sans fenêtre. Elle se planta devant la porte avec un air farouche, face à Tobias.

Celui-ci, se rendant compte que la nouvelle gardienne était aussi aimable que la précédente, toussota légèrement et installa soigneusement ses dossiers sur la table devant lui.

Une fois fait, il croisa ses mains et attendit dans le silence pesant.

Il était franchement nerveux. Bon Dieu, mais que faisait-il ici ? Pourquoi était-il venu ? A quoi cela servait-il de réveiller de vieux démons ? Fornell savait que c'était de la folie pure, qu'il perdait son temps. Mais il en avait autant besoin qu'il en avait horreur. Quelque part, c'était comme se confronter à ses propres erreurs. La boule douloureuse qui s'était installée quelques jours plus tôt dans son estomac forcit, et il s'épongea d'une main fébrile la sueur qui perlait à son front.

Au bout d'un temps incroyablement long, la porte s'ouvrit enfin en stoppant net les sombres pensées de l'agent Fornell.

La surveillante réapparut, suivie d'une détenue à l'allure squelettique. Tobias se mit debout et regarda la nouvelle venue.

Son cœur rata un battement mais il ne savait pas exactement pourquoi, un peu comme quand vous vous élancez sur la scène devant des centaines de spectateurs.

Il ne put s'empêcher de détailler attentivement la prisonnière des pieds à la tête, et même après cette fouille visuelle minutieuse il n'arrivait pas à la reconnaître. Il en ressentit un malaise encore plus intense, et dû joindre ses mains pour maintenir un équilibre convenable et garder ainsi intacte l'image de l'impitoyable agent Tobias Fornell du FBI.

La détenue releva les yeux vers son visiteur et un sourire ironique lui fendit le visage.

-Assieds-toi, intima la surveillante en poussant la prisonnière avec le bout de sa mitraillette en bandoulière, stoppant ainsi l'état de torpeur de Fornell.

Sans se presser, la femme aux cheveux noirs comme l'ébène contourna la table et s'assit en face de Tobias, ne le quittant pas une seule fois des yeux. Elle sondait l'agent avec autant d'efficacité qu'un rayon laser.

-Vous pouvez nous laisser seuls ? demanda Fornell. Il détacha avec difficulté son regard de celui de la détenue, pour fixer la gardienne.

Les surveillantes parurent hésiter jusqu'à ce que la prisonnière décrète, d'une voix sarcastique et légèrement traînante:

-Ne vous inquiétez pas, je ne lui ferai rien !

Ce faisant, elle posa ses mains jointes sur la table pour mettre en avant ses menottes, qui reliaient avec très peu d'élégance ses poignets à ses chevilles.

La gardienne armée de sa mitraillette soupira en levant les yeux au ciel, visiblement énervée, mais elle quitta la pièce suivie de sa consœur. Après tout, c'était une visite d'agent du FBI, donc aucune obligation de rester sur place, en tout cas pas pour l'instant.

Une fois la porte fermée, Tobias se retourna mais regardait à présent résolument ses dossiers sur la table avec un air qu'il voulait sérieux et grave. Pour une raison encore obscure, il n'arrivait pas à regarder à nouveau la femme en face de lui. Cela l'énervait d'ailleurs; depuis quand était-il celui qui était mal à l'aise lors d'un interrogatoire ? Depuis quand c'était le prisonnier qui semblait tranquille ?

Celle-ci d'ailleurs avait instantanément quitté son sourire provocateur après la désertion des vigiles et s'était affalée sur sa chaise, visiblement ennuyée.

Le silence qui s'installa s'avéra fort plaisant pour la détenue, mais très inconfortable pour -pourtant très expérimenté- Tobias Fornell. Il tournait et retournait ses pensées sans arriver à s'arrêter sur les premiers mots qui lui permettraient de commencer une conversation.

Finalement, il y eu un cliquètement de chaînes alors que la prisonnière se redressait pour poser ses coudes sur la table.

-Bon, qu'est-ce que vous foutez dans le trou du cul du monde, Fornell ?

L'agent du FBI fut comme happé par cette voix et ses yeux trouvèrent instantanément le chemin vers ceux de son interlocutrice, des yeux dont la noirceur avait augmenté, surplombant des cernes proéminents.

Tobias s'assit et prit son air le plus blasé possible pour tenter de saisir la situation à son avantage.

-Je viens pour poser des questions.

Il se maudit intérieurement de la pauvreté de la réponse, qu'un gamin de cinq ans aurait trouvée évidente.

La femme croisa ses bras incroyablement maigres, bien plus maigres que dans son souvenir.

-Je me doutais que vous n'étiez pas venu m'apporter des putains d'oranges, grailla-t-elle avec une pointe de méchanceté. Crachez le morceau, que je puisse aller avaler le mien. J'étais en train de bouffer.
Tobias rangea calmement ses rapports ensembles, pour les remettre ensuite en place avec des mains légèrement fébriles. Il n'arrivait pas à se calmer, et il commençait à être franchement agacé par les manières de la femme en face de lui.

-Je vois que vous vous êtes parfaitement habituée aux méandres de notre langue.

-J'ai tout le temps nécessaire, rappela-t-elle en faisant un coucou de ses mains menottées.

Fornell se racla la gorge, et se décida à entrer dans le vif du sujet.

-Il y a maintenant cinq ans que vous êtes détenue dans la maison correctionnelle pour femmes de Framingham.

-Ce sont les cinq premières années les plus dures, assura la femme. Après on finit par s'habituer. C'est en tout cas ce que disent mes codétenues. Vous savez ce que j'en pense ?

L'agent ignora le ton terriblement acide, et continua sans se laisser distraire.

-Et c'est en partie moi qui y ai contribué.

La femme resta muette pour une fois, et se pencha légèrement en avant. Son visage émacié reflétait clairement son humeur : aigre et rancunière.

Ses cheveux un peu emmêlés tombaient en cascade sur la table et son visage était à présent très près de Fornell. Cette proximité le troubla.

-Je ne vous en remercierai jamais assez, murmura-t-elle tellement bas que Tobias ne pu en comprendre les paroles.

Mais le regard qu'elle lui lançait l'incita à clairement se méfier.

-Et je pense que j'ai fait une erreur, ajouta-t-il en essayant de paraître le plus froid possible.


-Cary, c'est plus que l'heure de rentrer chez vous, lança Gibbs de son bureau.

Cary redressa la tête, et ses cheveux roux coupés en un carré court lui glissèrent des oreilles jusqu'à ses yeux. Elle les remit en place d'un geste de la main.

-J'ai mon rapport à finir, dit-elle avec assurance.

Gibbs ne répondit pas, mais il prit son manteau et quelques papiers.

Il fit un simple signe de tête à son agent, et quitta son bureau pour rentrer chez lui avec cette démarche que Cary lui avait toujours connue, légèrement voûté et l'air accablé. D'après Tony et McGee, il n'avait pas toujours été comme ça. Cary aurait aimé connaître l'équipe quand le Fantôme était encore là. Elle se les imaginait en train de rire, de se faire des blagues, de sortir le soir en groupe. De profiter de la vie ensemble, comme une vraie équipe soudée.

Mais bon. Cary ne les avait connus que comme ça puisqu'elle était arrivée dans l'équipe après le procès, et après l'incarcération de Ziva David.

A l'époque, Cary s'en souvenait parfaitement, l'affaire avait fait grand bruit. Les proches de la jeune agente avaient même été indignés : comment Cary pouvait-elle accepter le poste qu'avait occupé une meurtrière ?